Décembre, le temps des bilans, des récompenses. L’Académie du Jazz remettra ses prix début janvier. Jazz Magazine/Jazzman a publié ses Chocs de l’année dans son numéro de décembre. Laurent Sapir m’a gentiment fait parvenir le choix de TSF. Quant à l’Académie Charles Cros, nous avions son palmarès dès le 24 novembre. Vous attendiez donc le mien avec impatience. Le voici. Philippe Etheldrède râle déjà car il contient quatre piano solo. Le genre me plaît et il m’était difficile d'écarter les CD de Bill Carrothers et de Richie Beirach qui comptent parmi les plus beaux de l’année. Philippe se consolera avec le big band de Gerald Wilson qu’il apprécie beaucoup. Je m’en veux un peu de n'avoir mis que 4 étoiles à son disque dans Jazz Magazine/Jazzman, car en le réécoutant – et je l’écoute souvent – il me plaît de plus en plus. Sélectionner douze nouveautés et une réédition n’a pas été facile. Tous les disques dont j’assure la chronique sortent déjà du lot, possèdent des qualités qui les placent au-dessus des autres. Il est d’ailleurs impossible de parler de tous les CD que l’on m’adresse. La plupart d’entre eux ne dépassent pas une honnête moyenne. Les bonnes surprises sont rares. “Reflets” de Michel El Malem, un disque inattendu dont l'écoute m’a subjugué, m'est d'autant plus précieux. Il a sa place aux côtés d’enregistrements de jazzmen confirmés qui sont loin d’être tous médiatisés, reconnus à leur juste valeur. Mes Chocs 2011 sont donc très différents des autres palmarès. Aucun disque en commun avec TSF, un seul avec Jazz Magazine/Jazzman – “Impressions of Tokyo” de Richie Beirach. L’Académie Charles Cros a primé Ambrose Akinmusire et Roy Haynes dont j’ai chroniqué les disques sans pour autant les retenir. Question de goût, de choix. J’ai beaucoup hésité à inclure “Patience”, un disque très attachant de Stéphane Kerecki et John Taylor, mais “Houria”, l’enregistrement précédent de Stéphane, a fait partie de cette sélection en 2009. Il ne m‘en voudra probablement pas de ne pas compter parmi mes treize finalistes quoique, pour certains, figurer à ce palmarès soit la plus belle des récompenses. Je vous rappelle également que cette chronique est la dernière de l'année. Le blogdechoc sommeillera jusqu'aux premiers jours de janvier. Bonnes fêtes à tous et à toutes.
Douze nouveautés…
-COREA, CLARKE & WHITE : “Forever” (Concord/Universal) Chroniqué dans le blogdechoc le 25 janvier
Chick Corea, Stanley Clarke et Lenny White jouent sur des instruments acoustiques sur le premier disque de ce double CD. Il réunit les meilleurs moments d’une tournée « unplugged » effectuée en 2009. On aurait aimé assister à ces concerts. Les trois hommes tiennent une forme éblouissante et rajeunissent leur répertoire. Virtuosité et musicalité se tendent la main pour des bouquets de notes luxuriantes. Jean-Luc Ponty, mais aussi la chanteuse Chaka Khan et Bill Connors, le premier guitariste de Return to Forever, les rejoignent sur le second qui contient une autre plage en trio, une reprise époustouflante de 500 Miles High enregistré en état de grâce au festival de Monterey.
-Stéphan OLIVA : “Film Noir” (Illusions/ www.illusionsmusic.fr) Chroniqué dans le blogdechoc le 18 Février
Le film noir parle à Stéphan Oliva. Le pianiste consacre un disque entier au genre, terrain d’élection de cinéastes « émigrés » qui connut son âge d’or dans les années 40 et 50. Dix des treize longs-métrages qu’évoque cet album datent de cette période. Oliva en a relevé les musiques et effectue un véritable travail de remontage des thèmes ou des séquences musicales qu’il reprend. Une utilisation fréquente de la pédale forte lui permet d’en traduire les nuances les plus sombres, d’augmenter la noirceur des accords qu’il plaque dans les graves du clavier. Mis à nu par Stéphane, ces compositions vénéneuses retrouvent leur splendeur mélodique, se révèlent à nous comme si elles venaient d’être écrites.
-Laïka FATIEN : “Nebula” (Verve/Universal) Chroniqué dans le blogdechoc le 27 février
Le cœur chavire à l’écoute de cette voix chaude et douce que Laïka Fatien met au service de thèmes peu chantés. Elle préfère la justesse et la sincérité au maniérisme et aux effets de style, s’exprime avec sensibilité et naturel, et pose ses propres paroles sur des instrumentaux de Wayne Shorter, Joe Henderson, Tina Brooks et Jackie McLean. On doit à Meshell Ndegeocello les arrangements très soignés de “Nebula”, un album dans lequel la guitare accentue l’aspect folk de certaines ballades et tient une place essentielle. Laïka chante aussi Stevie Wonder, Villa-Lobos et Björk. Elle murmure à nos oreilles des musiques évanescentes, nébuleuses comme sorties du plus profond d’un rêve.
-Brad MEHLDAU : “Live in Marciac” (Nonesuch/Warner) Chroniqué dans le blogdechoc le 9 mars
Pas moins de trois rappels pour Brad Mehldau à Marciac ce 2 août 2006, un concert privilégiant feux d’artifices de notes et improvisations méphistophéliques aux rythmes échevelés. Le pianiste renouvelle les improvisations d’un répertoire qui nous est en partie familier, les dote d’une architecture sonore achevée. Ses deux mains dialoguent, la gauche, section rythmique à elle seule, répondant au discours mélodique d’une main droite exubérante. Troisième enregistrement de Brad en solo après “Elegiac Cycle” (1999) et “Live in Tokyo” (2003), c’est le premier dont nous avons des images, un DVD qui permet de visualiser le choix de ses notes, la précision métronomique de son jeu.
-François COUTURIER : “Tarkovsky Quartet” (ECM/Universal) Chroniqué dans le blogdechoc le 16 avril
Dernier volet d’une trilogie consacrée à Andreï Tarkovsky le cinéaste préféré de François Couturier, ce “Tarkovsky Quartet” aurait très bien pu sortir sur le label ECM New Series réservé à la musique contemporaine et aux œuvres classiques. Car le pianiste s’intéresse moins au swing qu’à l’élaboration d’une musique ouverte dépassant le cadre du jazz et conçue pour les quatre instruments de son quartette, le violoncelle d’Anja Lechner, l’accordéon de Jean-Louis Matinier et le saxophone soprano de Jean-Marc Larché s’ajoutant à son propre piano. Neuf pièces musicales illustratives et féeriques qui malgré quelques emprunts à Pergolèse, Bach, Chostakovitch, échappent à toute classification, nous font passer de l’autre côté du miroir où la musique se rêve et fait voir des images.
-Bill CARROTHERS : “Excelsior” (Out Note/ Harmonia Mundi) Chroniqué dans Jazz Magazine/Jazzman n°625 - mai (Choc)
Excelsior, une petite ville tranquille du Minnesota de 3000 habitants construite au bord du lac Minnetonka. Bill Carrothers y passa sa jeunesse. L’été, les habitants de Minneapolis y passaient leurs vacances, leurs enfants raffolant de son parc d’attractions, les manèges et les montagnes russes de l’Excelsior Amusement Park aujourd’hui disparu. Après avoir jazzifié chants patriotiques et hymnes de l’Amérique et consacré un disque entier au répertoire de Clifford Brown, le pianiste se penche sur son passé, se remémore Excelsior qu’il n’a pas oublié. Bill en a presque entièrement improvisé la musique en studio en octobre 2010, inventant des mélodies exquises, des images nostalgiques débordantes de tendresse.
-Gerald CLAYTON : “Bond, The Paris Sessions” (EmArcy/Universal) Chroniqué dans Jazz Magazine/Jazzman n°626 - juin (Choc)
Tout en restant en phase avec la tradition du jazz et son vocabulaire harmonique, Gerald Clayton prend des libertés avec les standards qu’il aborde. La nouvelle jeunesse qu’il leur offre tient beaucoup à leur transformation rythmique. La contrebasse nerveuse et réactive de Joe Sanders, la frappe asymétrique de son batteur Justin Brown apportent un swing différent proche du funk et du hip-hop, une polyrythmie qui traduit d’autres influences que celle du jazz. Le blues dans les doigts, le pianiste fait chanter ses compositions chaloupées et y sème un grain de folie réjouissant.
-Richie BEIRACH : “Impressions of Tokyo” (Out Note/Harmonia Mundi) Chroniqué dans le blogdechoc le 16 juin
Richie Beirach aime le Japon. Il s’y est souvent rendu et affectionne Tokyo, lieu de rencontre du passé et du futur dont il livre ici ses impressions intimes sous la forme d’haïkus, courts poèmes visant à cerner l’évanescence des choses par l’ellipse et l’allusion. Le regard affectueux qu’il lui porte est celui d’un improvisateur imprégné de musique classique européenne. Evitant les rapsodies jazzistiques dont raffolent les habitants du pays du soleil levant, le pianiste s'amuse à faire danser de courtes pièces abstraites ou invente des mélodies magnifiques. Il leur réserve ses plus belles couleurs, mais privilégie l’épure, comme si quelque chose du Japon, son essence impalpable, s’exprimait à travers sa musique.
-Gerald WILSON Orchestra : “Legacy” (Mack Avenue/Codaex) Chroniqué dans Jazz Magazine/Jazzman n°627 – juillet (4 étoiles)
Quelques bons disques en grand orchestre ont été publiés cette année, mais celui de Gerald Wilson, 94 ans depuis septembre, s’impose par sa musique et la qualité de ses solistes. L’arrangeur est un coloriste qui soigne ses peintures sonores et trempe dans le swing ses couleurs harmoniques. On a envie d’applaudir à l’écoute de cet album qui regorge de thèmes admirables. Outre une longue suite en sept mouvements sur Chicago, la cité des vents, il contient des variations habiles autour de thèmes de Stravinsky, Beethoven et Puccini. L’œuvre de ce dernier, une aria de son opéra “Turandot”, met particulièrement en valeur les délicates couleurs impressionnistes de ce big band de rêve.
-Diego IMBERT : “Next Move” (Such Prod/ Harmonia Mundi) Chroniqué dans le blogdechoc le 24 octobre
Depuis 2007, Diego Imbert compose et arrange ses propres morceaux pour un quartette comprenant Alex Tassel au bugle, David El-Malek au ténor et Franck Agulhon à la batterie. Garante du tempo, sa contrebasse stabilise le flux musical, lui donne une forte assise rythmique. La solidité et la logique de ses lignes de basse vont de pair avec l’attention qu’il porte aux mélodies, ces dernières guidant et inspirant son travail. “A l’ombre du saule pleureur”, son disque précédent, mêlait déjà écriture et improvisation au sein de morceaux ouverts réservant de grands espaces de liberté aux solistes. La formation eut l’occasion de donner de nombreux concerts et les compositions de “Next Move”, son second opus, s’agencent avec une fluidité remarquable.
-Enrico RAVA : “Tribe” (ECM/Universal) Chroniqué dans le blogdechoc le 7 novembre
Trois ans après “New York Days”, un enregistrement new-yorkais qui compte parmi les grands opus de sa discographie, Enrico Rava retrouve son groupe transalpin. Remplaçant Stefano Bollani qui possède désormais son propre trio et donne des concerts en duo avec Chick Corea, le jeune Giovanni Guidi fait merveille au piano. Il possède un toucher délicat, un sens profond des couleurs, économise ses notes et enrichit les thèmes par ses nuances. Rava reprend ici de vieux thèmes de son répertoire. Cinq des douze morceaux que contient l'album ont été précédemment enregistrés pour divers labels. De courtes pièces modales complètent cet album, l’un des plus lyriques de la discographie du trompettiste.
-Michel EL MALEM : “Reflets” (Arts et Spectacles/Rue Stendhal) Chroniqué dans Jazz Magazine/Jazzman n°632 - décembre (Révélation)
Saxophoniste, Michel El Malem possède un son épais et chaleureux aussi bien au ténor qu’au soprano. Ce disque, le second qu’il enregistre, fascine par sa richesse est tout simplement fascinant. “First Step” son premier opus séduisait déjà par sa cohérence musicale, mais “Reflets” est un immense pas en avant comme si le groupe en état de grâce communiait avec la musique. Aux musiciens de “First Step” – Michael Felberbaum à la guitare, Marc Buronfosse à la contrebasse, Luc Isenmann à la batterie – s’ajoute Marc Copland qui apporte une dimension poétique à l’album tout en jouant un piano différent, plus énergique que d’habitude, les musiciens parvenant à transcender les compositions du saxophoniste, des thèmes simples aux lignes mélodiques transparentes.
...et une réédition partiellement inédite
-Miles DAVIS Quintet : “Live in Europe 1967” (Columbia/Sony) Chroniqué dans le blogdechoc le 26 septembre
Chichement empaqueté dans un coffret réunissant 3 CD et 1 DVD, ces cinq concerts européens de 1967 donnés par Miles Davis et son second quintette (Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams) sont incontournables. De bonne qualité, le son et les images proviennent des radios ou des télévisions des pays visités. Les trois CD audio ne sont pas totalement inédits. Il existe des éditions pirates des concerts d’Anvers et de Paris, mais ce dernier est pour la première fois publié dans sa totalité. Les concerts filmés à Stockholm et à Karlsruhe ont été précédemment inclus en 2009 dans le coffret “Miles Davis : The Complete Columbia Album Collection”. Fascinante, ouverte, disciplinée malgré sa tension, cette musique modale et colorée révèle l’interaction quasi télépathique qui règne alors au sein du groupe, l'un des meilleurs de l'histoire du jazz.
Montage photo © Pierre de Chocqueuse