JEUDI 6 janvier
Que ce soit avec son complice Otisto qui offre à son piano des sons inhabituels, ou dans d’autres contextes qui lui offrent l’occasion de multiplier les rencontres - on l’a entendu jouer au Sunside ces derniers mois avec Glenn Ferris, Eric Le Lann, Emmanuel Bex et accompagner Elise Caron - Laurent de Wilde éprouve un réel plaisir à se trouver devant un clavier. Cette joie de créer, l’aspect ludique, la liberté que procure l’improvisation se retrouvent bien sûr dans sa musique. Laurent qui aime utiliser toutes sortes de machines n’a pas publié un seul album de jazz acoustique depuis “The Present”, un disque de 2006. Il dispose depuis peu d’un nouveau trio avec lequel il reprend d’anciennes compositions et en rode de nouvelles pour un nouvel enregistrement très attendu. Le Sunside l’accueillait le 6 janvier, la contrebasse toujours juste de Jérôme Regard et la batterie discrète de Donald Kontomanou accompagnant un piano plein de surprises et de fantaisie. Laurent enrichit les standards qu’il reprend d’harmonies nouvelles, de rythmes inattendus. La richesse de son jeu pianistique est perceptible dès le premier morceau du premier set, une version enthousiasmante de I Love You Porgy pleine de chausses trappes et de changements de rythme dans laquelle la contrebasse assure un jeu mélodique et dialogue avec le piano. Le blues est bien sûr perceptible dans Portrait of Wellman Braud, un extrait de La “New Orleans Suite” de Duke Ellington. Wellman est un des premiers musiciens de jazz à avoir joué de la walkin’ bass. L’esprit de cette musique, son aspect jungle est fort bien recréé par le trio. L’hommage à Ellington se poursuit avec Edward K., une composition de Laurent, un des titres de “Spoon-a-Rhythm” qu’il enregistra en 1997. Le second set, plus fluide encore, mit en évidence la cohésion mélodique et rythmique du trio. Loin de couvrir le piano, Donald Kontomanou le sert avec finesse. Il possède un très bon jeu de caisse claire, fait constamment chanter ses cymbales et marque les temps avec constance et légèreté. You Don’t Know What Love et ses changements de rythme, ses mesures ternaires qu’il fait bon écouter fut un bonheur pour nos oreilles soucieuses de swing. Laurent de Wilde prend un malin plaisir à compliquer les difficiles partitions de Thelonious Monk, son musicien fétiche. Ses arrangements de Off Minor et de Shuffle Boy placent constamment les trois musiciens sur une corde raide. Leur parfaite cohésion rythmique les empêche de trébucher. Impeccablement mise en place, leur musique est déjà celle d’un grand trio.
LUNDI 10 janvier
Alexandre Saada en solo au Sunside. Après “Panic Circus” un disque de fusion bariolé, mélange de jazz électrique et de chansons pop dont les couleurs éclatent fièrement sur la pochette, le pianiste revient à un jazz acoustique et donne libre cours à son imaginaire dans de courtes pièces poétiques rassemblées dans “Present” son nouvel album. Il est bien difficile de distinguer l’écrit de l’improvisé dans ces impressions sonores aux contours volontairement brumeux. Ramassés sur eux-mêmes, les morceaux ne durent jamais très longtemps. Alexandre semble préférer la perfection des miniatures aux longues phrases boursouflées par des amas de notes. Il s’exprime avec une grande économie de moyens, adopte un discours sobre, dépourvu d’ornements superflus, mais aux harmonies toujours travaillées. Les thèmes vont et viennent, surgissent de manière inattendue, ne se dévoilent pas aux gens pressés ou inattentifs qui cherchent des mélodies faciles à écouter. Peu de grandes envolées lyriques dans cette musique souvent austère (Eveil, Winter) qui exprime constamment une certaine gravité, nous fait voir des paysages d’hiver en noir et blanc, des voyages shakespeariens contés dans de vieux livres. Très présentes, les basses du clavier donnent du poids à la musique, renforcent son aspect sévère. Celle que joue Alexandre n’est pas sans amertume. Elle possède un arrière-goût d’herbes amères qui donne une réelle profondeur à un langage harmonique hérité de Claude Debussy, de Gabriel Fauré, d’une approche impressionniste du piano. C’est aussi celui de Bill Evans, de Keith Jarrett et de Paul Bley qui privilégient l’harmonie classique européenne tout en la teintant de blues et de notes bleues. Alexandre fait de même. Il peut donner beaucoup de dynamique à ses notes, adopter un jeu orchestral pour mieux les faire sonner. Le chaloupé My Rag, ou Home portent leurs influences. Pour pleinement apprécier cette musique, l’auditeur se doit d’être aussi concentré que le pianiste. Il faut fermer les yeux et se laisser conduire, tous sens en éveil, au pays des rêves. On se laisse bercer par des ostinato qui rythment des notes délicates et tendres (Panic Circus Part II), des accords cristallins encore humides d’une rosée de petit matin. Alexandre parvient même à rendre touchant et onirique Au clair de la lune sur lequel il improvise en fin de set. D’une tendresse discrète et pudique, cette musique témoigne d’une âme sensible qui, le plus discrètement possible, nous fait rencontrer la beauté.
Photos © Pierre de Chocqueuse