JEUDI 29 octobre
Sonny Rollins à l’Olympia : une salle comble pour l’un des plus célèbres saxophonistes de la planète jazz, un colosse de soixante-dix-neuf ans toujours capable d’enthousiasmer son public par l’intensité de ses concerts. Un peu voûté, Theodore Walter Rollins peine à traverser la vaste scène et gagner la place qui lui est assignée. Son instrument embouché, l’homme se redresse pour souffler à pleins poumons un torrent de notes festives et colorées. Rollins a lancé un thème riff dont il suit et ornemente la ligne mélodique. Clifton Anderson au trombone et Bobby Bloom à la guitare ajoutent des ponctuations, mais Rollins reste le boss et affirme son autorité. Veste blanche, chemise et pantalon noir, il capte les regards, monopolise l’attention et envoûte dès le premier thème dont il est le seul soliste. Une ballade abordée sur tempo medium lui offre une nouvelle occasion de faire chanter son ténor. Le trombone assure les contre-chants. La guitare s’offre un chorus, puis le trombone, Rollins n’arrêtant pas pour autant de souffler. Dans Somewhere, un extrait du “West Side Story“ de Leonard Bernstein, Rollins fatigue un peu et laisse la guitare s’envoler après l’exposition du thème. Il récupère grâce à la complicité de Kobie Watkins son batteur, véritable métronome garant du tempo avec lequel il dialogue, échange dans lequel s’invite Victor Y.See Yuen aux percussions. Les deux hommes se parlent, se répondent sous l’égide d’un saxophone qui commente et relance. La section rythmique tourne alors à plein régime (Bob Cranshaw toujours impérial à la basse électrique ajoute de l’épaisseur à la musique) et Rollins attaque un morceau rapide dans lequel s’instaure une longue conversation avec son tromboniste. Une magnifique version de Over the Rainbow lui permet de récupérer. Ses musiciens improvisent à tour de rôle, Rollins reprenant le thème avec Clifton Anderson pour le conclure. Après vingt minutes d’entracte, le saxophoniste ragaillardi s’offre un immense chorus et pousse son batteur à répondre à ses phrases chantantes, à une sonorité resserrée par le poids des ans, mais toujours généreuse. Arc bouté sur son ténor, à l’extrême bord de la scène, il s’offre une valse et un bain de lyrisme. Le trombone lui fournit un léger contrepoint, mais Rollins garde de bout en bout le contrôle du morceau. Même chose, pendant toute la durée du rappel, un calypso brûlant. Rollins affectionne le genre. La famille de sa mère est originaire des îles Vierges et il en joue un à chaque concert, occasion de danser et de faire danser, d’aller jusqu’au bout de lui-même.
JEUDI 5 novembre
Séduit par l’écoute de “Starbound“, premier enregistrement sur Pirouet du saxophoniste belge Robin Verheyen, j’assiste au concert que ce dernier donne au Duc des Lombards avec les musiciens qui jouent sur son album. Bill Carrothers, Nicholas Thys et Dré Pallemaerts ne se contentent pas de l’accompagner. Ils forment un véritable groupe et enrichissent avec classe et personnalité la musique par des improvisations brillantes, des rythmes d’une grande souplesse. Agé de 26 ans, le saxophoniste séduit également par la beauté étrange de ses compositions, des pièces dans lesquelles il propose de véritables thèmes. Robin Verheyen passa un an à Paris avant de s’installer à New York en 2007. Avec le Belfin Quartet, groupe de musiciens finlandais et belges, il gagnait en 2006 le prix de la meilleure composition au Festival de la Défense. Peu de monde au Duc pour découvrir le contenu d’un album attachant, des morceaux oniriques aux harmonies flottantes qui conviennent bien au piano intimiste de Carrothers. Ce dernier nous fait voir le bleu du ciel dans The Flight of the Eagle, belle pièce dédiée à Krisnamurti. S’adaptant à toutes les situations, Bill joue des accords étranges, des notes inattendues. Discombobulated (qui se désagrège), un morceau de sa plume, mais aussi le thème chantant d’On the House, presque un gimmick, lui fait jouer de beaux voicings dans lesquels des accords de bop sont enrichis de dissonances inhabituelles. Abordé sur tempo rapide, On the House offre aussi de belles envolées de saxophone. Robin Verheyen joue surtout du soprano, en tire un son suave et velouté. Robin utilise aussi le saxophone ténor et c’est sur cet instrument qu’il aborde la pièce maîtresse de son nouveau disque, le troublant Lament pièce largement interactive et modale qui fourmille d’idées mélodiques et permet à la section rythmique de travailler tout en finesse.
LUNDI 9 novembre
On attendait le trio DAG (Sophia Domancich, Jean-Jacques Avenel, Simon Goubert). Avenel indisponible, c’est le quartette de Simon, avec Michel Zenino à la contrebasse et Boris Blanchet aux saxophones ténor et soprano, et bien sûr Sophia au piano qui occupe le Sunside pour d’autres sensations, une musique dans laquelle un piano rêveur et souvent minimaliste trouve sur sa route un ténor puissant et volubile, musique de contrastes dans laquelle l’imprévu a sa place. Boris Blanchet tire de son ténor des notes suaves et brûlantes et pimente un jazz souvent modal ouvert aux dissonances que le piano aère. Sophia Domancich prend des chorus brillants et inventifs. Parfaitement équilibrées, ses phrases chantent et respirent. Le piano accompagne, envoûte par un ostinato hypnotique. La rythmique encadre avec fluidité et souplesse, peut doubler brusquement un tempo, jouer ternaire ou déployer une entière liberté métrique. La solide contrebasse de Michel Zenino brode subtilement les lignes mélodiques de Question de temps. Simon Goubert fouette ses cymbales dans Geo Rose, un thème de Tony Williams. Ses partenaires mènent ailleurs ses belles compositions (Marvin et Diana), les colorent, imaginent les nouvelles notes d’une musique ouverte qui ne manque pas de panache.
MARDI 10 novembre
Nantes : David Murray au Grand T avec un groupe de dix musiciens cubains pour faire revivre Nat King Cole, ses albums en espagnol qui firent connaître le chanteur dans tous les pays de culture hispanique. Les concerts prévus en Espagne et en Italie annulés pour des raisons budgétaires, les cordes et le chanteur initialement prévus manquant à l’appel, David Murray a donc confié le répertoire de Cole aux instruments mélodiques de sa formation. Trombone (Denis Cuni), saxophones (Roman Filiu à l’alto et Ariel Bringuez au ténor) et l’un des deux trompettes (Silverio Puentes Avila ou Dennis Hernandez Hernandez) assurent souvent les riffs. David Murray donne à tous ses musiciens la possibilité de s’exprimer en solo. Il dispose d’un excellent pianiste, Ivan Gonzalez Lewis pour jouer des voicings aux harmonies colorées et parfois dissonantes et d’une solide section rythmique. Aux congas, Yusnier Sanchez Bustamente fait merveille. A la batterie, Georvis Pico Milian assure brillamment le tempo. A la contrebasse, Reinier Elizarde étonne par la richesse de ses lignes mélodiques. Très directif, Murray ne parvient pas toujours à éviter les ensembles de flotter. Ses musiciens n’ont guère eu le temps de répéter les morceaux et leur jeu collectif manque parfois de précision. Ils jouent toutefois avec beaucoup de cœur une musique festive et généreuse. David Murray véhicule toute l’histoire du jazz dans son saxophone. Que ce soit au ténor ou à la clarinette basse, il attaque ses notes avec véhémence et utilise tout le registre de ses instruments. Il peut gronder comme l’orage ou souffler du miel, jouer des phrases chaudes et sensuelles qui s’enroulent autour des mélodies ou éructer des dissonances. Musicien complet, il nous offre en quartette une superbe version de No Me Platiques, l’orchestre terminant sa prestation sur le très beau Aqui Se Habla en Amor. Un rappel : Quizas, Quizas, Quizas acclamé par un public rien de moins qu’enthousiaste.Photos © Pierre de Chocqueuse