Novembre, le mois de nos chers disparus, des feuilles tombées qui font tomber, des journées rétrécies par le noir de la nuit. Claquemuré dans son domicile parisien, Monsieur Michu se prépare aux grands froids. Dégustées sous la lampe familiale, les délicieuses soupes aux champignons de Madame Michu ne l’encouragent pas à mettre le nez dehors. La capitale ne manque pourtant pas d’attraits. Les lumières brillent d’un éclat particulier sous les rideaux de pluie ; le brouillard estompe les formes et les rend féeriques. S’il fait l’effort de lâcher un peu ses disques, l’amateur de jazz constatera une recrudescence de concerts qui interpellent. Après Wayne Shorter dont on annonce un nouvel album sur Blue Note pour le 5 février, la Salle Pleyel accueille Chick Corea et Brad Mehldau avec leurs trios respectifs. Les clubs réservent aussi de bonnes surprises. On se réjouit de savoir en ville des musiciens de valeur. Jean-Paul qui aime beaucoup le piano a écouté “Le long de la plage”, disque dans lequel Marc Copland harmonise des poèmes que lit Michel Butor. Il seront au Réservoir le 28 pour revivre leur rencontre, moment de pure magie. Novembre, c’est aussi le mois du festival JazzyColors qui fête du 8 au 30 sa 10ème édition avec 18 concerts répartis dans 8 centres culturels de la capitale. Peu de noms connus malgré la présence de Michael Wollny, pianiste dont je me passe très bien de la musique, mais une occasion de découvrir quelques jazzmen intéressants (Alain Bédard Auguste Quartet le 27 à l’Institut Hongrois) au sein d’une programmation beaucoup trop éclectique pour plaire à tout le monde. Cardiaque, Monsieur Michu évite les émotions fortes. Il redoute par-dessus tout Les trois lanciers des Carpathes, groupe sang pour sang vampirisant, et les Nonnes en chaleur, punkettes branchées métal naguère appréciées par Jacquot. Qu’il se rassure, les deux formations n’y participent pas. Déçu par la triste prestation d’Herbie Hancock à Clermont-Ferrand, enquiquiné par les Dugenoux, amateurs de jazz lambda qu’il y a rencontré, Monsieur Michu, les pieds bien au chaud dans ses pantoufles charentaises, peine à sortir de chez lui. Ses amis ne désespèrent pas de l’attirer dans une de ses vastes brasseries où, accompagnées de vins blancs d’Alsace équilibrés et secs, les choucroutes fumantes débordent des assiettes. J’en serai, sachant qu’écouter du jazz vivant par temps froid demande des forces pour pleinement l’apprécier.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Vijay Iyer au Duc des Lombards les 12 et 13 novembre. Il y a joué en avril avec Stephen Crump à la contrebasse et Marcus Gilmore à la batterie. Avec eux, le pianiste invente, organise un foisonnement sonore parfois volcanique. Sa musique surprend par ses métriques inhabituelles, son torrent de notes souvent abstraites, comme en témoigne son dernier disque, “Accelerando”, chroniqué dans ce blog. Attaché à la tradition du jazz, influencé par Duke Ellington, il l’est aussi par Thelonious Monk et Cecil Taylor. Derrière un piano percussif se révèle un musicien profondément lyrique.
-Auteur cette année d’un double CD ambitieux rassemblant 23 morceaux originaux, soit près de 2 heures de musique, Christian Scott est lui aussi attendu au Duc du 14 au 17. Huit concerts, deux par soirée à 20h00 et 22h00 pour le trompettiste néo-orléanais qui met en valeur son héritage culturel dans les nouvelles musiques qu’il explore, un jazz influencé par le rock, le funk et le hip-hop. Scott séduit par un jeu cuivré aussi puissant que lyrique. Sa trompette, une Getzen Katrina, lui permet d’obtenir une sonorité d’une grande douceur dans ses ballades. Avec lui, Lawrence Fields au piano, Matthew Stevens à la guitare, Kris Funn à la contrebasse et Jamire Williams à la batterie, pour installer le groove au cœur du discours musical.
-Il se fait un nom Thomas Enhco, par la qualité de son piano, un jeu lyrique au sein duquel s’épanouissent des harmonies séduisantes. Enregistré en trio avec Chris Jennings (contrebasse) et Nicolas Charlier (batterie), “Fireflies” son nouveau disque est plus abouti, plus mûr que le précédent. Thomas a pris son temps pour l’enregistrer, proposer de nouveaux thèmes et en soigner les arrangements. J’aurai pour ma part aimé découvrir quelques standards, des mélodies familières qui ancrent un album dans la tradition du jazz. Il y a bien Träumerei de Robert Schuman, mais il relève du répertoire classique bien que brillamment adapté. Mais je pinaille, car Thomas Enhco joue une musique sensible et possède suffisamment de technique pour encore progresser. On ira l’applaudir avec son trio à Roland Garros le 15 et le 16 et le 17 au Sunside.
-John Scofield au New Morning avec Steve Swallow à la basse et Bill Stewart à la batterie le 16. Le guitariste possède une sonorité propre, légèrement réverbérée par les effets de distorsion qu’il ajoute à son instrument. Construisant ses phases avec un grand sens du rythme, tirant de ses cordes des inflexions percussives, il les trempe dans le blues et la soul, sculpte soigneusement ses notes, choisit l’angle de ses attaques pour rendre plus intense un discours musical émaillé de glissandos. Il s’entend avec son batteur pour tendre le flux musical et le faire respirer. Grand technicien de l’instrument, ce dernier fait chanter ses cymbales, allie puissance et finesse dans un drumming tout en nuance. Le troisième homme, Steve Swallow, fait chanter ses notes à la basse électrique, son jeu fluide, constamment mélodique, profitant à la musique.
-Le pianiste franco-américain Dan Tepfer donne plusieurs concerts à Paris en novembre : il sera le 17 en trio à la Maison de Radio France (Studio Charles Trenet, 17h30), le 22 en trio également à la Gaieté Lyrique, le même théâtre l’accueillant le 27 pour un récital en solo (Goldberg, Variations). Avec lui une section rythmique américaine, Joe Sanders à la contrebasse et Ted Poor à la batterie qui lui permet de prendre des risques, de tenir plusieurs discours mélodiques, ce que permettent ses deux mains qui dialoguent et font tourner la tête. Jouant un jazz très ouvert, Dan aime les longues pièces abstraites, truffées de dissonances, d’harmonies inattendues et tire un maximum de dynamique d’un instrument qu’il fait puissamment sonner. En solo, il reprend les “Variations Goldberg” de Bach qu’il découvrit jouées par Glenn Gould à l'âge de onze ans. Son piano surprenant reste ouvert à tous les possibles.
-Bien que Chick Corea soit un arrangeur non négligeable, c’est en petite formation et plus particulièrement en trio qu’il impressionne le plus, le genre occupant une place de choix dans sa discographie. Après un opus enthousiasmant enregistré live au Blue Note de New York avec Eddie Gomez et le regretté Paul Motian, ses nouveaux complices se nomment Christian McBride et Brian Blade pour un rendez-vous à Pleyel le 18 (20h00). Gageons que les trois hommes sauront être à la hauteur de nos attentes. Prodigieux bassiste acoustique McBride fait constamment chanter son instrument. Batteur rompu à toutes les métriques, Blade possède un grand sens de la couleur. Le piano dynamique et inventif de Corea, son goût pour rythmes latins et bondissants, le lyrisme et la précision rythmique de ses phrases achèveront de nous séduire.
-Avec Kebbi Williams (sax ténor et flûte), Isaiah "Shakey" Thomas à la guitare et Braylon Lacy à la basse électrique, Chris Dave, batteur de son état a récemment enthousiasmé le public de Jazz en Tête, LE festival de Clermont-Ferrand. Emus par le talent du leader, un homme capable de juxtaposer et de faire swinguer des métriques pour le moins invraisemblables, Mr et Mme Michu en avaient les larmes aux yeux. Si les rythmes qu'il propose avec sa formation (The Drumhedz) relèvent autant du hip hop que du jazz, la musique, du jazz moderne très excitant, reste privilégiée. Une guitare au son non trafiqué par des pédales, un saxophone ténor ou une flûte selon les besoins de l’orchestration posent et développent les thèmes, le répertoire incluant aussi bien des compositions de John Coltrane, que de Duke Ellington et Jimi Hendrix. Avec ses deux caisses claires et des cymbales découpées en spirale comme des pelures d’orange, Chris Dave (il a joué avec Kenny Garrett, Pat Metheny, Wynton Marsalis) est une bénédiction. Ne manquez pas son concert parisien le 19 au New Morning.
Dernière minute : En hommage à Pierre et Marie Curie qui découvrirent la radioactivité, le PMT QuarKtet – Véronique Wilmart (sons acousmatiques), Antoine Hervé (claviers), Jean- Charles Richard (saxophones) et Philippe “Pipon” Garcia (batterie) – appliquera le principe de la désintégration des atomes à la musique acousma-jazz le 19 novembre (20h00) au Studio de l’Ermitage. Distribué par Harmonia Mundi, l’album sera disponible le lendemain du concert. Je n’en connais pas la musique, mais avec Oncle Antoine on peut prendre des risques !
-Billy Hart en villégiature au Duc des lombards le 19 et le 20. Avec lui depuis 2003, une poignée de musiciens fidèles construisent sa musique qu’enregistre aujourd’hui ECM. Loin du piano bling bling qu’il joue avec Bad Plus, Ethan Iverson surprend par des harmonies flottantes et inattendues. Au saxophone ténor, Mark Turner balance de longues phrases mélodiques chromatiquement complexes, a recours à des improvisations abstraites et prend des risques. Batteur à la frappe sèche, à la sonorité épaisse et aux ponctuations énergiques, Billy Hart s’entend fort bien avec Ben Street son bassiste, toujours à l’écoute pour garder le bon tempo, ancrer la musique dans un continuum régulier, le jazz contemporain que propose la formation étant judicieusement tempérée par le lyrisme.
-Brad Mehldau à Pleyel le 21 avec Larry Grenadier (contrebasse) et Jeff Ballard (batterie), l’occasion est trop belle pour la manquer. Car s’il donne d’éblouissants concerts en solo, il le fait plus rarement en trio. On attend depuis longtemps nos trois musiciens sur une scène parisienne. Les deux disques qu’ils ont fait paraître cette année, “Ode” en avril, et “Where Do You Start” en octobre comptent parmi les plus captivants de sa discographie. Le premier ne contient que des compositions originales ; le second des standards. Nul doute que Brad et sa rythmique joueront les uns et les autres, feront tout pour nous surprendre. Le pianiste ne peut que se réjouir de la contrebasse mélodique de Grenadier constamment à l’écoute, de la batterie (re)bondissante de Ballard pour tirer parti de son jeu ambidextre, inventer une musique vivante, ouverte, et passionnante.
-Ravi Coltrane au New Morning le 23 avec d’autres musiciens que ceux qui l’accompagnent dans son dernier album, le premier qu’il enregistre pour Blue Note : David Virelles aux claviers, Dezron Douglas à la contrebasse, Johnathan Blake à la batterie. Mal distribués, ses anciens disques n’ont pas aidé à faire reconnaître ce saxophoniste discret et éloigné des modes à sa valeur. Le fils de John Coltrane possède pourtant une réelle personnalité. Son jeu de soprano est d’une grande richesse mélodique. Il possède une sonorité attachante au ténor, instrument avec lequel il prend des risques, souffle des harmonies très libres. The Change, My Girl, le plus beau morceau de son récent opus, se pare de couleurs modales. Joe Lovano a co-produit ce “Spirit Fiction” dont Ravi jouera probablement de larges extraits.
-Nicola Sergio s’installe au piano du Sunside le 25 pour y fêter la sortie d’“Illusions” son nouveau disque (Challenge / Distrart). Avec lui, Stéphane Kerecki à la contrebasse et Fabrice Moreau à la batterie. Figures incontournables de la scène jazz parisienne, ils jouent sur l’album du pianiste qui réside dans la capitale depuis 2008 et promène souvent son franc sourire rue des Lombards. Outre de nombreuses compositions personnelles dont l’écriture très soignée indique un goût prononcé pour la forme, le nouvel opus contient une pièce de Franz Schubert, le jazz de Nicola étant fortement marqué par l’harmonie classique européenne. Il l’étudia au conservatoire de Pérouse et propose un jazz lyrique, evansien, au sein duquel la mélodie occupe la première place.
-Ne manquez pas le concert que donneront le 28 les premiers artistes enregistrant pour Vision Fugitive au Réservoir, 16 rue de la Forge Royale à Paris (20h30). Distribué par Harmonia Mundi, ce nouveau label de projets transversaux est né de la longue amitié qui unit le guitariste Philippe Mouratoglou au clarinettiste Jean-Marc Foltz. Les deux hommes ont invité Philippe Ghielmetti à les rejoindre pour partager avec eux la triple direction artistique du label. Trois disques illustrés de pochettes peintes par Emmanuel Guibert (“La guerre d’Alan”) viennent de paraître : “Steady Rollin’ Man”, relecture pour le moins originale de quelques pièces de Robert Johnson ; “Le long de la plage” avec Marc Copland au piano pour habiller d’harmonies féeriques les poèmes que lit Michel Butor ; “Visions fugitives” dans lesquelles la musique classique européenne inspire à Jean-Marc Foltz et à Stephan Oliva des improvisations en miroir au-delà du classique et du jazz.
-Laïka Fatien chante Billie Holiday, pose avec sensibilité et naturel ses propres paroles sur des instrumentaux de Wayne Shorter, Joe Henderson, Tina Brooks et Jackie McLean, interprète Stevie Wonder, Björk et Villa-Lobos . Elle préfère la justesse et la sincérité au maniérisme et aux effets de style, et a choisi l’intimité du Duc des Lombards pour nous faire partager le répertoire de “Come a Little Closer” son nouvel album, des chansons d’amour qui épousent intimement les battements de son cœur. Avec elle le 29 et le 30, Airelle Besson (trompette), Pierre-Alain Goualche (piano), Chris Thomas (contrebasse) et Leon Parker (batterie) pour nous murmurer, chuchoter, des musiques évanescentes et des mots qui apaisent.
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-Sunset - Sunside : www.sunset-sunside.com
-New Morning : www.newmorning.com
-Salle Pleyel : www.sallepleyel.fr
-Gaîté Lyrique : www.gaite-lyrique.net
-Le Réservoir : www.reservoirclub.com
-Studio de L'Ermitage : www. studio-ermitage.com
-Festival JazzyColors : www.jazzycolors.net
Crédits photos : Henri Brispot (1846 - 1928) : "Un gourmand", huile sur toile (Détail) D.P. - Vijay Iyer, John Scofield, Dan Tepfer, Billy Hart, Nicola Sergio © Pierre de Chocqueuse – Christian Scott © Kiel Adrian Scott / Concord Records – Chick Corea avec Christian McBride & Brian Blade © Kris Campbell – Chris Dave, Laïka Fatien © Philippe Etheldrède – Brad Mehldau Trio © Michael Wilson / Nonesuch Records – Ravi Coltrane © Deborah Feingold / Blue Note Records – Philippe Mouratoglou, Jean-Marc Foltz & Philippe Ghielmetti © Cecil Mathieu.