Octobre, mois des pluies fines et têtues, des feuilles mortes qui se ramassent à la pelle. Il pleut des disques qui ne se vendent pas, mais les concerts abondent et se bousculent. Difficile de choisir entre Herbie Hancock, le Trio Libero d’Andy Sheppard et le Nicolas Folmer & Daniel Humair Project qui se produisent le même soir à Paris. Herbie, je l’aurai vu à Clermont-Ferrand quelques jours plus tôt dans le cadre de Jazz en Tête, un des festivals de l’hexagone dans lequel on est sûr d’écouter du bon jazz. Outre le pianiste en solo, un événement, Donald et Keith Brown, Ambrose Akinmusire Quintet, Laïka, Gregory Porter, Bill Mobley, Tony Tixier sont au programme de cette 25ème édition qui se tiendra du 23 au 27 à la Maison de la Culture. Des musiciens qui se produisent aussi dans la capitale, mais que l’on apprécie davantage à Clermont, ce festival pas comme les autres étant l’un des seuls à proposer de très tardives jam-sessions après les concerts, nocturnals riches de rencontres aussi passionnantes qu’inattendues. Les Michu enthousiastes s’y rendent chaque année. Rentrés de Provins, ils m’ont confié avoir assisté à un grand concert du Duke Orchestra et avoir été séduits par le hard bop moderne du Young Blood Quintet tout feu tout flammes dans un répertoire largement consacré à des thèmes de Duke Ellington et de Billy Strayhorn. Ils regrettent toutefois d’y avoir conduit Jacquot. En manque de ferraille, probablement intoxiqué par le métal qui le trouait de part en part, leur petit-fils n’a pas résisté à la tentation de se mettre sur le dos une des nombreuses armures que recèle la cité médiévale et refuse de la quitter. Le trajet du retour fut pénible. Transportant un preux chevalier du Moyen-Âge en armure, leur voiture, souvent coincée dans des embouteillages, fut l’objet de tous les regards. Pire encore, Jacquot se lave désormais au Quibrille et au Lustretout, s’entretient à la peau de chamois, et arpente les rues de Paris dans cet accoutrement comme en témoigne la photo ci-contre, prise par une Madame Michu anéantie. Plus confiant que son épouse, Monsieur Michu pense avoir trouvé le moyen d’obliger Jacquot à adopter une tenue moins voyante. En lui offrant “Duke Ellington, the Complete Columbia Studio Albums Collection 1951-1958”, coffret contenant neuf albums du Duke et non des moindres. Parmi eux, les célèbres “Such Sweet Thunder” et “Black, Brown and Beige”, deux de ses chef-d’œuvres. Ecouter de la musique au sein d’une armure pose des problèmes de résonances. Pour l’entendre dans de bonnes conditions, Jacquot, toujours aussi fasciné par Ellington, devra ôter ses habits de métal. Aidé par Jean-Paul, l’ami fidèle, Monsieur Michu escamotera le poison ferreux. Quelques pommades appliquées sur le corps, remèdes à base de noix vomique, de racine de guimauve et de clou de girofle, devront alors suffire à calmer les souffrances du pauvre garçon, au grand Duke Ellington revenant le mérite, par la beauté de sa musique, d’accomplir le miracle.
Rentrés de Clermont, les Michu ne manqueront pas l’exposition Django Reinhardt à la Cité de la Musique. Vincent Bessières, un ami de Jean-Paul que je connais moi-même, est le commissaire de cette manifestation inaugurée le 5 octobre et que l’on pourra voir jusqu’au 23 janvier 2013. Publié par les Éditions Textuels et richement illustré, le catalogue déborde de photos et de documents souvent inédits sur le génial manouche. Les textes ont été confiés à Joël Dregni, spécialiste américain du guitariste.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Curtis Stigers au Duc des Lombards du 4 au 6 octobre. Chanteur à la voix chaude et enveloppante, il vient de sortir un septième album sur Concord. Produit par Larry Klein qui a supervisé l’enregistrement de “My One and Only Thrill” de Melody Gardot, “Let’s Go Out Tonight” comprend d’excellentes chansons teintées de folk et de soul. Stigers n’en a signé aucune préférant reprendre Things Have Changed de Bob Dylan, Goodbye de Steve Earle et You Are not Alone écrit pour Mavis Staples. Le morceau le plus réussi reste toutefois sa version de This Bitter Earth qu’immortalisa en 1959 la grande Dinah Washington. Le chanteur tâte aussi du saxophone. Il en jouera probablement sur la scène du Duc avec ses musiciens, Matthew Fries (piano), Cliff Schmitt (contrebasse) et Keith Hall (batterie).
-Enrico Pieranunzi en trio au Sunside le 5 et le 6 avec Darryl Hall à la contrebasse et Karl Jannuska, batteur avec lequel il est plus rarement associé. Le maestro nous a enthousiasmé en mars dernier à Roland Garros avec son nouveau trio. Scott Colley et Antonio Sanchez renouvèlent sa musique. Il a enregistré avec eux “Permutation” (Cam Jazz / H. Mundi), l’un des meilleurs disques de l’année. Le pianiste sait bien choisir ses musiciens et si Colley et Sanchez très demandés sont indisponibles, Hall et Jannuska peuvent aussi mettre le feu, pousser le maestro à jouer son meilleur piano.
-Malia en quartette à la Cigale le 12 octobre pour célébrer Nina Simone, chanter des extraits de “Black Orchid”, l’album qu’elle lui consacre. Les tempos sont lents, langoureux, l’orchestration minimaliste, mais la voix grave, sensuelle, un peu rauque fait merveille dans des reprises de Don’t Explain, If You Go Away (version anglaise de Ne me quitte pas), I Love you Porgy, Baltimore, Four Women ou Wild in the Wind, Malia, interprète sensible, parvenant à insuffler son propre feeling à ces morceaux. Alexandre Saada lui fournit un tapis de notes, joue un piano orchestral qui pallie l’absence d’autres instruments mélodiques. Jean-Daniel Botta à la contrebasse et Laurent Seriès à la batterie complètent une formation idéale. J’allais oublier, le guitariste Misja Fitzgerald Michel assurera la première partie. Rien que du bonheur.
-On retrouve le contrebassiste Darryl Hall au Sunside le 20 au sein du trio de Keith Brown, le fils de Donald Brown. Le batteur en est Kenneth Brown, autre fils de Donald et donc frère de Keith. Originaire du Tennessee, pianiste comme son père, ce dernier joue un piano véloce imbibé de blues. Ses grands modèles sont les pianistes de l’école de Memphis. Le regretté Phineas Newborn et Mulgrew Miller en sont les plus connus. S’il possède une technique impressionnante, Keith Brown joue aussi un piano sensible qui procure un plaisir immédiat. On se procurera son premier album, “Sweet & Lovely” (Space Time Records), produit par Xavier « Big Ears » Felgeyrolles. Le jeune saxophoniste Baptiste Herbin y apparaît dans deux morceaux. Keith l’invite à rejoindre son trio au Sunside et à Clermont-Ferrand le 25 octobre. Deux grandes soirées en perspective !
-L’Orchestre National de Jazz à la Gaîté Lyrique les 24 et 25 (20h00). Au programme le répertoire de “Piazzolla !” (Jazz Village), probablement le disque le plus original de cette rentrée. Une formidable idée du directeur artistique de la formation Daniel Yvinec qui, fasciné par la dimension mélodique de la musique d’Astor Piazzolla, son rapport à l’émotion, a confié les arrangements de l’album à Gil Goldstein. Les pages célèbres de cette grande figure du tango sont jouées sans bandonéon. Voix mélodique de Piazzolla, l’instrument se fait toutefois entendre, recréé virtuellement par les instruments de l’orchestre. L’ONJ ne joue pas non plus de tango, mais l’évoque, le suggère par des rythmes, un lien fort reliant sa musique à la danse.
-Antoine Hervé au Sunside les 26 et 27. Après s’être produit au Sunset le mois dernier dans un programme consacré à Weather Report, Oncle Antoine change d’univers et de piano pour jouer du jazz acoustique en compagnie des frères Moutin, François à la contrebasse et Louis à la batterie. Compositions originales et standards défileront sous les doigts du pianiste qui aime jouer Monk, s’empare avec goulûment des thèmes des autres pour en donner sa propre vision harmonique. Il peut aussi bien jouer Stevie Wonder que dépoussiérer de vieilles comédies musicales. Oncle Antoine est l’un des rares musiciens à s’intéresser au répertoire. Musicien pédagogue, il se penche volontiers sur l’histoire du jazz afin de la faire connaître à un large public. Outre Weather Report, il interprète des thèmes peu joués de Chick Corea, McCoy Tyner et Keith Jarrett. Dans son nouveau DVD, une leçon de jazz intitulé “Keith Jarrett pianiste sans frontières” (RV Productions / Harmonia Mundi), il reprend My Song, l’une des plus belles compositions de ce grand magicien du clavier.
-Jacky Terrasson au Duc des Lombards du 28 au 31 octobre. Au programme, “Gouache”, son nouveau disque, salué par une presse unanime. Avec lui les deux premiers soirs Burniss Earl Travis II (contrebasse et basse électrique), Justin Faulkner (batterie) et Minino Garay (percussions). Le 30, Cécile McLorin Salvant (chant), Stéphane Belmondo (trompette, bugle) et Michel P (clarinette b), se joindront au quartette. Le 31, le Duc annonce Jacky en solo sur son site alors qu’il se produira avec la même équipe que la veille sans Michel P., retenu ailleurs par sa clarinette b. Nul doute que Jacky prendra des risques. Le blues nourrit ses lignes mélodiques, mais le pianiste utilise un vocabulaire très varié dont les racines plongent aussi bien dans le blues que dans l’harmonie européenne. On attend ces concerts avec impatience.
-Virginie Teychené en première partie du concert de Yaron Herman le 29 au Trianon. Sa voix enchante par son timbre, sa couleur. Virginie l’a bien sûr travaillée. On ne devient pas une chanteuse de jazz sans apprendre, même avec le don. L’écoute de “Bright and Sweet”, son troisième disque, confirme la musicienne, la magicienne qui envoûte par son chant, sans artifices. Comprenant dix-sept titres, “Bright and Sweet”, rend hommage à des auteurs interprètes qui ont pour noms Billie Holiday, Jon Hendricks, Peggy Lee, Ella Fitzgerald, Joni Mitchell, Eddie Jefferson… La liste est trop longue pour tous les citer. Virginie chante des morceaux dont ils ont écrit les paroles, parfois la musique, et qui leur sont à jamais associés. Avec elle Stéphane Bernard au piano, Gérard Maurin à la contrebasse et Jean-Pierre Arnaud à la batterie, les musiciens de son disque qui sort le 6 novembre sur le label Jazz Village.
-Bill Carrothers au Sunside le 29 et le 30. Avec Nicholas Thys à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie, musiciens qui l’accompagnent dans “A Night at the Village Vanguard”, double CD Pirouet publié en 2011, véritable florilège associant standards, compositions originales, et relectures déviantes et inspirées de thèmes de ou associés à Clifford Brown. Bill qui s’attache à mettre en valeur la profondeur mélodique des morceaux qu’il interprète connaît parfaitement le vocabulaire du bop et éblouit par ses dix doigts. Son piano rubato favorise les tempos lents qui ouvrent les portes du rêve. Il se plaît à greffer des accords nouveaux sur d'anciennes pièces. Connaissant son goût pour l’étrange, l’inattendu, Thys et Pallemaerts ne se laissent pas surprendre et partagent avec lui la richesse de son univers musical.
-Andy Sheppard et son Trio Libero au Sunset le 31. Pas de piano, mais un saxophoniste qui fait constamment chanter ténor et soprano dans un répertoire original incluant une reprise instrumentale de I’m Always Chasing Rainbows. Souvent co-signées par le trio, nées d’improvisations collectives, leurs pièces brèves séduisent par leur lyrisme. Loin d’étaler leur virtuosité, les musiciens préfèrent jouer la mélodie, mettre en valeur le timbre de leurs instruments. Confiés à Michel Benita et à Sebastian Rochford, contrebasse et batterie chargent de couleur un espace sonore qu’ils laissent totalement respirer. Paru l’hiver dernier, leur premier disque ECM, une des bonnes surprises de l’année, reflète parfaitement leur musique.
-Toujours le 31, Project, le quartette de Nicolas Folmer & Daniel Humair investit le Sunside. Avec eux Laurent Vernerey à la contrebasse et Alfio Origlio au piano pour asseoir le discours musical, parfaire des pièces mélodiques appropriées à un jeu ouvert et collectif. Souvent modale, la musique offre au batteur les métriques souples qu’il affectionne. Alfio Origlio pose sur elle des notes raffinées. Quant au trompettiste, il module à loisir et avec gourmandise de longues phrases lyriques et virtuoses et reste le principal soliste de ce groupe né sur scène et qui se plaît à s’y produire.
-Egalement le 31, Herbie Hancock se produira en solo à Pleyel. Intitulée “Herbie Hancock plugged in: A night of solo explorations”, sa tournée passe par Tourcoing et Clermont-Ferrand (le 26). Outre du piano, Herbie jouera divers claviers, utilisera un vocoder et des synthétiseurs. Contenant un programme informatique spécialement concocté pour lui, son iPad lui permettra de mettre en mémoire samples, boucles, rythmes et lignes de basse pré-enregistrés. Dans certaines salles et lorsque cela sera possible, le son bénéficiera du système surround. Retour vers le futur, mais aussi (espérons le) plongée dans le passé avec reprises d’anciens titres (Cantaloupe Island) et improvisations au piano acoustique, Herbie fera au mieux pour satisfaire les publics qu’il fédère.
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-Sunset - Sunside : www.sunset-sunside.com
-Gaîté Lyrique : www.gaite-lyrique.net
-Le Trianon : www.letrianon.fr
-Salle Pleyel : www.sallepleyel.fr
-Festival Jazz en Tête : www.jazzentete.com
Crédits photos : Jacquot en armure © Madame Michu – Curtis Stigers © Concord Records – Enrico Pieranunzi, Malia, Antoine Hervé, Cécile McLorin Salvant & Jacky Terrasson, Bill Carrothers, Andy Sheppard, Herbie Hancock © Pierre de Chocqueuse – Keith Brown © Philippe Etheldrède – Virginie Teychené © Yves Colas. Nicolas Folmer & Daniel Humair © Photo X/D.R.