Afin de sensibiliser la communauté internationale et plus particulièrement les jeunes aux valeurs universelles que véhicule le jazz, la Conférence Générale de l’UNESCO décidait en novembre dernier de proclamer le 30 avril « Journée Internationale du Jazz ». Musique de liberté, mais aussi outil éducatif, force de paix, d’unité, de dialogue et de coopération entre les peuples, le jazz résiste à toutes les tentatives de définition. Deux siècles et demi de brassage culturel permirent sa naissance à la fin du XIXe siècle au sud des États-Unis. Né de la rencontre entre traditions musicales africaines et européennes, il s’est réinventé au contact d’autres cultures, d’autres genres musicaux. Loin de ses frontières, il accueille les traditions folkloriques des pays dans lesquels il s’implante, mais perd souvent de vue ses racines, la longue chaîne des créateurs qui l’ont porté jusqu’à nous. Le blues n’y a plus sa place et le swing pas davantage. Car le jazz possède des règles, un vocabulaire, un patrimoine mélodique et rythmique que trop de musiciens aujourd’hui méconnaissent. La part réduite, voire inexistante qu’ils consacrent aux standards dans leurs albums, le montre cruellement. Aller de l’avant oui, mais en intégrant la tradition à ses propres apports culturels pour que le jazz se renouvelle en tant que jazz et non sous les habits d’une autre musique aussi bonne soit-elle. Rapprocher les peuples et les cultures du monde autour du jazz est une formidable idée. Encore faut-il que le jazz soit encore du jazz pour fédérer un public qui ignore tout de cette musique, habitué qu’il est à écouter de la variété frelatée ou du rock insipide.
Le 27 avril, trois jours avant que la Journée Internationale du Jazz ne soit célébrée à la Nouvelle-Orléans et à New York, à Paris, l’UNESCO accueillait son Ambassadeur de Bonne Volonté Herbie Hancock et ses amis pour une journée de débats, master classes, conférences, projections de films (“Autour de Minuit”, Nina Simone à Montreux en 1976) expositions et concerts. Mon emploi du temps ne me permit que d'assister le matin à un débat sur le jazz et le cinéma organisé par l’Académie du Jazz et animé par François Lacharme, son président. Il réunissait Julien Delli Fiori (FIP), Vladimir Cosma, Thierry Jousse, cinéaste, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma et Bertrand Tavernier, orateur brillant et loquace qui nous conta maintes anecdotes sur le tournage de “Round Midnight”, musique supervisée par Herbie Hancock qui, de la salle, intervint dans le débat.
Réservé aux privilégiés qui purent obtenir des invitations malgré une organisation précipitée et un service de presse défaillant, le concert du soir connut des hauts et des bas. La plupart des musiciens n’avaient jamais joué ensemble. Une seule répétition l’après-midi ne leur permit pas de voir la musique en détail, de constituer des groupes homogènes. L’acoustique exécrable de la salle n’arrangea pas les choses. Meilleure danseuse que chanteuse, China Moses massacra allégrement Lover Come Back to Me. Avec elle officiaient Ben Williams (contrebasse) et Terri Lyne Carrington (batterie), section rythmique qui accompagna la plupart des musiciens qu’annonçait le programme. Barbara Hendricks est une grande chanteuse d’opéra, mais le jazz n’est pas son domaine. Sa version de Strange Fruit ne convainquit personne. Heureusement il y a le blues, le gospel, des musiques qui lui sont naturelles et dans lesquelles son chant plus mesuré fait passer l’émotion. En trio et en robe de chambre, Tania Maria nous offrit un morceau plein de rythme et de joie. La prestation d’Hugh Masekela fut également une bonne surprise. Originaire d’Afrique du Sud, pays qui, il y a 18 ans ce 27 avril, tournait la page de l’apartheid, le trompettiste mêle élégamment jazz et Mbaqanga dans une musique que Lionel Loueke, John Beasley, Marcus Miller et Manu Katché prirent plaisir à construire avec lui. Sans Masekela, mais avec Antonio Hart au saxophone, le même groupe se livra à un intermède funky au cours duquel Marcus Miller fit ronfler bien inutilement sa basse électrique et démontra sa virtuosité. Manu Katché frappait avec démesure ses tambours et Lionel Loueke qui fêtait son anniversaire en prit plein les oreilles. Nous aussi. Sans être original, le jazz manouche du jeune guitariste Swan Berger (né en 1998) que secondaient Mathieu Chatelain (guitare rythmique) et Ben Williams, fut au moins reposant. J’avoue me méfier de ces prodiges qui confondent vitesse d’exécution et musique. Mais le public aime l’exploit technique. Laissons-le s’ébaudir. Bon pianiste Dominique Fillon eut la chance d’accompagner Nicole Slack Jones, chanteuse originaire de la Nouvelle-Orléans à la voix chaude et suave comme le miel. Fille spirituelle d’Aretha Franklin, elle fait carrière dans la soul et le gospel et nous offrit une belle et émouvante version de God Bless the Child. Après un intermède anecdotique qui mit en présence le guitariste Nguyên Lê, la joueuse de koto Mieko Miyazaki et Prabhu Edward, virtuose franco-indien des tablas, aux percussions, Herbie Hancock s’installa enfin au piano, intégrant un quartette pour accompagner Dee Dee Bridgewater, impressionnante dans une superbe version de Speak Low, un thème de Kurt Weill, souvent repris par les jazz(wo)men. Loueke pouvait enfin faire parler sa guitare, en tirer des sonorités inédites, faire danser des rondes fiévreuses à ses notes. Nous goûtâmes pleinement les riches harmonies du pianiste, les couleurs de ses accords. Dee Dee céda sa place au saxophoniste Michel El Malem, tout sourire et visiblement heureux de jouer avec Herbie, de partager avec lui quelques mesures de Milestone. Gerald Clayton remplaça Herbie pour officier derrière George Benson, le crooner tentant vainement de nous séduire par une version sirupeuse de My One and Only Love. Il intervint à la guitare dans un Walkin’ de bonne facture, retrouvant Herbie pour de fructueux échanges partagés avec Antonio Hart, et le trompettiste Michael Rodriguez. Le final réunit tous les musiciens sur scène dans le tube de Benson, On Broadway (Les Drifters en firent également un hit en 1963, ce qu’on oublie trop souvent), un moment d’anarchie musicale (favorisé par une acoustique épouvantable) et de joie manifeste.
PHOTOS: Herbie Hancock, François Lacharme & Bertrand Tavernier, China Moses, Hugh Masekela, Lionel Loueke & Terri Lyne Carrington, Herbie Hancock & Dee Dee Bridgewater, Michel El Malem, Ben Williams & George Benson, Dee Dee, Marcus Miller & China Moses © Pierre de Chocqueuse