Mai : une longue et passionnante interview d’Aldo Romano dans Jazz Magazine / Jazzman. Le batteur parle de son enfance, se penche sur sa carrière, éreinte et dit surtout des vérités qui dérangent, sur le free notamment « le lieu de toutes les ambiguïtés, du n’importe quoi, de l’incompréhension, la méconnaissance érigée en principe ». Aldo rappelle l’importance du blues : « On ne peut pas faire l’économie du blues. Si on ne sait pas jouer un standard, on ne sait pas jouer du jazz. Cette musique a une histoire, une grammaire, je ne vois pas comment on peut faire l’économie de cet apprentissage ». Les apôtres de la post-modernité vont grincer des dents. Bernard qui défend son projet de jazz conceptuel m’a récemment présenté un musicien de cet acabit. Edouard Marcel a étudié la musique au conservatoire. Intéressé par l’avant-garde contemporaine, il a tardivement découvert le jazz avec Louis Sclavis et Joëlle Léandre et s’est dit qu’avec son bagage technique, il pouvait faire aussi bien. Sur ce plan-là, Edouard Marcel en impose. Il m’a montré ses partitions, de grands rouleaux de papier millimétré remplis de suites de notes très savantes, d’accords un peu bridés de 17ème et 19ème parallèles, de 40ème rugissants, et m’a fait entendre un de ses disques, inaudible, mais au concept irréprochable. Il aimerait qu’un luthier lui construise une contrebasse géante avec une porte à l’arrière pour pouvoir entrer dans son instrument et communier au plus près avec sa musique. N’ayant aucun sens du rythme, il trouve difficilement des engagements, en éprouve frustration et colère. Le blues, les standards, il en ignore le vocabulaire tout comme le jazz et son histoire. Le swing, les mélodies, il hausse les épaules, rage et désespère de voir reconnaître son talent. Dignes successeurs des musiciens que fustige Aldo Romano « des types qui dans les années 70 et 80 se sont mis à jouer sans rien connaître et en le revendiquant », les Edouard Marcel occupent aussi le paysage jazzistique. Souhaitons leur de trouver un public.
Frédéric Charbaut et Donatienne Hantin se gardent bien d’inviter cette avant-garde cacophonique au festival de Jazz de Saint-Germain-des-Prés, une manifestation désormais incontournable dont le programme est beaucoup plus alléchant que celui de l’an dernier. Du 15 au 29 mai, le festival accueille Ambrose Akinmusire, Jean-François Zygel et Antoine Hervé, Stefano Di Battista, le Moutin Reunion Quartet Alexandre Saada, Jacky Terrasson et de nombreux autres musiciens choisis pour la lisibilité de leurs musiques. Toutes ne me conviennent pas, mais les demeures sont nombreuses dans la maison du jazz et sa diversité contribue à sa richesse. Il y a tant de concerts en mai à Paris que mes “concerts qui interpellent” ne portent que sur la première quinzaine du mois (du 4 au 16). A partir du 17, et pendant trois jours, le Sunset et le Sunside ouvrent leurs portes au jazz scandinave. Rendez-vous le 10 mai dans le blogdechoc pour mes autres coups de coeur du mois.
Merci à Philippe E. et Eric F. pour
l'inspiration.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Dans “Songs of Freedom” son dernier album pour le label ACT, Nguyên Lê mélange allègrement les genres et parvient à créer une musique très originale autour de célèbres morceaux du rock et de la pop. S’y ajoutent quelques compositions personnelles qui s’intègrent très bien au projet. Ces reprises, des versions décalées d’Eleanor Rigby, Pastime Paradise, Mercedes Benz, Redemption Song, le guitariste les habille de couleurs nouvelles, leur apporte des orchestrations qui empruntent à toutes les cultures du monde. Pour les enregistrer, Nguyên a réuni autour de lui une équipe de musiciens talentueux que l’on retrouvera le 4 mai sur la scène du New Morning pour fêter la sortie de son disque. Aux membres réguliers de son groupe - Illya Amar (vibraphone, marimba), Linley Marthe (basse électrique), Stéphane Galland (batterie) - s’ajouteront les chanteurs et chanteuses Himiko Paganotti, Youn Sun Nah, Dhafer Youssef, David Linx, Ousman Danedjo, Julia Sarr, et le percussionniste Prabhu Edouard. Tous bien sûr ont participé à l’album. Une grande soirée en perspective.
-Au Sunset le 6, Susanna Bartilla chante Peggy Lee, vingt-trois ans chez Capitol, plus de mille morceaux enregistrés en soixante ans de carrière. Moins célèbre, mais ô combien ! talentueuse, Susanna possède une jolie voix de contralto avec laquelle elle caresse les mots des chansons qu’elle reprend. Avec la même équipe de musiciens qui l’accompagne - Alain Jean-Marie au piano, Sean Gourley à la guitare, Dominique Lemerle à la contrebasse - , sans batteur pour ne pas couvrir une musique qu’elle fait naturellement swinguer avec ses partenaires, elle a enregistré un premier disque au Sunside en 2009 consacré au répertoire de Johnny Mercer. Susanna aime chanter. Sur scène elle transmet sa passion au public avec lequel elle communique et parvient à séduire. Elle possède un léger vibrato et les tessitures graves conviennent à sa voix. Les chorus, Alain et Sean s’en chargent. On peut leur faire confiance.
-Danilo Perez au Duc des Lombards du 6 au 8 mai. Dans “Providencia” son dernier disque, le pianiste de Wayne Shorter s’interroge sur l’avenir de la planète et incite la jeunesse à rendre le monde plus propre et plus beau. Il s’efface un peu derrière ses arrangements, mais fait chanter son instrument dans les morceaux en trio. Ben Street (contrebasse) et Adam Cruz (batterie) travaillent avec lui depuis huit ans. C’est donc un groupe parfaitement rodé qui l’accompagne et joue ses musiques aux couleurs tropicales. Les danses latines, la tamborito très populaire à Panama ou la rumba guaguancó très appréciée à La Havane, font bon ménage avec le jazz.
-Laurent Mignard et son Pocket Quartet au Sunset le 7. Geoffrey Secco aux saxophones ténor et soprano, Eric Jacot à la contrebasse et Luc Isenmann à la batterie épaulent brillamment Laurent qui souffle des lignes mélodiques inventives dans sa trompette de poche. La musique évoque celle des grands opus de Don Cherry et d’Ornette Coleman. Fanfares néo-orléanaises, comptines allègres et joyeuses confiées à deux souffleurs qui, poussés par une rythmique tonique et vertébrée, instaurent un dialogue permanent, mêlent et malmènent les timbres de leurs instruments respectifs avec beaucoup de lyrisme. Directeur musical du Duke Orchestra, Laurent Mignard propose une autre musique, la sienne, et nous dévoile une autre facette de son talent.
-Harold Lopez Nussa au New Morning le 13. Pièces lyriques aux harmonies travaillées, danses irrésistibles aux rythmes complexes et chaloupés, standards modernes traités « à la cubaine », œuvres de compositeurs classiques, ce jeune pianiste prometteur excelle dans un vaste répertoire. Vif et virtuose, il tempère son ardeur dans des ballades où perce l’émotion. Felipe Cabrera à la contrebasse et son jeune frère Ruy Adrian Lopez Nussa à la batterie l’accompagnent dans “El País de las Maravillas”, nouvel album dans lequel Harold invite le saxophoniste David Sanchez. Ce dernier sera présent au New Morning. Revendiquant ses origines latines, ce natif de Porto Rico souffle de longues phrases mélodiques aux notes chaudes et colorées. Faisons lui confiance pour donner un plus à la musique du trio.
-Toujours le 13, Kenny Barron et Mulgrew Miller se produiront en duo au théâtre du Vésinet (21h) dans le cadre de son Jazz Piano Festival. La première partie du concert sera assurée par Franck Avitabile que l’on ne manquera pas d’applaudir. Enracinés dans la tradition et l’histoire du jazz, Barron et Miller cultivent la mémoire de leurs prédécesseurs tout en absorbant des influences plus contemporaines. Leur raffinement harmonique n’exclut pas un jeu virtuose d’une adresse parfaitement naturelle. Provoqués, ils prennent des risques et s’adaptent aux musiciens avec lesquels ils jouent. Avec plusieurs centaines d’enregistrements à leur actif, tous deux sont également des accompagnateurs aguerris qui savent mettre en valeur leurs partenaires. On peut tout imaginer de cette rencontre au sommet, mais Barron et Miller auront sans doute la sagesse de ne point trop batailler pour mieux faire ressortir les qualités intrinsèques de la musique qu’ils partagent, le swing et le blues. Un concert très attendu.
-Ne manquez pas le Quartet West de Charlie Haden au théâtre du Châtelet le 16. Constitué à la fin des années 80 (son premier disque date de 1987), le groupe n’a jamais eu une existence régulière et c’est grâce à Jean-Philippe Allard d’Universal Music qu’il s’est reformé l’an dernier pour un album plein de chanteuses. Ses membres sont certes un peu plus âgés, mais la contrebasse ronde, sobre et solide d’Haden reste plaisante à entendre. Arrangeur habile, Alan Broadbent, mérite d’être mieux connu comme pianiste. Le groupe possède une forte identité grâce à Ernie Watt, saxophoniste ténor qui possède une sonorité aisément reconnaissable. Rodney Green, remplace Larance Marable, aujourd’hui malade, à la batterie. Dernière minute: concert du Quartet West annulé pour raisons contractuelles.
-Toujours le 16, Stephano Di Battista s’invite au théâtre de l’Odeon dans le cadre du Festival de Jazz de Saint-Germain-des-Prés. Avec Julian Oliver Mazzariello au piano, Jonathan Kreisberg à la guitare, Francesco Pugliesi à la contrebasse et Jeff Ballard à la batterie, le saxophoniste jouera tous les morceaux de “Woman’s Land”, son nouvel album, douze compositions personnelles dédiées à des femmes inoubliables du vingtième siècle. Parmi elles, Ella Fitzgerald, Coco Chanel, Josephine Baker, l’actrice italienne Anna Magnani et l’astronaute russe Valentina Tereskova. Détendus, Stefano et ses complices jouent le blues, le funk, le bop, interpellent Nino Rota, John Coltrane et empruntent dans la bonne humeur. Stephano fait chanter à ses saxophones de jolies mélodies. On y trouve un swing quasi-permanent, une joie que transmet la musique.
-Tineke Postma au Duc des Lombards les 16 et 17 (concerts à 20h00 et 22h00). Elle travaille avec le même quartette depuis 2006, affine ses compositions et progresse à pas de géant. “The Dawn of Light” son nouvel album est ainsi son meilleur. Avec Marc van Roon au piano, Frans van der Hoeven à la contrebasse et Martijn Vink à la batterie, la saxophoniste (alto et soprano) délaisse les accords du bop pour un jazz modal d’une grande richesse harmonique. Son jeu aussi a changé. Tineke souffle des notes voilées, aériennes, oniriques, travaille sur les nuances et les couleurs d’une musique envoûtante.
-New Morning : www.newmorning.com
-Duc des Lombards : http://www.ducdeslombards.com
-Sunset - Sunside : www.sunset-sunside.com
-Théâtre du Vesinet : www.vesinet.org
-Théâtre du Châtelet : www.chatelet-theatre.com
-Festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés : www.festivaljazzsaintgermainparis.com
PHOTOS : Nguyên Lê
© Laurent Edeline - Danilo Pérez © Raj Naik - Harold Lopez Nussa © Patricia de Gorostarzu - Mulgrew Miller © Philippe Etheldrède -
Charlie Haden © Steven Perilloux / ECM - Stephano Di Battista © Jean-Baptiste Millot - Laurent Mignard, Kenny Barron, Tineke
Postma © Pierre de Chocqueuse.