Dernières chroniques de disques avant la mise en sommeil de ce blog. Peu d’albums sont mis en vente en cette période estivale. Profitant de l’accalmie, quelques éditeurs malins mettent en circulation des enregistrements de jazzmen célèbres qui complètent avec bonheur leur discographie. Des concerts inédits de Bill Evans et de Keith Jarrett, des extraits de la dernière tournée de Return to Forever en son et en images accompagneront bains de mer, siestes, excursions en montagne et visites touristiques. J’ai rajouté John Taylor à cette sélection. Les disques de ce grand pianiste, le meilleur d’Angleterre, sortent sans aucune couverture médiatique et passent inaperçus. Dommage. Je vois bien les harmonies lumineuses de son nouvel opus éclairer notre été.
Keith JARRETT : “Sleeper” (ECM / Universal)
Cet enregistrement inattendu nous replonge dans les années 70, lorsque Keith Jarrett travaillait avec deux quartettes dont un européen, Jan Garbarek (saxophones ténor et soprano), Palle Danielsson (contrebasse) et Jon Christensen (batterie) étant alors de l’aventure. Cette dernière commença par “Belonging”, un enregistrement studio de 1974 qui donna son nom à la formation. Elle se poursuivit avec “My Song“ en 1977. Deux ans plus tard, en mai 1979, le groupe se produisit au Village Vanguard de New York, prestation qui généra un double album live, “Nude Ants”. Auparavant, le Belonging Quartet s’était rendu au Japon, Tokyo l’accueillant pour plusieurs concerts en avril. La musique de l’un d’entre eux ressuscita en 1989, lorsque la firme ECM publia “Personal Mountains” à l’occasion de ses vingt ans d’existence. Une discographie réduite pour un groupe dont l’importance fut considérable dans l’histoire du jazz. On se réjouira d’autant plus de la parution de ce double CD, un “Dormeur” (“Sleeper” ) qui se réveille après des années de mise en sommeil sur une étagère. Son enregistrement date du 16 avril 1979. Le lieu : le Nakano Sun Plaza de Tokyo. Cela explique que son répertoire recoupe les contenus de “Personal Mountains” et de “Nude Ants”. Avec “Sleeper”, nous possédons aujourd’hui trois versions d’Oasis et d’Innocence, deux de Personnal Mountains, Chant of the Soil, Prismet New Dance. On s’amusera bien sûr à les comparer pour découvrir qu’elles sont toutes différentes malgré les mélodies qu’elles possèdent en commun. Le seul « inédit » est ici So Tender que Jarrett reprendra avec Gary Peacock et Jack DeJohnette dans “Standards, Vol.2”. Le même trio nous donnera aussi une autre version de Prism en 1983. Ces morceaux ont toutefois été spécifiquement écrits par Jarrett pour son quartette européen. Ils n’ont pas pris de rides, semblent même avoir été joués hier, leur modernité les rendant intemporelles. On la doit à une formation soudée autour de son leader qui fait chanter un piano aussi intense que lyrique. Avec lui, capable de jouer des notes brûlantes et d’en souffler des tendres, Jan Garbarek fait entendre sa sonorité âpre et expressive qui influencera de très nombreux saxophonistes. Sa complicité avec Jarrett est particulièrement évidente dans leur interprétation de Personnal Mountainsdont la partie de piano semble décalée par rapport au thème que joue le saxophone. Vers sa quinzième minute, après une danse tribale confiée à une section rythmique très enveloppante que renforce Jarrett aux percussions, le morceau bascule avec l’apparition inattendue d’un second thème plus lyrique que le premier. La transition avec le morceau suivant, Innocence, étonne tout autant. Elle se fait de façon naturelle et se remarque à peine. Le tempo ralentit imperceptiblement. Palle Danielsson qui, un peu plus tard dans Chant of the Soil, va prendre un chorus rythmique époustouflant, fait sonner les harmoniques de sa contrebasse derrière un piano et un saxophone en parfaite osmose. La longueur de certains morceaux ne doit pas vous inquiéter. Introduit par Garbarek à la flûte, Oasis, une pièce modale incantatoire, dépasse les 28 minutes. Fermons les yeux : nous sommes dans une salle de concert, la musique suggère des images et fait monter au ciel.
Bill EVANS “Live at Art D’Lugoff’s Top of the Gate” (Resonance / Codaex)
Même s’ils n’y sont jamais allés, les amateurs de jazz ont entendu parler du Village Gate, club de New York situé au sous-sol du 160 Bleeker Street à Greenwich Village. Il ouvrit ses portes en 1958 et les ferma en 1993, tout comme la salle du rez-de-chaussée baptisée Top of the Gate que le propriétaire des lieux, Art D’Lugoff, avait transformé en club en 1964. Bill Evans s’y produisit quatre semaines en 1968 avec son trio. Eddie Gomez est son contrebassiste attitré depuis 1966. Un nouveau batteur, Marty Morell, l’a rejoint depuis peu. Bill ne lui demande pas de prendre de solos, mais d’assurer le swing et le tempo. Il a des problèmes avec ses batteurs, les souhaite discrets et a choisi Morell pour la délicatesse avec laquelle il caresse sa caisse claire, ponctue le flux musical aux balais, comprend et anticipe ses désirs. Nonobstant certaines escapades, Gomez restera onze ans à ses côtés et Morell sera pour lui une force d’entraînement jusqu’en 1975. Tous les trois participeront aux enregistrements de “What’s New” (en quartette avec Jeremy Steig), “Montreux II”, “The Tokyo Concert”, “But Beautiful” (avec Stan Getz). Toutefois lorsque le 23 octobre 1968 le jeune George Klabin enregistre au Top of the Gate deux sets complets du pianiste pour la WKCR-FM, radio de l’Université de Columbia, Morell connaît encore mal les compositions d’Evans, ce qui explique que Turn of the Stars soit la seule pièce de Bill au sein d’un répertoire de standards. La prise de son est remarquable pour l’époque. Klabin disposait d’un magnétophone deux pistes, une table de mixage stéréo et de quatre excellents micros dont un Neumann U67. Il effectua le mixage en direct ce qui explique la qualité moindre des deux premières plages, Emily et Witchcraft, morceaux au cours desquels il dut effectuer certains réglages. Ces inédits sont également d’un grand intérêt historique. Bill Evans reprend Witchcraft que contient “Portrait in Jazz”, un disque de 1959. On ne connaît pas de version plus ancienne de Here’s That Rainy Day qu’il interprète ici, et c’est le premier enregistrement en trio de Yesterdays, My Funny Valentine et Mother of Earl, une composition d’Earl Zindar dont il affectionne les thèmes. Evans joue un piano nerveux aux notes abondantes, articule avec nuance de longues phrases dont chaque segment semble prendre le temps de respirer. Sa frappe se conjugue à un toucher qui donne de la grâce à sa musique. En trio, il explore de nouveaux territoires harmoniques, applique au jazz un vocabulaire hérité du classique et s’efforce de présenter ses idées dans un langage musical clair et sensible. La présence d’Eddie Gomez à ses côtés est la garantie d’y parvenir. Digne héritier de Scott LaFaro, ce dernier impose sa contrebasse virtuose et chantante. Ses chorus nombreux le voient solliciter les harmoniques, les notes aiguës qui sonnent difficilement et que l’on va rarement chercher. Doublant fréquemment les lignes du piano, il invente ses figures mélodiques, rassure et enrichit un discours evansien en quête de perfection esthétique.
RETURN TO FOREVER : “The Mothership Returns” (Eagle Records / Naïve)
Annoncé sans tapage médiatique comme tant d’autres disques qui nous tombent dessus en cette saison des pluies, cet enregistrement live de Return to Forever (2 CD et 1 DVD) est loin d’être anodin. Il fait suite à la tournée mondiale qu’assura l’an dernier une formation plusieurs fois remise sur pied depuis sa dissolution officielle en 1977. Chick Corea, Stanley Clarke et Lenny White qu’assistent Frank Gambale et Jean-Luc Ponty reprennent de larges extraits de leurs albums “Hymn to the 7th Galaxy” et “Romantic Warrior” dont la Medieval Overture, introduit leurs concerts au sein desquels abondent les passages acoustiques. Bien que jouant du piano électrique et de nombreux synthés, Chick Corea improvise fréquemment au piano, notamment dans The Romantic Warrior dont il masque longuement le thème. C’est encore au piano qu’il dialogue avec Jean-Luc Ponty, The Shadow of Lo et l’introduction du Concerto de Aranjuez consacrant leur entente. Car le violoniste n’a pas intégré la formation pour y faire de la figuration. Return to Forever IV reprend Renaissance, morceau que Ponty écrivit dans les années 70. Occasion pour lui de multiplier les échanges avec le piano et la guitare, de prendre de brillants chorus, d’apporter au groupe les couleurs uniques de son violon. Mêlé à la guitare électrique de Frank Gambale, son instrument donne du poids aux morceaux, Sorceress, Beyond the Seventh Galaxy, et School Days héritant d’une épaisseur sonore digne du rock. School Days reste bien sûr étroitement associé à Stanley Clarke, son créateur. Il y fait fièrement claquer les cordes de sa basse électrique, exhibe un jeu virtuose et un peu vain passant mieux en concert que sur disque. Les amateurs de jazz préféreront Renaissance et The Romantic Warrior, deux plages largement acoustiques. Le DVD contient d’autres versions bien filmées de After the Cosmic Rain et The Romantic Warrior, ainsi que deux documentaires sur le groupe, des interviews (sous-titrées) des musiciens se mêlant à des extraits de concerts.
John TAYLOR : “Giulia’s Thursdays” (Cam Jazz / Harmonia Mundi)
Ne partez pas en vacances sans avoir écouté “Giulia’s Thursdays”, nouvel album du pianiste John Taylor consacré à Carlo Rustichelli (1916-2004) compositeur attitré du réalisateur Pietro Germi. Une commande de Cam Jazz, firme italienne qui possède les droits de nombreuses musiques de film et les fait jouer par les jazzmen qui sont en contrat avec elle. On trouve ainsi à son catalogue Ennio Morricone par Enrico Pieranunzi (deux volumes), Armando Trovajoli par Antonio Faraò, et Fiorenzo Carpi par Edward Simon. Morricone est mieux connu que les autres, mais ce que les interprètes font de leurs musiques importe davantage que les partitions elles-mêmes. Celles de Rustichelli furent souvent destinées à des péplums tels que “Le fils de Cléopâtre” (Il Figlio Di Cleopatra) ou à des comédies pas toujours réussies. L’une des plus célèbres est “Divorce à l’Italienne”. Taylor donne une version neuve et méconnaissable de sa bande-son, recouvrant la mélodie de ses propres harmonies, la musique devenant aérienne et fluide. Avec lui, ses musiciens habituels, Palle Danielsson dont on retrouve avec plaisir la contrebasse, et Martin France à la batterie, un trio qui nous plonge dans un jazz fin et subtil malgré les tonalités souvent semblables des morceaux.
Keith Jarrett Belonging Quartet © Terje Mosnes / ECM
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