Chroniquer tous les disques que je reçois étant tâche impossible, cette rubrique sélectionne les meilleurs et permet d’en parler. Beaucoup d’albums sont publiés en novembre, assez peu en décembre, mais les vraies réussites sortant du lot sont plutôt rares. La technique ne compense pas la pauvreté des idées musicales. Découvrir de la musique originale n’arrive pas si souvent, même si ma discothèque gonfle chaque année d’une trentaine d’enregistrements que je ne me lasse pas d’écouter.
-Dans “Sotho Blue” enregistré avec les sept musiciens d’Ekaya, on retrouve les vraies couleurs de la musique d’Abdullah Ibrahim, alias Dollar Brand, musicien à nouveau inspiré. Le pianiste excelle dans les ballades (Sotho Blue), laisse improviser ses souffleurs et les rassemble pour exposer les thèmes, leur donner une forme chorale (The Wedding). Jouée par une formation réduite, la musique conserve sa dimension orchestrale. Une section rythmique, trois saxophones (alto, ténor et baryton), un trombone, l’altiste jouant parfois de la flûte, suffisent à embellir les mélodies lyriques du pianiste qui s’inspire de la musique traditionnelle de son pays, l’Afrique du Sud, pour composer une œuvre originale résolument personnelle. (Intuition / Integral Distribution. Sortie le 25 octobre)
-Recueil de chansons aux orchestrations minimalistes, le nouveau disque de Sophia Domancich risque de surprendre l’amateur de jazz qui affectionne le trio DAG et attend de la pianiste une musique d’avant-garde. “Snakes and Ladders” (un jeu de société d’origine indienne connu sous le nom de Moskcha-Patamu) réunit dans le même album John Greaveset Robert Wyatt. Crédité aux percussions, Ramon Lopez prête également sa voix à un morceau latino totalement inattendu. D’autres invités traversent cet enregistrement fascinant de simplicité, de musicalité, et qui regorge de mélodies subtiles finement arrangées. Simon Goubert assure les parties de batterie. Jef Morin et Louis Winsberg se partagent les guitares, Sophia jouant du piano et toutes sortes de claviers. Cette suite inclassable de miniatures sonores proches du rock et de la pop anglaise des années soixante et soixante-dix risque d’être diversement accueillie. Tant pis pour les grincheux. (Cristal Records / Harmonia Mundi. Sortie le 4 novembre)
-Intitulé “Pour”, le nouvel opus du Jean-Philippe Viret trio ressemble beaucoup au précédent qu’il prolonge comme le second volet d’un diptyque. Not Yet, sa première pièce fait penser à Peine Perdue, composition ouvrant “Le Temps qu’il faut”. La barge rousse, une pièce évoquant le voyage de cet oiseau migrateur a été improvisée en studio, mais le disque est surtout un minutieux exercice d’écriture, un travail sur la forme riche de nuances et de contrastes. On retrouve avec plaisir les complices du contrebassiste, le pianiste Edouard Ferlet et le batteur Fabrice Moreau. Leur jazz de chambre délicat et tendre ne manque pas d’élégance. (Mélisse / Abeille Music. Sortie le 15 novembre)
-Après “Loverly” un album moins convaincant dans sa déjà longue discographie, Cassandra Wilson revient au meilleur de sa forme dans “Silver Pony”, opus mêlant des extraits de concerts enregistrés en Europe et des titres studio. Cassandra chante le blues (Saddle up my Pony de Charlie Patton, Forty Days and Forty Nights de Muddy Waters) reprend deux extraits de “Loverly” et leur donne un tout autre souffle. Avec elle de formidables musiciens dont le fidèle Marvin Sewell à la guitare, mais aussi Reginald Veal à la contrebasse et Herlin Riley à la batterie, tous deux assurant la section rythmique de la pianiste Junko Onishi dans “Baroque“. Les grands moments abondent avec une version funky de Blackbird, Watch the Sunrise qu’elle chante avec John Legend, le saxophoniste Ravi Coltrane officiant dans Silver Moon, la pièce maîtresse de cet album. (Blue Note / EMI. Sortie le 8 novembre)
-Le trio de Giovanni Mirabassi enregistré en public. “Live at Blue Note Tokyo” ne contient que des compositions originales. Les meilleurs morceaux sont signés par le contrebassiste Gianluca Renzi et le batteur Leon Parker, déjà partenaires du pianiste dans les albums “Terra Furiosa” et “Out of Track”. Les thèmes un peu fades de Mirabassi génèrent toutefois des improvisations qui captent l’attention. On aurait aimé entendre le pianiste interpréter quelques standards, cultiver un autre jardin que le sien, mais le groupe bien soudé se lâche davantage qu’en studio et nous offre un jazz moderne pour une fois consistant. (io! Discograph / Wagram. Sortie le 15 novembre)
-Originaire de Cluj (Roumanie) et vivant à New York, le pianiste, arrangeur et compositeur Lucian Ban a écrit de nombreuses œuvres pour des ballets, des films et des pièces de théâtre. En 2008, il enregistre avec le saxophoniste Sam Newsome et quelques musiciens “The Romanian-American Jazz Suite” qui tente de marier la musique folklorique roumaine avec le jazz. Projet beaucoup plus ambitieux, “Enesco Re-Imagined”, réunit un casting exceptionnel. Ralph Alessi (trompette), Tony Malaby (saxophone ténor), Mat Maneri (violon alto) Albrecht Maurer (violon), John Hébert (contrebasse et co-leader de l’album), Gerald Cleaver(batterie), Badal Roy (tablas et percussions) et Ban lui-même au piano offrent de véritables écrins orchestraux à quelques-unes des œuvres du compositeur roumain Georges Enesco (1881-1955). Parmi-elles, deux des mouvements de sa sonate pour violon et piano “dans le caractère populaire roumain” élargis à tous les membres de l’orchestre. Les nouveaux arrangements de Ban et Hébert regorgent d’idées, de rythmes et de couleurs. Jouer ces œuvres en concert (le disque a été enregistré live à Bucarest) permet aux musiciens d’improviser sur des thèmes magnifiques et de les tremper dans le grand bain du jazz. (Sunnyside / Naïve. Sortie le 16 novembre)
-Après un disque très Flower Power non dépourvu de charme (“Panic Circus”), Alexandre Saada sort un album de piano solo, son premier. On y découvre un musicien sensible qui a choisi de nous faire partager son goût pour l’harmonie. Largement improvisé, “Present” n’a rien d’un exercice de virtuosité. Le pianiste prend même tout son temps pour décrire le paisible univers intérieur dans lequel il nous invite à entrer. Cet opus, le quatrième de son auteur, séduit par ses couleurs, ses climats impressionnistes. Il contient une délicieuse plage cachée et mérite une écoute attentive. (Promise Land / Codaex. Sortie le 25 novembre)
-Installé à Nantes, François de Larrard fait peu parler de lui. Cet ingénieur, docteur en génie civil mène de front une double carrière. Récipiendaire du prix spécial du jury du concours de la Défense en 1982, ce passionné de musique baroque auteur de nombreux albums aime aussi jouer en solo ses propres compositions, des mélodies harmonisées sur lesquelles il improvise, se plaisant par ses variations à en modifier l’éclairage. Dans “Zoo”, son troisième opus en solo, François utilise sa main gauche pour évoquer une cage dans laquelle un animal tourne en rond, la droite associée à son esprit exprimant souvenirs, rêves et désirs du captif. Chaque cage contient un animal différent. Ce sont ainsi d’autres ostinato, d’autres mélodies qui surgissent, l’auditeur se voyant offrir un certain nombre de pièces descriptives - (Rose fait des courses, Folk Song, Mayo), tout au long de sa promenade musicale. Un disque très attachant. (Yolk. Sortie le 1er décembre)
-Opéra jazz de Laurent Cugny adapté d’une pièce de l’écrivain portoricain José Rivera, “La Tectonique des nuages” est LE disque événement de l’année. David Linx, Laïka Fatien et Yann-Gaël Poncet (l’auteur des textes des chansons) assurent toutes les voix. Autour d’eux un ensemble de dix musiciens et non des moindres (Pierre-Olivier Gauvin, Thomas Savy, Nicolas Folmer, Denis Leloup, Phil Abraham, Eric Karcher, Frédéric Favarel, Lionel Suarez, Jérôme Regard, Frédéric Monino, Frédéric Chapperon et Laurent au piano) multiplient les combinaisons instrumentales, rythment et posent de superbes couleurs sur la musique. On peut suivre les péripéties de cette histoire en un seul acte et d’une durée de deux heures dans le livret de cinquante pages qui accompagne les CD. Le son d’une exceptionnelle qualité sert des arrangements de toute beauté. Je réécoute Eva, J’ai fouillé Los Angeles, mes morceaux préférés, sans jamais m’en lasser. Le coffret renferme également un DVD audio Blue-ray contenant le mixage de la musique en 7.1 pour le home cinéma - sept sources sonores et un caisson de basses. (Signature / Harmonia Mundi. Sortie le 2 décembre)