Malgré le manque de pluie, les disques poussent comme des champignons, le printemps nous en apportant autant qu’en automne. Leur cueillette n’est pas sans dangers. On les écoute avec prudence, de la musique vénéneuse pouvant vous expédier fissa à l’hôpital. Monsieur Michu en fit les frais en décembre. On ne prend aucun risque avec les nouveaux opus de Brad Mehldau et Ahmad Jamal, musiciens confirmés qui font le plein de concerts. Moins médiatisés, Marc Copland, Guillaume de Chassy, Carlos Maza, Laurent de Wilde, Vincent Bourgeyx, Philippe Le Baraillec remplissent de moins grandes salles, mais leurs disques, aussi comestibles que les cèpes et les bolets royaux du Bon Dieu, se consomment sans modération. Le blogueur de Choc qui a goûté avec ses oreilles ces nourritures célestes préfère vous en rendre compte en deux temps. Deuxième service courant mai. Bon appétit !
-Ahmad JAMAL : “Blue Moon” (Jazz Village / Harmonia Mundi)
J’ai failli oublier cet album du pianiste publié à peu près à la même date que le dernier concert qu’il donna au Châtelet (lire “Des visiteurs très attendus”, mis en ligne le 13 février). Il est pourtant très réussi, meilleur que “A Quiet Time”, un bon disque dont la musique ronronne un peu. “Blue Moon” ne la renouvelle pas, mais Ahmad Jamal change de bassiste et lui donne une dynamique nouvelle qui la rend plus excitante. Attentive, sa section rythmique comble les silences de son piano orchestral, installe une tension qui profite à jeu félin. Omniprésent aux percussions, Manolo Badrena y occupe un poste clef. Reginald Veal le nouveau bassiste et Herlin Riley le batteur officient avec la précision d’un métronome. Les morceaux plus longs favorisent l’hypnose rythmique et c’est en toute quiétude que Jamal joue des cascades d’arpèges, plaque des accords inattendus ou de gracieuses notes perlées. Si I Remember Italy tourne un peu en rond, Blue Moon et Invitation s’imposent dans la durée. Gypsy, une des nouvelles compositions du pianiste, semble bien difficile à jouer, mais Jamal reprend avec bonheur Autumn Rain, un de ses anciens morceaux, et démontre avec Laura qu’il est toujours capable d’apporter un nouveau souffle à un standard, fut-il le plus rabâché.
-Guillaume DE CHASSY : “Silences” (Bee Jazz / Abeille Musique)
De la musique de chambre jouée par un trio réunissant Guillaume de Chassy au piano, Thomas Savy à la clarinette et Arnault Cuisinier à la contrebasse. Au programme, quelques compositions collectives, mais aussi des adaptations de pièces écrites par Francis Poulenc, Serge Prokofiev , Franz Schubert, Dmitri Chostakovitch, le trio parvenant à faire le lien entre le jazz et l’héritage européen de la musique. Pour des raisons acoustiques (la réverbération importante du lieu), les musiciens ont évité de trop charger de notes les pièces qu’ils interprétaient, cette contrainte leur donnant une grande respiration. Bien que partiellement improvisées, ces "extensions mélodiques" ne relèvent pas vraiment du jazz ce qui ne leur empêche pas d’être profondes et créatives. Enregistrée dans le vaste réfectoire de l’abbaye de Noirlac, cette musique apaise par ses nombreux silences, ses notes rares et précieuses. On y entend un piano aussi économe qu’inspiré, une clarinette chantante, une contrebasse aussi discrète que bienvenue. On y trouve certes des cadences, mais sans pesanteur, aussi légères qu’un pollen printanier. En solo, Guillaume magnifie la musique d’“Adieu Chérie”, un film léger et amusant de Raymond Bernard (1945). Il est sans doute le seul pianiste de jazz à connaître Wal Berg (Voldemar Rosenberg) qui en signa la partition.
-Brad MEHLDAU : “Ode” (Nonesuch / Warner)
Donnant de nombreux concerts en solo ou en duo, Brad Mehldau (attendu en juin à Paris avec Joshua Redman) a fait peu d’albums avec Larry Grenadier à la contrebasse et Jeff Ballard à la batterie, ce dernier remplaçant depuis 2005 Jorge Rossy batteur de son premier trio. “Day is Done”, un disque en studio de 2005, et un double live gravé au Village Vanguard l’année suivante, se voient aujourd’hui complétés par “Ode”, un recueil de compositions originales enregistrées en novembre 2008 et en avril 2011. Il est toutefois difficile de distinguer quelles sont les plus récentes de ces pièces qui bénéficient d’une même unité stylistique. S’il innove moins que lors de ses concerts en solo, le pianiste s’accommode parfaitement d’une contrebasse mobile qui impose ses propres lignes mélodiques et d’une batterie haletante qui précipite le rythme de la musique. Avec Ballard, on est loin du chabada traditionnel, mais plus près du rebond, son jeu foisonnant donnant relief et souplesse à la phrase musicale. C’est donc sur un tapis rythmique très fourni que le pianiste tire parti de son jeu ambidextre, trempe ses improvisations dans le blues – 26, Bee Blues – ses thèmes, parfois très simples, nourrissant d’amples développements. De quelle manière improviser à partir d’une structure mélodique ? C’est à cette question que répond collectivement le trio qui invente une musique vivante, ouverte, et parvient à la rendre constamment passionnante.
-Marc COPLAND : “Some More Love Songs” (Pirouet / Codaex)
Sept ans après avoir enregistré sept morceaux sous le titre de “Some Love Songs”, Marc Copland en reprend sept autres dans “Some More Love Songs”, et les joue avec Drew Gress à la contrebasse et Jochen Rückert, section rythmique déjà présente à ses côtés en 2005. Émergeant de sa mémoire, ces pièces se sont imposé naturellement au pianiste, comme si elles avaient choisi leur interprète. Ce dernier traduit avec ses propres harmonies les sensations qu’elles lui suggèrent et nous en offre des versions très personnelles. Il diffracte ses notes, les rend liquides, aussi transparentes que du verre. Un soin extrême est apporté à leurs couleurs, à leur résonance. Le pianiste les allonge ou les contracte, apporte les plus subtiles nuances à ses harmonies flottantes. Sa version onirique de I’ve Got You Under My Skin n’a pas grand chose à voir avec celle de Frank Sinatra. My Funny Valentine et I Remember You que reprit Chet Baker sont abordés sur des tempos inhabituellement rapides. La contrebasse ronde, enveloppante de Drew Gress y fait merveille. Les autres thèmes sont des ballades. Marc Copland enregistre souvent les mêmes thèmes et I Don’t Know Where I Stand de Joni Mitchell apparaît dans “Alone”, un disque en solo de 2009, son meilleur album avant celui-ci.
Bandeau : Rosso Fiorentino (1495-1540) "Ange Musicien" (détail) - Florence, musée des Offices.