MERCREDI 27 juin
Feu d’artifice final de l’édition 2012 du festival Jazz à Saint-Germain-Des-Prés, le concert d’Ahmad Jamal et de Yusef Lateef à l’Olympia n’est pas prêt d’être oublié. Réunir deux légendes du jazz sur une même scène est certes un événement, mais au-delà de cette brève rencontre – une demi-heure de musique partagée – , l’exceptionnelle qualité du trio que possède actuellement le pianiste force le respect. Auprès de lui pendant vingt-sept ans, James Cammack faisait parfaitement l’affaire à la contrebasse, mais entre Reginald Veal son remplaçant, et le batteur Herlin Riley, lui aussi récemment engagé, règne une entente quasi miraculeuse. Il faut remonter à la fin des années cinquante, époque où Jamal travaillait avec Israel Crosby et Vernell Fournier pour retrouver une section rythmique aussi excitante et l’on comprend mieux pourquoi le trompettiste Wynton Marsalis garda si longtemps Veal et Riley dans son orchestre, les deux hommes contribuant à “Blue Interlude”, “Citi Movement” et “Blood on the Fields”, albums phares de sa discographie. N’oublions pas le quatrième membre du quartette, Manolo Badrena, indispensable à Jamal, son partenaire privilégié au théâtre du Châtelet en février lorsqu’il peaufinait encore les morceaux de son récent album, testait les capacités de rebond de sa nouvelle rythmique. Celle-ci a désormais fait ses preuves, et si les nombreux instruments de son percussionniste répondent toujours à son piano élégant et mobile, Jamal peut en toute quiétude jouer sa musique, se livrer au jeu de questions et de réponses qu‘elle comporte, et improviser sur les mélodies de son choix. À propos du trio que Jamal partagea entre 1958 et 1961 avec Crosby et Fournier, John Hammond écrivait en 1962 : « Ce trio me procura plus de plaisir qu’aucun autre au cours de la dernière décennie. » Lui permettant de mettre en scène sa musique de manière plus orchestrale, celui que possède aujourd'hui le pianiste se révèle tout aussi remarquable. Naguère avare de ses notes au point que le silence fut longtemps l’une des clés de son art, il exploite toute l’étendue de son clavier, donne du volume à ses notes, les fait gonfler comme un torrent furieux. Ses accords claquent comme le fouet d’un dompteur, servent les silences qu’il entretient et qu'il rompt par des cascades d’arpèges, des notes perlées inattendues.
La première partie du concert fut entièrement consacrée à “Blue Moon”, le nouvel album, important jalon de la discographie jamalienne qui, outre des reprises de standards, contient des compositions originales du pianiste, Autumn Rain, un de ses anciens morceaux, prenant son aspect définitif entre les mains expertes des musiciens de son groupe. Les versions qu’il en donna furent plus fluides que celles du Châtelet. Pièces difficiles à mettre en place, Gypsy et I Remember Italy, respirent mieux grâce à des rythmes allégés, une batterie plus discrète. Après un entracte d’une vingtaine de minutes, Yusef Lateef, 92 ans, rejoignit le trio d’Ahmad Jamal pour jouer sa musique, pièces modales aux senteurs de l’Orient qu’il enchaîna les unes aux autres, terminant sa courte prestation par un blues, une version de Trouble in Mind dans laquelle il associa la voix à ses autres instruments, le ténor et les nombreuses flûtes dont il dispose pour créer des paysages sonores relevant de la world music dont il est un précurseur. S’il lui confia ses musiciens, Ahmad joua peu avec lui. Un long ostinato de piano scanda une musique quasi immobile évoluant en spirales, la contrebasse se voyant réduite à tenir un rôle de bourdon, batterie et percussions donnant rythme et couleurs à des mélopées envoûtantes dignes des mille et une nuits dont le Docteur Lateef nous conte les histoires. Ahmad et son trio conclurent sans lui cette seconde partie de programme, le concert s’achevant par l’inévitable Poinciana, thème fétiche du pianiste qui toujours enthousiasme.
Photos © Pierre de Chocqueuse