SAMEDI 4 et DIMANCHE 5 février
On attendait depuis longtemps Tord Gustavsen à Paris. La Maroquinerie l’avait programmé en trio en juin 2007. L’an dernier, seul le Grand T de Nantes avait eu la bonne idée de l’accueillir. Sa venue au Sunside pour trois concerts – deux le samedi, un seul en deux sets le dimanche – constituait donc un événement. Le pianiste norvégien vient de publier “The Well”, un album en quartette, son premier, bien que l'admirable “Restored, Returned”, son disque précédent, contienne des plages en solo, duo, trio, la présence de Kristin Asbjørnsen dans certaines plages transformant le groupe en quintette. Si celle-ci ne chante pas dans “The Well”, on y retrouve Mats Eilertsen à la contrebasse et Jarle Vespestad à la batterie, sa section rythmique habituelle, mais aussi Tore Brunborg dont le saxophone tient une place importante. Tous avaient fait le voyage. Avec eux, un cinquième homme pour s’occuper du son, rendre intimiste les échanges entre les membres du groupe, les moindres nuances qu’ils expriment par leurs instruments. Habituée à jouer dans des salles plus importantes, la formation découvrit au Sunside un public attentif à sa musique, des berceuses, des cantiques, des hymnes dont on peut fredonner les airs, mais qui s’écoutent et favorisent le silence. Certaines pièces de “The Well” ont même été écrites pour l’Oslo International Church Music Festival. Leur simplicité impressionne et c’est une salle recueillie qui, les deux soirs, écouta avec ferveur de nombreux extraits de l’album, des morceaux subtilement teintés de gospel joués par un pianiste dont le blues reste très présent dans le phrasé. Soignant les couleurs de ses voicings, Tord économise ses notes et les fait respirer. Son approche harmonique exprime l’intériorité, la profondeur de la musique qu’il fait chanter à son piano, musique que Tore Brunborg approche lui aussi sous un angle mélodique. Son saxophone met en valeur les thèmes, ceux de la Suite ou celui, magnifique, d’On Every Corner. Leurs mélodies lyriques portent en elles un groove discret, toujours sous-tendu, davantage marqué dans Playing, The Swirl – une danse propre au folklore norvégien – et The Gaze, ces deux dernières pièces provenant de “Restored, Returned”, l’album précédent du pianiste. L’office du dimanche s‘acheva dans le plus grand silence sur un émouvant Kyrie que le groupe n’a pas encore enregistré. L’émotion se lisait sur les visages à la sortie des concerts. Malgré un froid polaire, les gens heureux bavardaient, faisaient connaissance. Ils avaient communié à la même table musicale et, comme les invités du “Festin de Babette”, en sortaient transformés.
JEUDI 9 février
Un théâtre du Châtelet archi-plein pour Ahmad Jamal qui nous revient avec un nouveau disque et une nouvelle section rythmique. Membre du Lincoln Center Orchestra que dirige Wynton Marsalis, Reginald Veal remplace James Cammak à la contrebasse, vingt-sept ans de bons et loyaux services auprès du pianiste. Ahmad a également engagé un nouveau batteur. Herlin Riley a lui aussi beaucoup joué avec Marsalis. Herlin et Reginald rythment “Blue Interlude”, “Citi Movement”, Blood on the Fields”, de grandes réussites du trompettiste. Ils se connaissent et sont prompts à réagir aux désirs de leur nouvel employeur. Ce dernier peut s’appuyer sur eux, caler son jeu sur la pulsation soutenue de son batteur, les rythmes précis de son bassiste. Même avec une nouvelle équipe et une basse plus funky sa musique ne change pas. Contrebasse et batterie lui offrent un tapis rythmique aux mailles très tendues. Le groove reste au cœur de l’action et Ahmad en surveille les nuances. Il surveille, donne des ordres. A sa demande, Manolo Badrena fignole aux percussions, assouplit ou durcit les rythmes, improvise même davantage que ses camarades constamment sous contrôle. Le pianiste n’a plus qu’à improviser sur les mélodies qu‘il s’est choisies. “Blue Moon” son excellent nouvel album (Jazz Village / Harmonia Mundi) en contient de nouvelles. Ses accords sèchement plaqués, ses notes perlées dans l’aigu du piano, ses silences inattendus leur donnent dynamique et mouvement. Les standards qu’il reprend bénéficient également de son jeu orchestral. Blue Moon, Invitation, Laura, revivent avec beaucoup d’originalité sous ses doigts. Exploitant toute l’étendue de son clavier, disposant d’une main droite percussive, d’une main gauche caressante, Ahmad donne poids et relief à ses notes, esquisse des thèmes, déroule de brusques cascades d’arpèges ou, allusif, cultive la litote, laissant ainsi ses musiciens combler ses silences. Malgré un problème de mise en place qui affecta quelque peu sa version de Gypsy, ce concert fut royal avec un pianiste visiblement heureux de jouer avec de nouveaux musiciens installant swing et feeling dans sa musique, le souple balancement de Poinciana joué en rappel, nous redonnant courage pour affronter l’hiver.
Photos © Pierre de Chocqueuse