SAMEDI 9 octobre
Susi Hyldgaard au Duc des Lombards. La chanteuse danoise expérimente, surprend et ne se laisse jamais enfermer dans un genre. “Homesweethome”, le premier disque que j’ai écouté d’elle, faillit obtenir en 2003 le prix du jazz vocal de l’Académie du Jazz. On y découvre une chanteuse envoûtante à la voix sensuelle qui compose de véritables thèmes et les arrange de manière très personnelle. Chanteuse, mais aussi pianiste et accordéoniste, elle ne dédaigne pas les synthétiseurs et utilise une technologie de pointe pour parfaire ses albums. “Blush” (2004) flirte avec l’électro. Trop éclectique, “Magic Words” (2007) déçoit un peu. Sur scène, la chanteuse parvient à tenir constamment le public en haleine par un chant expressif, une approche minimaliste de la musique. Elle chante, siffle, joue du piano et parfois de l’accordéon. Assis sur un haut tabouret, Jannick Jensen l’accompagne à la basse électrique. Blonde et jolie, la batteuse Benita Haastrup attire l’œil autant que l’oreille. Susi ose varier son répertoire, reprend ses chansons et celles des autres. Elle s’adresse constamment au public pour lui faire partager sa musique. On ne s’ennuie pas une seconde. A la fin de son concert, elle m’offrit un exemplaire de “It’s Love We Need“, son dernier opus enregistré avec le NDR Big Band. Publié l’an dernier, ce disque de jazz joyeusement funky arrangé par Roy Nathanson et Bill Ware est un des grands opus de sa discographie.
LUNDI 11 octobre
Pas plus de soixante-dix personnes au Sunside pour écouter Fred Hersch en solo. Un événement que je partage avec mon ami Jean-Louis Wiart, comme moi amateur de beau piano. J’aperçois le contrebassiste Yoni Zelnik dans la salle, mais pas de journalistes. Mes collègues rappliqueront en masse le lendemain pour une autre prestation (Fred en duo avec le clarinettiste italien Nico Gori) et une autre musique moins exceptionnelle. Galvanisé par un public attentif qui n’oublie jamais d’applaudir, de manifester sa joie entre chaque morceau, Fred Hersch donna ce soir-là un concert inoubliable.
Dès le premier morceau, une version solaire de U.M.M.G. (Upper Manhattan Medical Group), Hersch en état de grâce réinventait le thème de Billy Strayhorn, lui conférait une profondeur harmonique inédite. Alternant ballades et morceaux plus rapides, il transcenda le vaste répertoire qu’il aborda. Des compositions personnelles extraites de “Whirl” son dernier album (Whirl dédié à la danseuse Suzanne Farrell, Mandevilla, une habanera délicieuse), mais aussi des œuvres de Jobim (O Grande Amor dans lequel il se livra à de passionnantes improvisations contrapuntiques ; How Insensitive, somptueux bouquet de notes colorées murmuré par le piano) et nombre de standards. Le pianiste leur apporta de superbes couleurs harmoniques, s’exprima avec l’émotion et l’intensité d’un concert d’adieu.
Rappelant que la veille, le 10 octobre, était l’anniversaire de Thelonious Monk, il reprit Work et Bemsha Swing, donnant poids et relief aux accords anguleux et abstraits, aux notes dissonantes que Monk affectionnait. Dans Down Home, un blues à la métrique inhabituelle et aux basses puissantes, des cascades de trilles se mêlant à des accords de boogie, il fut un trio à lui seul. Réactualisant les racines du jazz (I’m Crazy ’Bout My Baby de Fats Waller), parvenant à faire sonner le Yamaha du Sunside comme un Steinway de concert, il nous offrit surtout une musique tendre et rêveuse. Que ce soit dans Pastorale dédiée à Schumann, dans Lark Bird offert au trompettiste Kenny Wheeler, ou dans This Nearly Was Mine de Richard Rodgers (un extrait de “South Pacific”) Fred Hersch follement acclamé joua son meilleur piano, déploya une miraculeuse sensibilité et nous fit constamment rêver. Le sommet de ce concert, assurément le plus beau auquel j’ai assisté cette année, fut une éblouissante version de The Peacocks, plus réussie encore que celle qui met en présence Jimmy Rowles (son créateur) et Stan Getz dans un disque Columbia. Masquant longuement le thème pour le mettre en lumière, le pianiste nous en offrit une longue version onirique et sensible, perlant les notes aiguës de son clavier, jouant des phrases gorgées de soul et de swing. S’abandonnant, Hersch nous offrit de la musique pure, nous propulsa dans les étoiles. Personne ne voulait quitter le club à la fin du second et dernier set. Visiblement ému, Hersch quitta la salle sous un tonnerre d’applaudissements, une standing ovation interminable.
PHOTOS © Pierre de Chocqueuse