Une visite à Michel Sardaby, l’occasion de le faire parler de sa musique, de sa longue carrière, d’offrir une tribune à un musicien sincère et exigeant que l’on invite trop peu à jouer dans les clubs et dont les disques, introuvables en France, se négocient à prix d’or au Japon. Depuis peu disponible sur CD et LP (double), un florilège des morceaux du pianiste que préfèrent ses enfants motive cette interview.
Le sourire jusqu’aux oreilles, Michel me reçoit chez lui, dans l’appartement qu‘il occupe depuis 1986 rue Carpeau à Paris. « J’ai tout aménagé moi-même. J’ai conçu et fabriqué mes meubles, mon lit, mes placards… » Le piano du salon dans lequel il m’introduit est celui que possédait son père à Fort-de-France, un Pleyel modèle F de 1934, cadre métallique, cordes croisées. « Mon père me l’a offert. Il était concessionnaire de la marque et excellait au piano. À la Martinique, la musique est la base de notre culture. On chante, on fredonne continuellement. On écoutait Duke Ellington, Django Reinhardt à la radio mais aussi Yvonne Blanc, Tino Rossi et de la musique classique qu’il fallait écouter en silence. J‘avais un don pour le piano, mais un don peut être un handicap si l’on n’acquiert pas les moyens de le faire évoluer. Ma mère voulait que je prenne des leçons. À 13, 14 ans, j’en ai pris trois avec un professeur très sévère. Il m’a appris à jouer After You’ve Gone et Old Black Joe (rires), mais la musique m’habitait déjà. J’approchais la virtuosité, mais je ne savais pas déchiffrer une partition. Lorsque je me suis retrouvé à Paris pour poursuivre mes études artistiques à l’école Boulle, j’ai pallié cette déficience en suivant sérieusement des cours de solfège, le soir, à la mairie du Xème, trois ans d’études que j’ai effectués en un an. »
Le but de ma visite est un disque autoproduit par Michel qui n’a pas encore de distributeur, mais que l’on peut trouver dans quelques FNAC parisiennes (Monparnasse, Ternes, Halles) et chez Crocojazz, rue de la montagne Sainte-Geneviève. “The Art of Michel Sardaby” n’est pas une nouveauté, mais une sélection de morceaux tirés de sa discographie. Le choix est celui de sa seconde fille Patricia. « Conseillée par Gilles Coquempot de Crocojazz, elle a choisi les morceaux qui la touchaient le plus, se faisant aider par Charles Duprat pour les photos, Patrick Tanguy pour la maquette, Guillaume Billaux pour le montage et le mastering. J’ai laissé faire. Un disque ne reflète jamais ce dont un musicien est capable, bien que certains enregistrements traduisent une certaine vérité. Tu manges du lapin aujourd’hui, du poulet demain. La vérité, c’est la chair du lapin ou du poulet, pas les ingrédients qui l’accompagnent et en relèvent le goût. Ces morceaux reflètent mon travail, mon évolution, le désir que j’ai de faire de la musique. Mes moyens financiers ne me permettaient pas de me payer de longues séances. Mes disques ont tous été enregistrés en deux fois trois heures, après trois heures de répétition. Les morceaux sont tous des premières ou secondes prises. Il était rare d’en faire une troisième. »
Ceux que contient “The Art of Michel Sardaby” s’étalent de 1965 à 2004, année au cours de laquelle, un de ses disques “At Home” – avec Ray Drummond et Winard Harper – , a été fait dans son salon. « Sardaby’s est un morceau enregistré spontanément comme la plupart de ceux que contiennent mes disques. C’est Winard qui m’a suggéré le titre. » 1965, c’est l’enregistrement de “Blue Sunset”, le premier disque de Michel produit par Henri Debs. « Beaucoup plus tard, dans les années 90, mon producteur japonais l’a rebaptisé “Con Alma” y ajoutant des titres enregistrés en concert avec Michel Finet à la contrebasse et Philippe Combelle à la batterie. Brother Bill, je l’ai écrit pour Bill Baskerville qui possédait le Pancake Palace rue Fromentin près de Pigalle. J’y ai joué avec Clark Terry et Stuff Smith et j’en garde un très bon souvenir »
L’album s’ouvre sur Song for my Children, une composition de 1972 écrite pour ses enfants. « Lorsqu’ils étaient petits, je les faisais chanter. Ils ont tous l’oreille musicienne, surtout Patricia. J’aime les bons chanteurs, les bonnes chanteuses. Il y en a peu aujourd’hui. Le chant est la racine, l’essence de toute musique. Avant de jouer une note, tu la chantes intérieurement, tu l’entends naître en toi. » Enregistré avec Richard Davis à la contrebasse, Billy Hart à la batterie et Leopoldo F. Fleming aux percussions, Song for my Children fait partie de “Gail”, un des enregistrements new-yorkais de Michel qui, chose inhabituelle – c’est la seule fois qu’il l’utilise dans ses disques – , joue du Fender Rhodes. « Ce morceau possédait un climat qui convenait bien à cet instrument vivant qui possède un vrai son. » Le blues dans les doigts, Michel en tire de magnifiques sonorités cristallines. « Il y a du blues dans tout ce que je joue. Avec le blues, j’ai l’espace, le silence, le tempo, le rythme, le swing. C’est ce que l’on devrait enseigner en priorité dans toutes les écoles. »
Le blues imprègne totalement Night Cap enregistré deux ans plus tôt en 1970 à Paris avec Percy Heath et Connie Kay. « Nous étions en harmonie, en osmose de sensibilité. » Michel ne charge pas inutilement de notes la ligne mélodique de ce morceau qui donne son titre à son disque le plus célèbre, mais le fait constamment chanter. « Lorsque je compose, je pense au chant, aux paroles. Si tu joues un standard, tu dois les connaître, même si elles sont nulles. Ton exécution s’en ressentira si tu les ignores. Il y manquera quelque chose. » Autre extrait de “Night Cap” « mon disque fétiche, celui qui a été partout reconnu », I’m Free Again est une ballade dans laquelle Percy Heath joue une magnifique ligne de basse. Connie Kay pose délicatement le rythme aux balais. Embelli par de tendres notes perlées, trempé dans le blues, le solo de Michel est un moment inoubliable : « C’est en écoutant Dexter Gordon interpréter des ballades que j’ai appris à bien les jouer. Art Taylor était à la batterie. Ça swinguait avec Art. Travailler avec Kenny Clarke a également été une belle expérience. »
Car parallèlement aux cours qu’il suivait à l’école Boulle dont l’enseignement fut pour lui un véritable éveil, Michel fit son apprentissage dans les clubs de la capitale avec les musiciens américains de passage. « J’ai accompagné entre autres Jay Jay Johnson au Blue Note de la rue d’Artois, la chanteuse de blues Mae Mercer, les bluesmen T-Bone Walker et Sonny Boy Williamson… J’ai appris à m’entendre, à jouer moins de notes pour rendre mon jeu plus fluide. j’étais à bonne école pour écouter, apprendre des choses. » Comme son nom l’indique, Dexterdays, un extrait de l’album “Straight On”, est dédié à Dexter Gordon. Michel l’enregistra en quintette aux Alligators en 1992. La trompette de Louis Smith répond avec lyrisme au saxophone ténor de Ralph Moore. Michel arbitre leurs échanges, plaque les bons accords à l’écoute des solistes, mais aussi de la rythmique, Peter Washington et Tony Reedus qui font corps avec lui. Elégant, inspiré, son chorus interpelle.
Deux titres live enregistrés avec Pierre Dutour à la trompette, Alain Hatot au ténor, Henri Tischitz à la contrebasse et Michel Denis à la batterie complètent cette sélection. « Je jouais avec eux Aux Trois Mailletz. Pierre Dutour et Alain Hatot sont d’excellents musiciens. Ce disque, “Five Cats’ Blues”, est pour moi aussi bon que celui que j’ai fait en quintette avec Ralph Moore. Ses mélodies, ses compositions me sont venus naturellement. C’est une simple maquette, une musique spontanée. Un des fils Bolloré qui jouait du saxophone baryton l’a enregistré sur un Grundig. On répétait l’après-midi dans une salle du Centre Culturel Américain, rue du Dragon. À l’époque, on réalisait une démo à l’attention d’une maison de disques. Si elle plaisait, une vraie séance d’enregistrement était planifiée. J’avais confié cette bande au directeur des disques Président qui, sans nous signer de contrat, l’a sortie sans nous prévenir. »
Je ne peux m’empêcher de demander à Michel pourquoi il n’a pas enregistré de disque en solo. « Il me faut du temps. J’ai fait un AVC l’an dernier. J’en conserve quelques séquelles au niveau des mains, surtout de la droite que je récupère progressivement. Peu avant mon accident, en mars 2011, avec Hassan Shakur à la contrebasse et Alvin Queen à la batterie, nous sommes allés en studio sans trop savoir ce que nous allions jouer. Nous avons improvisé, joué des standards, mes compositions spontanément comme dans un club. Ces morceaux, je les interpréterais différemment si je les rejouais. C’est la photographie d’un moment, de mon désir de jouer, de faire de la musique. Le disque s’intitulera “Nature” et sortira au Japon sur Sound Hills Records. »
Excellent pédagogue, Michel Sardaby a eu de nombreux élèves parmi lesquels des pianistes aujourd’hui célèbres. Il préfère taire leurs noms. On craint son franc-parler, son exigence. « Avec moi, on travaille. Les cours durent 2 heures 30, 3 heures. Je dérange. J’ai appris à monter au ciel sur une corde lisse que l’on m’a souvent graissée. J’ai voulu faire partager mon expérience, apporter des choses à tous ces jeunes qui ont besoin d’être aidés. Il n’y a pas d’abstrait sans concret, sans racines. Vous voulez vous exprimer mais qu’est-ce que l’expression ? Vous voulez improviser mais qu’est-ce qu’une improvisation ? Ces questions, je les pose à mes élèves. J’essaye de leur faire entendre ce qu’ils jouent, les harmoniques, l’écho du silence. C’est tout un travail de prise de conscience, un fil d’Ariane très enchevêtré mais logique à démêler. Le premier conseil que je leur donne, c’est de se révéler à eux-mêmes. Quand je joue, je m’enseigne moi-même, je m’écoute au piano, je suis en même temps percepteur, émetteur et récepteur. Mon père me disait : tu dois apprendre à écouter et à entendre. La note, c’est la manière dont elle est attaquée, sa résonance qui la rend juste. Je préfère une fausse note qu’une note fausse m’obligeant à émettre une expression qui n’est pas la mienne. La fausse note dans le jazz te permet d’évoluer. »
Pour contacter Michel Sardaby : michel.sardaby@orange.fr
Crédits photos : “The Art of Michel Sardaby” photo © Charles Duprat. Autres photos de Michel Sardaby © Pierre de Chocqueuse