“Komeda” : un titre énigmatique pour l’amateur de jazz qui n’est point cinéphile. C’est le nom de scène que s’était choisi Krzysztof Trzcinski, compositeur de musiques de films et jazzman né en Pologne en 1931, décédé en 1969 à Varsovie à l’âge de 38 ans. Médecin laryngologue à ses débuts, excellent pianiste - il pratiquait l’instrument depuis l’enfance - , Komeda se passionna pour le jazz moderne. Le sextette qu’il constitua en 1956 fut la première formation polonaise à en jouer. Trempant le bop dans une esthétique européenne, il parvient à l’enraciner dans la tradition musicale polonaise. Compositeur lyrique, il excella à créer des atmosphères poétiques et cinématographiques. Komeda signa ainsi de nombreuses B.O. dont celles des premiers films de son compatriote Roman Polanski. La plus célèbre est celle de “Rosemary’s Baby”. Son générique, une valse berceuse sur laquelle Mia Farrow vocalise, reste familière à l’amateur de jazz grâce aux versions que nous en ont données Stéphan Oliva (en solo) et le trompettiste Tomasz Stanko. Membre du quintette de Komeda, ce dernier participa en 1965 à l’enregistrement de l’album “Astigmatic”, l’un des plus importants opus jazzistiques du compositeur. Pour lui rendre hommage, Stanko enregistra pour ECM un album entier de ses oeuvres en 1997, “Litania”, préservant ainsi sa mémoire. Le pianiste Marcin Wasilewski fit de même en 2004 avec le Simple Acoustic Trio (1). Leur disque, “Lullaby for Rosemary” (Not Two Records), n’a jamais été distribué en France. Il contient Sleep Safe and Warm (le thème principal de “Rosemary Baby”), et des morceaux que reprend aujourd’hui Leszek Mozdzer dans son premier enregistrement en solo pour le label ACT.
Né en 1971, Mozdzer jouit aujourd’hui en Pologne d’un statut de pop star qui peut inspirer méfiance. Depuis 1994, le très sérieux magazine Jazz Forum l’a toutefois élu chaque année meilleur pianiste polonais ce qui est une solide référence. L’écoute attentive de l’album le confirme. Bien que venu tardivement au jazz, Mozdzer compte de très nombreux enregistrements comme sideman et a gravé une quinzaine d’albums sous son nom. Pianiste virtuose possédant une technique impressionnante, il se fit connaître en 1994 par ses improvisations sur des thèmes de Chopin. S’il n’a pas encore le métier de son compatriote Vladyslav Sendecki dont la musique, moins chargée, gagne en profondeur, Mozdzer hypnotise par la richesse de son langage harmonique, ses nombreuses notes perlées, ses cascades d’arpèges élégantes aux couleurs dignes d’un arc-en-ciel, et nous fait redécouvrir les musiques de Komeda sur un mode très personnel. Beaucoup plus rapide que l’original, sa version de Svantetic devient un exercice de pure virtuosité. Mozder en a supprimé l’introduction, un émouvant choral traité comme un lamento par Stanko qui, dans “Litania”, accentue l’aspect plaintif de la composition (2). Komeda la dédia à son ami Svante Foerster, poète et écrivain suédois. Leszek Mozdzer gomme également le côté tragique de Night-time, Daytime Requiem, une pièce de 1967 dédié à John Coltrane qu’il préfère onirique, son approche impressionniste la chargeant de mystère. Son adaptation pour piano reste toutefois un tour de force, Mozdzer parvient à unifier les différentes parties de l’œuvre, une des plus longues que Komeda composa pour le jazz. Il fait de même avec The Law and the Fist, partition que Komeda composa en 1964 pour “Prawo i Pesc” (“La loi et le poing”), un film de Jerzy Hoffman, sa transcription enrichie de nombreuses variations pianistiques accentuant le romantisme de cette belle page d’écriture musicale. Sa version de Sleep Safe and Warm convainc moins que celle d’Oliva qui en a pénétré l’essence et mis à nu la beauté. Mozdzer est plus à l’aise dans Ballad for Bernt, Cherry et Crazy Girl initialement interprétés par un quartette comprenant saxophone, piano, contrebasse et batterie, de vrais morceaux de jazz que Roman Polanski utilisa en 1961 dans son premier long-métrage “Le couteau dans l’eau” (3). Egalement repris par Stanko, Ballad for Bernt apparaît particulièrement réussi. Les notes lumineuses et élégantes du pianiste, aussi pétillantes qu’une eau gazeuse, bercent la pièce d’une lumière tamisée. Cherry est beaucoup plus vif, presque acrobatique, et Crazy Girl éblouit par les harmonies scintillantes que Mozdzer fait surgir de ses doigts. Le disque se termine sur une délicieuse version de Moja Ballada, un thème que Komeda écrivit en 1958. Les jazzmen aiment le reprendre et la version décontractée et sensible qu’en donne Leszek Mozdzer est tout simplement magnifique.
(1) Slawomir Kurkiewicz (contrebasse) et Michal Miskiewicz (batterie) complètent le groupe devenu le Marcin Wasilewski Trio (3 albums enregistrés sur ECM).
(2) Komeda joue cette longue pièce (15’50) avec son quintette dans l’album “Astigmatic”.
(3) Le réalisateur Jerzy Skolimowsky dont certains films ressortent dans les salles parisiennes - “Deep End”, “Travail au Noir”, “Le départ” (musique de Komeda jouée par Don Cherry) - travailla avec Polanski sur le “Couteau dans l’eau”. Avec le cinéaste Andrzej Wajda, il écrira le scénario des “Innocents Charmeurs” (“Niewinni Czarodzieje”), film que ce dernier réalisa. Krzysztof Komeda en composa la musique.
PHOTOS : Krzysztof Komeda © X/D.R. - Leszek Mozdzer © Przemek Krzakiewicz / ACT Records