VENDREDI 6 mai
Danilo Pérez en trio au Duc des Lombards. Le pianiste joue une musique très ouverte et ne semble jamais vraiment savoir de quelles couleurs, de quels rythmes elle héritera. Accompagnateur régulier de Wayne Shorter, Danilo a l’habitude de constamment improviser, d’inventer au fur et à mesure des mesures. Il joue des thèmes, mais s’en écarte, peut choisir de suivre sa propre inspiration ou les lignes mélodiques que lui suggère Ben Street, son bassiste. Sa musique se ballade et mène ailleurs. Son jeu de piano délicat sert un jeu souvent segmenté, de courtes phrases colées les unes aux autres qui semblent posséder leur propre logique. Difficile de reconnaître les mélodies qu’il préfère masquer, suggérer, et qu’il introduit longuement en solo. Même Besame Mucho tarde a révéler son thème. Le rythme est inhabituellement lent, bizarrement chaloupé. Même traitement pour Round Midnight qui croise The Peacock de Jimmy Rowles puis redevient du Monk. On ne sait trop où nous conduit le pianiste qui à l’écoute d’Adam Cruz, son batteur, dévoile les influences latines de sa musique, des rythmes de rumba ou de tamborito intégrés à une polyrythmie très riche. Interprété en rappel, Overjoyed de Stevie Wonder résuma parfaitement l’ambiguïté inventive de la démarche du pianiste à la recherche d’une voie médiane entre latinité et jazz, véritable lien entre les rythmes latins proposés par son batteur et les harmonies inspirées de son bassiste.
VENDREDI 13 mai
Mulgrew Miller & Kenny Barron avaient mal choisi leur jour pour nous régaler de leur piano. La grève, de trop rares RER aux heures de pointe. Heureusement, bravant les embouteillages, Francis, mon toubib préféré, me conduisit les écouter au Vésinet dont le théâtre inaugurait son premier Jazz Piano Festival. Franck Avitabile avait la délicate mission d’assurer en solo la première partie du concert. Bon pianiste, il ne boxe pas dans la même catégorie que ces deux poids lourds du clavier, possède un grand talent pour accompagner les autres, sait écouter, réagir, rebondir, mais en solo je conserve de lui l’image brouillée par le temps d’une prestation très moyenne Salle Gaveau. Il jouait ce soir-là avec une crève handicapante et fut incapable de faire entendre son piano habituel. Au Vésinet, il montra son savoir faire pianistique et présenta sa musique avec une bonne dose d’humour. Twisted Nerve, une ritournelle de Bernard Herrmann que Quentin Tarentino utilise dans “Kill Bill”, Le déserteur de Boris Vian très joliment harmonisé, une brillante version d’Autumn Leaves en rappel et quelques compositions personnelles (Cat Tale, Sun Waltz, Trois Gros) constituèrent un excellent programme. On aurait aimé écouter ce piano sensible, nerveux et inventif pendant des heures, mais Franck dut laisser la place à ses aînés dont l’éblouissante technique fut loin d’être toujours musicale. Les deux hommes déroulèrent des tapis de notes, se contentèrent de jouer des grilles, des standards dont on attend de leurs interprètes de nouvelles idées harmoniques et rythmiques. Loin de nous surprendre, If I Were a Bell, How Deep is the Ocean héritèrent de ronronnantes improvisations interchangeables, introductions et codas se révélant les moments les plus intéressants. Fort heureusement Barron et Miller interprétèrent chacun une pièce en solo et leur écoute révéla leur vraie valeur. Tendrement chaloupée, déclinée par un stride léger et délicatement ornementé, celle de Miller semblait contenir l’histoire du jazz. D’une modernité surprenante, Lullabye de Barron bénéficia de riches progressions d’accords et de fioritures bien dosées. Dans Monk’s Dream joué en fin de concert, les deux hommes abandonnèrent leur réserve, leur conversation jusque-là trop polie devenant inventive. Frappées, martelées, les 176 touches des pianos dialoguaient, faisant enfin circuler une musique que l’on aurait aimé entendre plus tôt.
Photos © Pierre de Chocqueuse