Laïka Fatien prend tout son temps pour peaufiner ses albums. Elle a étudié la musique, apprit à chanter le jazz au CIM et à l’IACP, se lançant dans l’aventure au sein du grand orchestre de Claude Bolling. Parallèlement à sa carrière de musicienne et aux trois disques qu’elle a enregistrés sous son nom, Laïka est une comédienne qui a fait ses classes au Théâtre de Chaillot et à la Cartoucherie. Ses deux activités se rejoignent lorsqu’elle trouve à s’exprimer dans des comédies musicales (“A Drum is a Woman“ de Duke Ellington et Orson Welles en 1996) ou lorsqu’elle est Celestina del Sol dans “La tectonique des nuages”, l’opéra jazz de Laurent Cugny qu’elle chante en français et en espagnol, sa langue maternelle – elle est née d’un père ivoirien et d’une mère hispano-marocaine. Dans ses propres disques, elle utilise l’anglais, la langue du jazz et du swing. Elle admire beaucoup Carmen McRae et Billie Holiday dont elle revisite le répertoire dans son second opus, mais ne cherche à imiter personne. Menue et gracieuse comme une danseuse étoile, Laïka parvient à rester elle-même, la relecture des standards qu’elle reprend bénéficiant de sa voix chaude et douce, la chanteuse privilégiant la justesse et la sincérité au maniérisme et aux effets de style. Dans “Nebula”, elle pose ses propres paroles sur des instrumentaux, des musiques de Wayne Shorter (Lost) et Joe Henderson (Black Narcissus), mais aussi sur Isle of Java morceau du saxophoniste Tina Brooks que Jackie McLean interprète avec lui en sextette dans “Jackie’s Bag”. Cet album Blue Note contient Appointment in Ghana, composé par McLean. Laïka le reprend sous le titre de Watch Your Back (attention derrière toi). Rebaptisé Matrix, Think of One de Thelonious Monk hérite d’un arrangement étonnant. Un tempo funky décalé, des rythmes asymétriques accompagnent la voix, la mélodie étant confiée à la guitare de Chris Bruce. L’instrument tient une place essentielle et donne un aspect folk aux ballades, à Imagination notamment (musique de Jimmy Van Heusen, paroles de Johnny Burke. Ella Fitzgerald et Nat “King” Cole en popularisèrent le thème). Laïka chante aussi Stevie Wonder et nous livre une émouvante version de Visions. Meshell Ndegeocello y assure la basse. On lui doit surtout les arrangements très soignés de l’album, un parfait écrin sonore pour la chanteuse qui fait passer ses sentiments dans sa voix, habite ses morceaux, nous les murmure au creux de l’oreille. Ici, le jazz et la soul music se tendent la main, les barrières musicales tombent d’elles-mêmes. Björk et Villa-Lobos se rencontrent. Dans ce disque aux orchestrations très variées, les souffleurs occupent peu de place. Il n’y a pas de saxophone dans Black Narcissus. Claviers électriques et guitare compensent son absence. Oliver Lake (saxophone alto) et Joshua Roseman (trombone) abordent à l’unisson le thème riff d’Isle of Java (rebaptisé Essence) et se répartissent les chorus. Dans Appointment in Ghana, le trombone pose en premier les couleurs du morceau ; l’alto répond à la voix ; la guitare s’associe aux percussions. Le morceau a quelque chose d’évanescent, de nébuleux, comme si la musique surgissait au plus profond d’un rêve.