Avril ne te découvre pas d’un fil. Cette vieille maxime s’est une fois encore vérifiée. Il a même plu abondamment. Les champignons prolifèrent sous les arbres qui bourgeonnent et sortent leurs premières feuilles. Les disques ne fleurissent pas sur nos prés verdoyants, mais se parent eux aussi de couleurs printanières. Ceux dont je souhaite vous entretenir ne présentent aucun danger, se consomment sans appréhension. Comme promis, j’ai goûté pour vous ces nourritures célestes. Vincent Bourgeyx, Carlos Maza, Laurent de Wilde, Philippe Le Baraillec ont des choses à dire et le disent bien. Je ne sais trop s’ils écoutent les invisibles anges gardiens qui les inspirent, mais leurs albums me remplissent de joie. Puissent-ils agir sur vous comme de puissants viatiques et réchauffer notre printemps.
Vincent BOURGEYX : “HIP” (Fresh Sound New Talent / Socadisc)
J’ai découvert tardivement la musique de Vincent Bourgeyx. Le pianiste avait publié deux albums, lorsque “Again“, son troisième, fit battre mon cœur et mes oreilles. Ses relectures de standards témoignaient de choix harmoniques judicieux et ses thèmes marqués du sceau de la tradition révélaient un compositeur habile. En trio avec Pierre Boussaguet à la contrebasse et André Ceccarelli à la batterie, il publie aujourd’hui un nouvel album qui m’enchante. L’écouter, c’est ouvrir une grande fenêtre sur des parterres de fleurs odorantes. On y découvre des versions inventives de Daahoud, Prelude to A Kiss et de plusieurs standards, le pianiste balayant l’histoire du jazz dont il possède une réelle culture. Diplômé du fameux Berklee College of Music de Boston, il trempa son piano dans le blues et le swing auprès du tromboniste Al Grey et l’écoute des disques d’Oscar Peterson fut déterminante sur sa vocation. Ses compositions soulèvent également l’enthousiasme. Shoes Now doit beaucoup à Monk. Le thème de Blue Forest nourrit une improvisation raffinée pleine de swing et de surprise. Dans sa jeunesse, Vincent prit des leçons de piano classique avec Françoise Hougue, une élève d’Yves Nat, et sa musique est également marquée par la tradition européenne du piano – For Françoise, Renaissance et In the Wee Small Hours of the Morning dans lesquels Pierre Boussaguet s’offre de beaux chorus mélodiques. Car Vincent Bourgeyx est aussi un musicien romantique qui fait danser ses notes, fussent-elles abondantes. Ne manquez pas la pièce cachée, une version émouvante de Over the Rainbow.
Carlos MAZA : “Descango Del Saltimbanqui” (La Buissonne / Harmonia Mundi)
Riche d’une quinzaine d’albums depuis “Donde Estoy ?”, son premier en 1993, la discographie de Carlos Maza n’est pas parvenue à le faire connaître à un large public. La France, Cuba (sa seconde patrie), l’Espagne, le Portugal l’ont tour à tour accueilli. Né au Chili dont il a fui enfant la junte militaire, Maza est un voyageur qui ne sait trop où se poser. De nombreux labels abritent sa musique, mélange de classique, de jazz, synthèse de plusieurs cultures que nourrissent les traditions populaires de l'Amérique latine. Compositeur, orchestrateur et poly-instrumentiste (il joue de la flûte, du charango, des percussions), Maza stupéfie surtout par une guitare (10 cordes) et un piano inouïs, une virtuosité qui, loin d’être gratuite, est l’expression même de sentiments profonds. Dans “Descango Del Saltimbanqui” (le repos du saltimbanque), Maza ne joue rien d’inutile. Gérard de Haro qui a enregistré plusieurs de ses disques, a merveilleusement saisi ses instruments, comme si, vivants et autonomes, ils parlaient cordes et âmes. Ce n’est pas la première fois qu’il enregistre en solo. Pour OWL Records, Jean-Jacques Pussiau lui fit graver le très beau “Nostalgia” en 1994, disque influencé par Egberto Gismonti dans lequel il utilise les deux mêmes instruments. Ici, Maza éblouit davantage par la richesse de sa musique (harmonies, couleurs, jeux d’ombres et de lumières) que par sa technique et son art se fait plus personnel. Le concertiste met une bonne dose de tendresse dans ses notes abondantes et exprime l’essentiel.
Laurent de WILDE : “Over the Clouds” (Gazebo / L’Autre Distribution)
Laurent de Wilde n’avait pas enregistré du jazz acoustique en trio depuis 2006. Préférant confier sa musique à diverses machines, il nous a fait attendre, donnant toutefois de nombreux concerts derrière les murs de la rue des Lombards. Dans “Over the Clouds”, il retrouve Ira Coleman, bassiste déjà présent dans plusieurs de ses disques. A la batterie Clarence Penn, muscle la musique, le rythme occupant une place non négligeable dans les nouvelles compositions de Laurent. Celle qui donne son nom à l’album est une des plus réussies. Son thème est superbe. Son balancement aussi. Préparé à la patafix, le piano sonne comme un balafon et donne un aspect africain à sa musique, la pare de couleurs inédites. “Over the Clouds” contient des morceaux très variés. J’ai mes préférences, mais le disque regorge de bonnes idées, de trouvailles, tant rythmiques que mélodiques. Dans Irafrica co-écrit par Laurent et Ira, ce dernier joue un ostinato de basse avec une croche de retard ce qui lui donne un rebond rythmique. Il utilise une basse électrique dans le très chaloupé Fe Fe Naa Efe, Jérôme Regard à la contrebasse et Laurent Robin à la batterie s’ajoutant au trio. Prelude to a Kiss d’Ellington bénéficie d’un traitement délicatement funky bien que le rythme se renforce dans la partie centrale du morceau. Le pianiste sait lui aussi jouer le blues. Il aère alors ses notes et les fait magnifiquement sonner. Pas besoin d’en produire trop pour faire chanter un piano. Contre la déprime, et le mal aux oreilles, il nous propose Le bon médicament, une ballade toute simple et très belle. Et ça marche, n’en déplaise aux amateurs de pilules vendues sur ordonnance. Nous connaissons le pianiste, nous découvrons un bon prescripteur de médecines douces. Qu’il en soit remercié.
Philippe LE BARAILLEC “Involved” (Out Note / Harmonia Mundi)
Avec la permission de Jean-Jacques Pussiau, je reproduis des extraits du texte de pochette de l’album. Un emprunt certes, mais à moi-même puisque j’en suis l’auteur.
Philippe Le Baraillec enseigne, mais fait peu de concerts et de disques. “Involved » est donc un cadeau qu’il nous offre. On y retrouve ce qui rend précieux sa musique : un toucher élégant dont les ondes pénètrent et se propagent au plus profond de l’âme, un sens de l’espace qui permet la surprise, mélodie, rythme et harmonie habitant ses silences. Mauro Gargano à la contrebasse et Ichiro Onoe à la batterie échangent et dialoguent, interaction féconde née de l’écoute, du désir d’embellir, de rendre palpable les idées de l’autre. Avec eux rêve un saxophoniste avec lequel Philippe tenait beaucoup à partager. Originaire de Saint-Louis (Missouri), Chris Cheek laisse intensément respirer la phrase musicale. Ténor à la sonorité suave, il affirme son lyrisme dans War Photographer (dédié à James Nachtwey) et souffle de petites notes arc-en-ciel qui pigmentent son discours onirique. On est frappé par la sensualité des chorus qui illuminent 10th of September et Iceberg, deux ballades dans lesquelles resplendit l’art d’un pianiste qui peint avec les doigts. Symphonie de couleurs subtilement agencées qu’offrent toutes sortes de bleus, du plus pâle à celui de minuit, les visions de Philippe Le Baraillec s’écoutent aussi avec les yeux. Reflets d’une sensibilité vive, à fleur de peau, ses lignes mélodiques n’oublient jamais le blues et traduisent une fêlure, une blessure invisible qui confère de la grandeur à une musique dont les harmonies sont d’une profonde acuité poétique. En témoigne La Toupie, seule pièce en solo de l’album, celle qui semble le mieux traduire la vérité de son chant intérieur.
Peinture de Girolamo dai Libri (1474-1555) : "Madonna and Child with
Saints" (détail). Metropolitan Museum of Arts (NYC).