VENDREDI 14 juin
Troisième opus lyrique de John Adams, “I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky” (“Je regardais le plafond et alors j’ai vu le ciel”) est davantage un « songplay », une « pièce en chansons » qu’un opéra. Seul le long et complexe Duet in the Middle of Terrible Duress peut s’y apparenter. En l’absence de dialogues parlés pour aider à comprendre l’argument, on découvre l’intrigue à travers les chansons elles-mêmes. Le tremblement de terre qui dévasta une partie de la zone nord de Los Angeles en 1994 inspira l’œuvre qui fut composée et créé l’année suivante dans une mise en scène de Peter Sellars.
Dix-huit ans après la première parisienne de 1995 à la MC93 de Bobigny, le théâtre du Châtelet la reprend dans une nouvelle mise en scène confiée à Giorgio Barberio Corsetti. Avec le scénographe Massimo Troncanetti, ce dernier installe quatre chanteurs et trois chanteuses sur une scène qu’occupent quatre tours roulantes de différentes tailles. Fréquemment déplacées et différemment assemblées, elles constituent un hôpital, une église, un tribunal, une prison ou des immeubles de quartier. Sur les murs, ses autres collaborateurs Igor Renzetti et Lorenzo Bruno projettent des couleurs et animent des images, font naître des personnages virtuels qui accompagnent l’action.
Dû à la poétesse d’origine jamaïcaine June Jordan, le livret met en scène sept personnages aux origines ethniques et sociales diversifiés censés représenter la diversité de la Californie et le futur schéma démographique des Etats-Unis. Dewain (Carlton Ford), un délinquant noir, David (Joel O’Cangha), pasteur d’une église baptiste de quartier, Consuelo (Hlengiwe Mkhwanazi), réfugiée politique salvadorienne sans papiers, Rick (Jonathan Tan), avocat d’origine vietnamienne dont les parents sont d’anciens « boat people », Mike (John Brancy), policier blanc qui refoule son homosexualité, Tiffany (Wallis Giunta), présentatrice d’émission de télévision et Leila (Janinah Burnett), employée d’un centre de planning familial dont la tâche principale est de recommander la contraception dans les rapports sexuels.
Fracture rédemptrice non exempte de drames, le tremblement de terre qui intervient au second acte les révèlera à eux-mêmes. Bénéficiant des lumières de Marco Giusti, sa théâtralisation est impressionnante. “I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky” se conclue sur des images de ciel et de nuages d’une beauté indicible. Pendant deux heures, la musique étonne, transporte, bouleverse. Comment ne pas être touché par Consuelo rêvant de vivre en paix et en sécurité avec ses enfants dans Consuelo’s Dream ? Comment ne pas être séduit par la beauté mélodique de Dewain’s Song, une ballade aux paroles émouvantes ?
John Adams est un musicien dont il apparaît difficile de classifier le travail. Beaucoup plus variée que celle de Steve Reich et de Philip Glass, dont les noms restent comme le sien associés à la musique minimaliste, son œuvre dont l’harmonie et le rythme furent longtemps les forces motrices se déploie aujourd’hui dans de multiples directions. Ses partitions dévoilent des lignes mélodiques lyriques et sensibles, de larges espaces acoustiques. Dans l’ouvrage qu’il consacre au compositeur chez Actes Sud, et à propos de “The Death of Klinghoffer”, le second opéra d’Adams, Renaud Machart relève « les qualités d’une écriture très fouillée où les mouvements des voix sont régis par un savant travail contrapuntique ».
Construite sur la répétition de brefs motifs répétitifs évoluant au sein d’un langage harmonique tonal associé à une pulsation rythmique régulière, la musique minimaliste n’est pas absente de “I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky”. Son prologue instrumental est même un hommage appuyé au genre dont le flux rythmique incessant traverse la partition.
Lorsqu’il entreprit de l’écrire, Adams ne cache pas avoir eu en tête “West Side Story” de Leonard Bernstein et “Porgy and Bess” de George Gershwin, des œuvres relevant de cette forme de théâtre musical américain auquel appartient le « musical ».
À ces modèles incontournables mais quelque peu lointains, s’ajoutent de nombreuses musiques populaires que le compositeur, né en 1947, écouta dans sa jeunesse, sa musique raffinée et savante s’ouvrant à divers métissages. Soul music (A Sermon on Romance), musique latine (Esté País) rock (Mike’s Song), jazz (Tiffany’s Solo), mais aussi blues et gospel nourrissent ses chansons, les personnages imaginés par June Jordan favorisant cette profusion de styles. Comme interprètes, John Adams a choisi des chanteurs et chanteuses d’opéra, ce qui renforce l’étrangeté de ces musiques généralement confiées à d’autres voix. Ouvertes à une large diversité de rythmes, ses chansons relèvent parfois de plusieurs genres, comme si le compositeur refusait de leur voir apposer des étiquettes trop précises.
Leur instrumentation pour le moins singulière renforce leur l’aspect déroutant. Totalement privés de cordes, les vingt-trois numéros de la partition réunissent selon leurs besoins clarinette basse ou clarinette (Franck Scalisi), saxophone alto ou ténor (Clément Himbert), deux claviers synthétiseurs (Claude Collet et Martin Surot remplacé par Christelle Séry les 14 et 17 juin), un piano (Paul Lay), une guitare acoustique ou électrique (Jean-Marc Zvellen-Reuther), une contrebasse ou une basse électrique (Valérie Picard), et une batterie acoustique ou MIDI (Philippe Maniez). Donc rien de classique dans cet ouvrage scénique aux mélodies séduisantes. Bien qu’écrite – Alexander Briger dirige l’orchestre –, la musique laisse des espaces de liberté aux huit musiciens qui pour la plupart jouent aussi bien du jazz que le répertoire classique. Ils peuvent même improviser sur certaines mesures précises de certains morceaux. Tiffany’s Solo en est un bon exemple. De même que Dewain’s Song of Liberation and Surprise. Sa mélodie accrocheuse se voit développer par un solo de saxophone comme dans un orchestre de jazz.
John Adams rêvait de voir jouer sa « comédie musicale » à Broadway. Elle fut donnée une cinquantaine de fois à Berkeley, Montréal, New York, Édimbourg, Helsinki, Paris, Hambourg, mais la complexité rythmique et harmonique de l’œuvre et une intrigue se situant dans les milieux défavorisés de Los Angeles la rendent impossible à monter sur une scène de Broadway. Le théâtre du Châtelet la reprend aujourd’hui. Dernière représentation le mercredi 19 juin (20h00). Ne la manquez surtout pas.
Il existe deux versions de “I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky”. On recherchera celle que dirige le compositeur, un disque Nonesuch de 1996. “The John Adams Earbox (coffret de 10 CD(s) en contient de larges extraits. Confié à Klaus Simon qu’entoure The Band of Holst-Sinfonietta, celle qu’a publié Naxos en 2006 reste plus facilement disponible.
PHOTOS : © Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet, sauf John Adams © Margaretta Mitchell