« Mon père est le fondateur de Rock & Folk, un mensuel légendaire qui eut son heure de gloire pendant les années 70. » Philippe n’est toutefois pas le seul Koechlin qui fera vivre sa famille de la musique. Compositeur « à la barbe fluviale », Charles Koechlin (1867-1950) occupa bien avant lui les colonnes de journaux, publiant ses articles dans la Revue Musicale et dans l’Humanité. Il laissa une œuvre aussi diverse qu’admirable, riche de 226 numéros d’opus. Son traité d’orchestration reste aujourd’hui encore un ouvrage de référence. Le narrateur ne sait rien des goûts musicaux de Maurice Koechlin, le chef du bureau d’études de Gustave Eiffel. Dans l’ombre de l’architecte, il eut l’idée de la tour et en fit les calculs. Vous l’avez compris, “Le vent pleure Marie” (le titre est emprunté à une célèbre chanson de Jimi Hendrix) est une saga familiale qui se déroule sur plus de cent ans, l’histoire de la propre famille de Stéphane Koechlin, journaliste et auteur de plusieurs biographies de musiciens. Son arrière grand-mère Geneviève était une excellente pianiste. Son grand-père Rodolphe Koechlin épousa Jeanne, une élève de Marguerite Long. Il ne sera ni musicien, ni journaliste. Une balle de mitrailleuse allemande dans la tête l’empêchera à jamais d’entendre correctement. Il vendra des automobiles et aura trois garçons.
L’aîné Philippe Koechlin naquit en 1938. Il en est beaucoup question dans ce livre, un faux roman, Stéphane Koechlin ayant modifié certains noms ou prénoms dont celui de sa mère pour se sentir plus libre avec ses personnages. On suit la vie de ses parents, leur rencontre au collège Jean-Jacques Rousseau. Avec quelques amis dont Jean-Louis Dumas futur PDG de la prestigieuse maison Hermès, Philippe avait monté un orchestre de jazz et jouait du trombone. Sa passion pour le jazz le conduisit 14 rue Chaptal, siège de la revue Jazz Hot financée par Charles Delaunay son fondateur qui en présidait la destinée. Philippe commença par classer des photos. Le service militaire interrompit son travail de secrétaire de rédaction. Affecté aux transmissions, il fut envoyé à Berlin. Lors d’une permission, il découvrit Twen, une revue allemande qui décidera de l’esthétisme du futur Rock & Folk dont la genèse est racontée en détail par Stéphane. Devenu rédacteur en chef de Jazz Hot, Philippe Koechlin s’intéressa à d’autres musiques. Le rock, le folk, la soul le passionnaient bien davantage que le free jazz. Malgré l’insuccès d’un numéro consacré à James Brown, Philippe tenta un numéro spécial en 1966 avec Bob Dylan en couverture. Rock & Folk était né. Il accompagnera plusieurs générations de jeunes mélomanes. Les dix premières années furent fertiles. La musique pop connaissait son âge d’or et Rock & Folk en tint la chronique. Philippe en peaufinait la mise en page et une équipe de jeunes journalistes avait rejoint Philippe Adler et Kurt Mohr, pionniers aux grandes oreilles qui firent bénéficier à la jeune revue leurs goûts éclectiques. Leurs noms nous sont familiers de même que ceux de la nouvelle génération de journalistes qui poussèrent la porte de la rue Chaptal : Philippe Garnier, Yves Adrien, François Ducray, Philippe Manœuvre. Mais pourquoi Burning Daylight et Dorian ne portent-ils pas leurs noms véritables ? Pourquoi Robert Baudelet et Jean-Pierre Leloir apparaissent-ils sous leurs vrais noms alors que le fidèle Jean, qui jusqu’à sa mort inattendue ne manqua jamais les réunions de l’Académie du Jazz, se trouve t-il affublé du pseudonyme Senso ?
Préférant maquetter son magazine, Philippe Koechlin les laissera occuper l’espace médiatique. « Il tirait de ses tiroirs sa trousse à outils : scotch, règle en fer calibrée, feutres aux mines fines, des tire-lignes aux manches jaunes, toutes sortes d’objets menus et précieux que ma sœur et moi n’avions pas le droit de toucher. » Le matin, il travaillait chez lui, en pyjama, sous le regard de Stéphane avec lequel il peinait à communiquer. Philippe transmit à son fils l’amour de la musique et une passion pour Rock & Folk, un « grand frère » qu’il lisait assidûment. Les années 1977 et 1978 sonnèrent la fin de l’aventure. Avec l’apparition du mouvement punk, le déclin de la revue devint inévitable. Philippe Koechlin n’aimait guère cette musique immature aux notes rachitiques. Trop en marge de ce nouveau courant, Rock & Folk perdait pied et lecteurs. Les années 80 furent la longue traversée d’un désert musical. Stéphane préférait écouter du blues, de la soul. Philippe revint au jazz, aux big band des années 30 qui célébraient le swing. Après la vente de Rock & Folk au début des années 90, il réalisa des films pour Canal Plus, des biographies de Louis Armstrong, Billie Holiday, Sidney Bechet, et écrivit des "mémoires" dans lesquelles il est beaucoup question de jazz. Après sa disparition en décembre 1996, Stéphane accompagna sa mère à la Nouvelle-Orléans. Elle s’y était rendue avec Philippe peu de temps avant sa mort. Son beau-père Rodolphe en avait rapporté un disque d’Armstrong. Avant lui au début du siècle, Charles, le compositeur (photo) avait fait le voyage et conquis par sa lumière en avait ramené un récit de voyage. Marie est la figure centrale de la dernière partie de ce livre. Cette femme forte et digne qui dans l’ombre de son mari partagea ses passions hérite des pages les plus émouvantes. L’écriture en est fluide. Le récit passionnant fait remonter bien des souvenirs.
Comme Stéphane Koechlin, Rock & Folk accompagna ma jeunesse. Je découvris le magazine en 1968. Cette année-là, peu avant les fêtes de Noël, je me rendis rue Chaptal acheter d’anciens numéros, découvrant le pavillon de Jazz Hot qui abritait la revue, sans savoir que j’occuperais plus tard un des bureaux du premier étage. Ma première rencontre avec Philippe Koechlin eut lieu en 1975. Attaché de presse de la firme Polydor, je pris l’habitude de lui porter des disques, des Verve, des Pablo. J’avais des Stan Getz, des Lionel Hampton, des Art Tatum, des Oscar Peterson plein les bras. Nous devînmes amis. Philippe me témoigna beaucoup d’affection. Il fut heureux d’apprendre que j’avais rejoint la nouvelle équipe de Jazz Hot. Nous déjeunions à l’Annexe. Rock & Folk s’était installé au numéro 9 et je passais souvent le voir en fin de journée. Grâce à Philippe Adler, un proche des Koechlin, nous nous rapprochâmes davantage. Je fis connaissance de la famille, de la Marie solaire de ce beau livre. Stéphane en raconte l’histoire, fait revivre avec une plume trempée de tendresse son enfance heureuse rue de Siam « emplie de lumière et de musique ».
Stéphane Koechlin “Le vent pleure Marie”, Fayard, 554 pages.
Crédits Photos: Philippe Koechlin © Jean-Pierre Leloir - Charles Koechlin © X/D.R.