LUNDI 6 juin
Denise King et Olivier Hutman au Duc des Lombards. Avec eux, on peut passer joyeusement l’été. Leur musique donne des forces et met du baume au cœur. On plonge dedans pour rajeunir, se sentir bien, faire le plein de bonheur à la pompe. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse grand soleil, la chanteuse reste égale à elle-même, se cantonne désespérément dans l’excellence. On a presque envie de la prendre en défaut, de surprendre une note un peu fausse dans cette voix en or qui fait corps avec elle. Rien à faire, Denise la place toujours au bon endroit, fait swinguer les mots et les met sur orbite. Auprès d’elle, le piano d’Olivier s’immerge dans le blues comme s’il prenait un bain dans le Mississippi. Ses notes sont les bulles d’air qui remontent à la surface du fleuve. Elles aèrent des musiques qui s’embrassent sur les lèvres, jazz, blues et soul étroitement mêlés ne formant plus qu’une seule musique. Aucun tour de passe-passe, la magie opère sans trucages. « No Tricks » affirment Denise et Olivier sur la pochette du premier disque qu’ils ont enregistré ensemble, un répertoire de standards et de compositions originales que l’on peine à croire écrites en terre gauloise. Naalaiya est une immense chanson. Waiting for the Sandman en a presque la taille. Leurs refrains entêtants perdurent dans la mémoire comme la flamme d’une veilleuse refusant de s’éteindre. Pour les jouer, Denise et Olivier ont fait appel à leurs complices. Olivier Temime souffle de longs et brûlants chorus de ténor. A la contrebasse, Michel Rosciglione étonne par sa maturité, la justesse de son jeu mélodique. Loin de couvrir le flux musical, Charles Benarroch le rythme délicatement. Au programme : “No Tricks” et ses standards qu’il fait bon écouter, That Old Black Magic, I Got Rythm, Nuages, All Blues, September Song, mais aussi Walk on Bye pour me faire plaisir. Pour la musique qu’ils apportent, on ne les remerciera jamais assez.
MERCREDI 8 juin
René Urtreger retrouve le Duc des Lombards, mais avec Sylvain Beuf et Eric Le Lann, des solistes qui furent naguère les siens. Yves Torchinsky (basse) et Eric Dervieu (batterie) lui fournissent l’accompagnement rythmique qui convient à son piano intense et habité. Son batteur joue avec lui depuis trente ans et le rappela, ému, à la fin d’un concert de rêve dont le souvenir n’est pas prêt de s’éteindre. Réunir au bon moment les bonnes personnes et avoir envie de se surpasser génère parfois une musique particulièrement inspirée. René reprend ce répertoire depuis des années, mais parvient toujours à le réinventer, donne une nouvelle jeunesse à des thèmes de Parker (Scrapple from the Apple), Monk (‘Round Midnight), Rollins (Doxy) qui font partie de l’histoire. Lui et ses musiciens font oublier leur technique et envoûtent par la poésie de leur geste musicale. Entre leurs mains et leurs oreilles expertes, le bop qui existe depuis plus d’un demi-siècle devient lumineusement limpide. Exposés à l’unisson par les souffleurs, portés par une rythmique enthousiasmante (la contrebasse ronronne comme un gros matou repu et la grosse cymbale d’Eric danse de joyeux chabadas qui rendent les jambes agiles), les thèmes génèrent, improvisations, commentaires fiévreux et lyriques au cours desquels les musiciens se parlent, se répondent, inventent avec bonheur et malice. Les chorus de Beuf furent particulièrement réjouissants. Le saxophoniste possède une sonorité moelleuse et épaisse qui rend son chant très expressif. Le Lann conversa longuement avec lui, mêlant les phrases finement sculptées de sa trompette au timbre suave du ténor. Dervieu s’en donna à cœur joie dans les breaks latins de Love for Sale. Les solos de Torchinsky firent le plein de notes chantantes, René en grande forme dialoguant avec lui, trempant sans modération son piano dans le bop et le swing, une ovation saluant l’éblouissante prestation de son orchestre.
JEUDI 9 juin
Je ne connaissais pas Sinne Eeg avant de découvrir “Don’t Be So Blue” son dernier album. Il m’a donné envie de l’écouter au Sunset. Grande, jolie, un physique de nageuse, la chanteuse danoise impressionne par la justesse de sa voix. Mezzo-soprano, elle dispose d’un large ambitus, swingue avec souplesse et impressionne par la maîtrise de son scat qu’elle possède original et attachant. Sa large tessiture, sa technique vocale très au point lui permet de chanter et de scatter a cappella, mais laisse souvent improviser les musiciens qui l’accompagnent, Morten Toftgard Ramsbøl à la contrebasse, Morten Lund à la batterie et Jacob Christoffersen au piano. Ce dernier fit merveille sur celui du club. Il peut jouer de longues phrases chantantes ou plaquer des accords déjantés, ses doigts n’oublient jamais le blues. Il fournit un accompagnement appréciable à la chanteuse, offre à sa voix des couleurs qu’elle caresse et étire, recouvre d’un voile sensible et intimiste. Sinne Eeg chante avec beaucoup d’émotion les ballades de son répertoire. Sa version de Goodbye (Gordon Jenkins) mit le public en émoi. Célèbre dans les pays scandinaves, elle attire un public nombreux venu écouter ses chansons, celles qu’elle compose elle-même (paroles et musiques) et les standards qu’elle reprend, My Favorite Things, Better than Anything que chante Al Jarreau, Les moulins de mon cœur (The Windmills of your Mind) de Michel Legrand. Interprété en rappel, ses musiciens chantonnant son refrain en choeur, Time to Go, fut un moment de grâce, un magnifique tombé de rideau sur un concert auquel il fallait assister.
VENDREDI 10 juin
Christian McBride en trio au Duc des Lombards. Un événement qui n’est pas passé inaperçu. Le Duc est archi-plein pour ce grand de la contrebasse, un instrument qui n’a plus aucun secret pour lui. Attentif à l’attaque de ses notes, les faisant précisément sonner comme il le souhaite, il pratique un jeu très musical, à la fois rythmique et mélodique. Doté d’une articulation très sûre, d’une justesse parfaite, c’est un prodigieux bassiste acoustique qui fait constamment chanter son instrument et s’autorise de longs et stupéfiants chorus. Il faut voir glisser ses doigts sur les cordes pour lier ses notes les unes aux autres. Avec lui, un jeune pianiste enthousiasmant avec lequel il dialogue. Agé de 22 ans, Christian Sands possède des mains immenses ce qui lui permet de couvrir une large surface de clavier. Il dialogue souvent avec la contrebasse qui anticipe ses accords malicieux, joue le blues avec une sensibilité remarquable et remplit l’espace sonore par un jeu orchestral qui pallie l’absence d’autres instruments. Ulysses Owen, un batteur un peu sage, complète le trio. Ce dernier n’innove en rien, mais les standards qu’il reprend - I Mean You, In a Mellow Tone, My Favorite Things, Giant Steps - héritent tous de chorus stupéfiants. Ancrées dans le swing et la tradition, ces passionnantes relectures furent gages d’une excellente soirée.
PHOTOS © Pierre de Chocqueuse