Les dernières années de la vie de Stan Getz furent sans doute les plus
lyriques de son art. Le saxophoniste maîtrise son instrument au point d’en tirer une sonorité spécifique lui appartenant en propre, un son « brumeux, fantomatique, bouleversant comme un
amour perdu et retrouvé » écrit Alain Gerber dans les notes de livret de l’édition originale de “People Time“ publié en 1992. Getz est « The Sound », le chef de
file de l’esthétique cool qui, depuis sa version inoubliable de Early Autumn en 1948, fait chanter son ténor mieux que les autres et n’a surtout plus rien à prouver. Lorsqu’il
s’attache pour de bon à Kenny Barron en 1986, le bopper trempe depuis longtemps ses phrases élégantes dans le miel. Les disques en quartette, magnifiques, se succèdent avec
George Mraz ou Rufus Reid à la contrebasse et Victor Lewis à la batterie. Citons “Voyage“ en 1986, “Anniversary“ et “Serenity“ tous deux
enregistrés live au Café Montmartre de Copenhague en 1987. On doit les deux derniers à Jean-Philippe Allard qui en 1991, trois mois avant le décès du saxophoniste,
produisit les derniers albums publics de sa carrière. Cette année-là, du 3 au 6 Mars, dans ce même Café Montmartre, les micros de l’ingénieur du son Johnnie Hjerting captent
inlassablement la musique. Getz admire son pianiste, le respecte et exige qu’il partage avec lui l’affiche de ces concerts. Malade, il n’hésite pas à s’appuyer sur lui lorsque le souffle lui
manque. Il a 64 ans. Un cancer ronge ses poumons. Il a puisé en lui-même des forces insoupçonnées pour graver un mois plus tôt auprès d’Abbey Lincoln“ “You Gotta Pay The Band“ et
en trouve d’autres pour défier avec son saxophone les nuits froides de l’hiver danois. D’une tendresse exquise, d’une chaleur à faire fondre la glace, émouvante et intense, la musique qu’il joue
tient du miracle. Getz termine ses chorus épuisé par l’effort. Attentif, Barron n’hésite pas à prolonger son discours lorsqu’il le juge nécessaire, dans la première des deux versions d’East
of the Sun notamment. Le 5 mars, mécontent de sa sonorité dans Whisper Not, Getz change l’anche de son saxophone et laisse Barron prendre en main le morceau. Styliste raffiné et
bopper accompli, ce dernier reste attaché au swing, aux harmonies délicates qui enrichissent son beau piano. Musicien caméléon, il s’adapte à toutes les situations, peut tout aussi bien jouer
stride, bop ou adopter des dissonances à la Monk.
Ce coffret de sept CD (un par set, le saxophoniste n’en a joué qu’un le dernier soir) réunit quarante-huit morceaux. Getz interprète trois fois
Stablemates, Soul Eyes, First Song, People Time (une composition de Benny Carter), et quatre fois The Surrey With the Fringe On Top. Aucune de
ces versions n’est anecdotique et lorsque Stan Getz et Jean-Philippe Allard préparèrent la première édition en 2 CD de “People Time“ (photo jointe), ils auraient
pu en choisir d’autres. Dix thèmes, dont certains joués plusieurs fois, sont également inédits. Parmi eux, Yours and Mine, The End of a Love Affair, Autumn Leaves,
Con Alma, You Stepped Out of a Dream. Soir après soir, Getz et Barron les embellissent, dialoguent, échangent des idées toujours nouvelles. Avec eux, la ligne mélodique est
toujours célébrée et magnifiée et les ballades, nombreuses, mises à l’honneur. Elles n’empêchent nullement le saxophoniste de s’affirmer fiévreux dans Night and Day, You Stepped Out
of a Dream et Bouncing With Bud abordés sur des tempos plus rapides. Stan Getz joue ici contre la maladie qui va bientôt le terrasser. Il l’affronte par la plus
belle musique possible et nous donne une leçon de courage. Comme l’a si bien écrit Kenny Barron en 1991, « la musique de cet enregistrement est pure, merveilleuse en dépit
de la douleur de Stan ou peut-être à cause d’elle. »