DIMANCHE 18 novembre
Chick Corea à Pleyel avec Christian McBride et Brian Blade. Ce dernier fut le contrebassiste de son Five Peace Band, quintette avec lequel il effectua deux tournées en 2008 et 2009. Le batteur de la première était Vinnie Colaiuta. En 1992, Chick avait enregistré avec lui au Blue Note de Tokyo un album introuvable pour le marché japonais. Colaiuta indisponible en 2009, le pianiste engagea Blade qui apportait un drive différent, une manière bien à lui de rythmer le répertoire du groupe. Il fit de même à Pleyel, abordant les morceaux sous un angle rythmique différent, leur donnant ainsi une autre jeunesse. Le concert s’ouvrit sur une longue introduction abstraite, un foisonnement sonore sinueux qui vit surgir un thème et un tempo fluide. S’appuyant sur une contrebasse souple et ronronnante, Chick put alors attaquer ses notes avec une vélocité étonnante. On craignait un peu la virtuosité de McBride. N’allait-il pas trop en faire, entraîner Corea dans une surenchère d’arpèges, d’ornements décoratifs ? Que nenni ! Constamment à l’écoute, il intervint aux bons moments, nous régala de son timbre rond et chantant, d’un balancement rythmique confortable. L’homme pratique avec bonheur une walking bass qui dispense la main gauche du pianiste de trop marquer les basses des morceaux. En solo, il frotte ses cordes, les tire, donne relief et puissance à ses notes, en fait sonner les harmoniques. Le trio reprend des standards, les réinvente et les remet à neuf. Monk est ainsi déstructuré, remonté, repensé. Miles Davis également. All Blues devient ainsi méconnaissable, se pare d’un autre rythme et de nouvelles couleurs. La main droite mobile et bondissante du pianiste surprend par ses attaques inattendues, ses traits vifs et précis. Héritant d’une structure rythmique inédite, Armando’s Rhumba danse sur des rythmes impairs. Brian Blade n’enferme jamais les thèmes dans des tempos rigides. Il les aère par un jeu de cymbales plein de finesse, un drive délicat et coloré. Il prospecte, donne une nouvelle jeunesse à un répertoire qui ne connaît point l’usure.
MERCREDI 21 novembre
Retour à Pleyel pour Brad Mehldau. Le pianiste s’est souvent produit en solo ces dernières années. Il retrouve son trio pour une tournée de quelques capitales européennes. Avec Larry Grenadier (contrebasse) et Jeff Ballard (batterie), il a signé deux des disques les plus réussis de 2012, “Ode”, recueil de compositions originales, et “Where Do You Start” consacré à des standards, des enregistrements de 2009 et 2011 qui ne reflètent pas exactement les concerts actuels du trio. Brad change souvent de répertoire, compose et explore de nouveaux morceaux. L’un de ceux qu’il joue en rappel n’a pas encore de nom. Il reprend aussi des standards, mais aime surtout puiser les mélodies qu’il réharmonise dans la variété américaine et la musique pop. Son récital parisien débuta avec Great Day, une chanson de Paul McCartney, un extrait de “Flaming Pie” enregistré en 2007. Les aficionados du pianiste sont familiers de cet éclectisme. Ils le savent capable de plonger dans un bain de notes bleues la mélodie qui lui parle, soit-elle de Nick Drake ou d’Elvis Costello. Brad reprend même une chanson sirupeuse de Tony Velona, Lollipops and Roses popularisé par Jack Jones en 1962. En trio, il laisse beaucoup jouer son bassiste, se fait discret pour mieux reprendre la main dans Cheryl, un thème de Charlie Parker qu’il aborde « à la Monk », ses longues lignes de blues étant portées par une contrebasse frémissante. Le blues, il en a plein les doigts. Il lui fait allégeance en interprétant Since I Fell for You de Buddy Johnson. Son piano se fait alors plus orchestral, acquiert une telle dynamique que ses deux complices le laissent achever seul une improvisation babélienne. Car c’est en solo que Brad Mehldau prend le plus de risques, s’approprie la musique pour la faire entièrement sienne. Un de ses morceaux Ten Tune, une pièce étrange, dissonante – Grenadier pas très juste à l’archet – s’y prêta. Ballard peina à trouver le tempo. Le bon rythme installé, le pianiste libéré installa une seconde ligne mélodique, improvisa avec passion de miraculeux voicings. En apesanteur, il rêva une musique qu’il acheva en solo. Capable de jouer des cascades de notes perlées, d’empiler des accords marmoréens, Brad peut aussi effleurer légèrement son clavier, prendre un chorus entier avec sa seule main gauche. Il le fit dans And I Love Her, balade somptueuse de John Lennon & Paul McCartney ornementée de basses puissantes, et dans une version dépouillée de Beatrice, un thème de Sam Rivers qu’affectionne aussi le pianiste Kevin Hays, attendu avec lui l’an prochain à Pleyel.
Photos © Pierre de Chocqueuse