Keith Jarrett en solo : le pianiste s’est fait une spécialité de cet exercice sans filet qui consiste à inventer une musique en temps réel. Pour le mener à bien, il possède une vaste culture musicale, et peut compter sur la qualité de son jeu de piano, une technique affinée par des années de concerts. Ceux qu’il donna à Paris, Salle Pleyel, le 26 novembre 2008 et quelques jours plus tard à Londres, au Royal Festival Hall, le 1er décembre, font l’objet de ce coffret de 3 CD sobrement présenté. Le pianiste y crée des mondes sonores contrastés qui témoignent de son éclectisme, et canalise sa pensée dans des improvisations de longueur raisonnable. On est loin des vagabondages hypnotiques des années 70, même si Jarrett n’abandonne pas la pratique des ostinato incantatoires. La pièce la plus brève dure un peu moins de quatre minutes ; la plus longue approche les quatorze. Plus court que celui de Londres, le concert de Paris n’occupe qu’un seul CD. Que ce soit dans l’une ou l’autre de ces capitales, Jarrett commence par des morceaux de forme sonate – on pense à celles d’Alexandre Scriabine et de Serge Prokofiev qu’il a probablement beaucoup écoutées. La musique se déploie, sombre, mélancolique (à Londres), et souvent majestueuse. La première pièce parisienne flirte avec l’abstraction, vagues de notes ondulantes se concluant par le thème apaisé. Le pianiste adopte un tempo nonchalant pour faire chanter et respirer l’avant-dernière pièce de son concert londonien, la onzième. Comme l’écrit avec perspicacité Guillaume de Chassy dans le dernier numéro de Jazz Magazine / Jazzman, « Jarrett donne l’impression fascinante de construire, planche après planche, le pont sur lequel il s’avance au milieu du vide ». Les mélodies apparaissent parfois tardivement comme s’il attendait qu’elles se lèvent, tel le jour après la nuit (Londres, Part.5, une pièce particulièrement acclamée). Il peut aussi les décliner d’emblée et les ornementer par des notes arpégées (Paris, Part.3, Londres, Part.8), ou en faire ressortir la beauté par un jeu sobre et lumineux (Paris, Part.7, Londres, Part.6, des moments splendides ). Jarrett adopte alors la forme chorale, cisèle des pièces très organisées et d’une grande rigueur de pensée. Il contrôle parfaitement la dynamique de son piano et fait entendre l’extrême délicatesse de son toucher. Jarrett peut ainsi faire pleuvoir des cascades de notes perlées ou nous faire voir le bleu du ciel (Londres, Part.4). Certaines improvisations atonales et virtuoses ne convoquent pas la moindre mélodie (Londres, Part.9, simple cadence acrobatique ; Paris Part.4 et Part. 8, cette dernière fascinante de rigueur et de logique). Et puis il y a le blues, souvent présent dans ses voicings, source majeure d’inspiration du pianiste tant à Londres (Part. 7 et 10) qu’à Paris (Part.6, du blues mêlé à des accords de boogie). Le gospel enfin, à Londres, (Part. 3 et 12), le pianiste achevant en état de grâce un concert exceptionnel.