Steve Kuhn, Dean Johnson, Joey Baron
MARDI 1er février
Le saxophoniste Chico Freeman ne nous visite pas souvent. Dans le cadre de Sons d’Hiver, la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville de Saint-Mandé l’accueillait avec son groupe, George Cables (piano) Lonnie Plaxico (contrebasse) et Winard Harper (batterie), des pointures, de la bonne musique garantie. J’avais surtout envie d’écouter Cables, le compagnon du come back d’Art Pepper, pianiste discret qui s’est souvent mis au service des autres au détriment de sa propre carrière. Il apparut un peu fatigué, compensant ses faiblesses par un tapis de notes généreuses sur lesquelles Freeman assoit les siennes, construit de longs et puissants chorus. Contrebasse et batterie tissent un voile rythmique très souple qui n’oblige pas les solistes à nécessairement respecter les barres de mesure. Ténor au souffle puissant, Freeman truffe son discours d’effets harmoniques, de notes lourdes du poids d’une histoire qu’il revendique africaine. Son jazz suinte le blues et la tradition. Il a joué avec Elvin Jones dont la polyrythmie, prolifération de battements décalés, propulsent et galvanisent les solistes. Freeman n’est toutefois plus le musicien fougueux de ses premiers albums qui firent sensation dans la seconde moitié des années 70. Il parle surtout le langage du cœur, structure davantage ses histoires, son phrasé legato, conserve ses attaques, son haut débit de notes. Son lyrisme est plus particulièrement évident dans les ballades qu’il aborde. Il présente son concert comme un « Tribute to Elvin Jones » et reprend des compositions de John Coltrane (Lonnie’s Lament) et McCoy Tyner. Excellent rythmicien, Cables évoque parfois ce dernier dans les couleurs modales de ses notes virevoltantes. Imperturbable, la contrebasse de Lonnie Plaxico relie les instruments entre eux et seconde un Winard Harper impérial. Ce dernier ne joue pas du tout comme Elvin Jones. Il possède un jeu solide et inventif, fait magnifiquement sonner ses tambours et fouette ses cymbales avec le sens du groove et l’énergie du fol espoir.
SAMEDI 5 février
Grâce à l’infatigable Stéphane Portet (Sunset et Sunside), le musée de la fédération de tennis du Stade Roland Garros se transforme une fois par mois en salle de concert. (Yaron Herman s’y produira le 5 mars prochain). En trio avec Thomas Bramerie à la contrebasse et Leon Parker à la batterie, Jacky Terrasson inaugurait cette vaste salle offrant une parfaite visibilité aux mélomanes. Le son pose davantage problème, l’endroit n’ayant pas été conçu pour écouter de la musique. Mais le piano sur lequel joua Jacky n’était pas celui qui avait été demandé et il serait prématuré de porter un jugement définitif sur l’acoustique du lieu à l’écoute d’un seul concert. Jacky en donna de meilleurs, mais sans être inoubliable, celui de Roland Garros fut loin d’être mauvais. Outre le fait qu’il parvint à faire sonner un médiocre piano, il enthousiasma par sa capacité à renouveler sa musique. Avec Thomas Bramerie et Leon Parker, cette dernière est moins rentre-dedans, moins funky qu’avec les autres sections rythmiques que Jacky affectionne, le tandem Ben Williams et Justin Faulkner (une découverte de Branford Marsalis) ou celle que constituent Ben et Jamire Williams. Batteur au jeu minimaliste, Parker ne pousse nullement le pianiste à tenir des tempos déraisonnables. Avec lui, Jacky joue un piano fin et sensible. Basse et batterie répondent à ses lignes mélodiques inventives, les provoquent, installent une tension rythmique quasi jamalienne, un perpétuel questionnement qui enrichit la musique. Si Beat It de Michael Jacksonfonctionne moins bien, les opportunités mélodiques se font plus nombreuses avec une contrebasse élégante qui fait chanter ses notes. Des morceaux comme Smile, Smoke Gets in your Eyes et My Church en bénéficient, acquièrent un lyrisme encore plus grand. Ils témoignent de la forme éblouissante d’un pianiste qu’on ne se lasse jamais d’écouter.
MARDI 8 février
Entre les deux concerts qu’il donna au Duc des Lombards, Steve Kuhn me confia qu’il n’avait pas joué en France depuis près de dix ans. Ce grand styliste du piano fut l’un des accompagnateur de Kenny Dorham, Stan Getz, Art Farmer et brièvement John Coltrane. Ses harmonies élégantes restent ancrées dans la tradition du bop. Il en connaît parfaitement les grilles et les exploite avec intelligence dans les nombreux standards qu’il reprend (Lotus Blossom de Kenny Dorham, Four de Miles Davis, Airegin de Sonny Rollins), mais adopte un jazz plus modal dans ses propres compositions, son jeu ressemblant alors à celui de McCoy Tyner. Moins abstrait et novateur que Paul Bley, Kuhn s’en rapproche par son lyrisme. Si le grand modèle reste Bill Evans, le grand Bud Powell se fait également entendre dans son piano. Ce dernier influença Evans à ses débuts, le lyrisme n’empêchant nullement la pratique d’un bop plus musclé. C’est donc une solide section rythmique qui encadre Steve Kuhn sur la scène du Duc. Dean Johnson a beaucoup joué avec Gerry Mulligan. Il prend de bons chorus et fait sonner ses notes avec goût. Excellent batteur constamment à l’écoute de la dynamique pianistique, Joey Baron pratique un réjouissant chabada sur la grande cymbale et joue beaucoup avec la résonance naturelle de ses tambours. La finesse de son drumming fait merveille dans les ballades. Le trio reprit Autumn Leaves partiellement transformé en valse, mais aussi Don’t Explain de Billie Holiday, Kuhn jouant des lignes de blues, ornementant la ligne mélodique du morceau par de jolies cascades de notes perlées. Le blues, le pianiste le mêle au ragtime dans une étonnante version de Jitterburg Waltz(Fats Waller) longuement introduite en solo. Autres surprises de ces deux concerts, The Lamp is Low, une adaptation de la célèbre Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel et Slow Hot Wind de Henry Mancini porté par une walking bass précise et efficace. Dans les pièces qu’il a lui-même composées, Khun diversifie son jeu, joue un autre piano. Oceans in the Sky et The Zoo (un des titres de “Playground” enregistré en quartette avec Sheila Jordan) en bénéficient. Le pianiste se lâche, joue des grappes de notes tourbillonnantes, fait chanter ses arpèges et place alors le rêve au cœur de sa musique.
VENDREDI 18 février
Tord Gustavsen à Nantes au Grand T, pour son seul concert sur le sol français. Une salle pleine, huit cents sièges occupés. Le pianiste s’en montre surpris. Aucune date à Paris malgré le succès critique de son dernier album. Tord n’a plus d’agent pour lui trouver des concerts ce qui explique cette regrettable impasse sur la capitale. C’est en quartette qu’il effectue sa tournée. Mats Eilersten, le nouveau bassiste, ne change en rien sa musique. On s’en rend compte à l’écoute de “Restored, Returned”, disque dans lequel on découvre le saxophone lyrique de Tore Brunborg, le quatrième membre du groupe, une pièce essentielle de son dispositif musical, ce dernier apportant à la musique de nouvelles couleurs, une sonorité chaude et expressive que ce soit au ténor ou au sopranino. Ses improvisations ne s’écartent jamais trop des thèmes. Tore embellit, souffle des notes onctueuses qui donnent poids et relief aux oeuvres du pianiste. Ce dernier reprit plusieurs morceaux de “Changing Places” et “Being There” ses anciens albums, Deep as Love notamment, et en interpréta de nouveaux. Il enregistrera dans quelques jours un quatrième opus pour ECM avec ce même quartette et le groupe en peaufine le contenu sur scène, des compositions qui mêlent étroitement blues et gospel, Tord poursuivant une quête mélodique dans laquelle le silence et la note jouée ont beaucoup d’importance. La plupart des thèmes sont longuement introduits en solo. Gaucher, Tord possède une main droite mobile et puissante. S’il aime caresser ses notes et nous toucher par une musique intensément spirituelle, il peut aussi les faire puissamment sonner, jouer un impressionnant piano orchestral. Le blues surtout irrigue ses lignes mélodiques, ses voicings subtilement colorés et rythmés par le fidèle Jarle Vespestad, batteur délicat dont les toms aux peaux volontairement distendues possèdent une sonorité sourde. Le solo dont il nous gratifia fut remarquable d’intelligence et de musicalité. Le second rappel, une superbe version de The Child Within, un duo piano saxophone, fut l’un des grands moments d’une soirée mémorable.
Reconstruire pour continuer à sourire
-Le 5 novembre dernier, à l’Auditorium St. Michel de Picpus, 53 rue de la gare de Reuilly 75012 Paris, l’association Tèt Kolé organisait un concert pour venir en aide aux enfants de l’école Basile Moreau de Port-au-Prince dévastée par le tremblement de terre. Les fonds récoltés permirent de financer la reconstruction du mur d’enceinte de l’établissement. Un second concert est prévu au même endroit le mardi 1er mars à 20h30 afin de réhabiliter le bâtiment du primaire. Au programme : le Patrice Caratini Latinidades Quintet (avec Remi Sciuto aux saxophones et Manuel Rocheman au piano) et un trio comprenant André Villéger (saxophone), Benoît Sourisse (orgue) et André Charlier (batterie). Prix des places 15€ (adultes) et 8€ (étudiants). Réservations au 01 43 44 79 19.
Photos © Pierre de Chocqueuse