Curieux parcours que celui de ce pianiste élevé à Washington DC qui se fit connaître dans le go-go, mélange de rhythm’n’blues et de hip-hop popularisé par Chuck Brown, un appel à la danse. Installé à New York, Marc Cary travailla avec des jazzmen réputés. Dizzy Gillespie et Max Roach s’assurèrent ses services. Accompagner des chanteuses l’attirait. Il devint le pianiste de Betty Carter et de Shirley Horn, puis rencontra Abbey Lincoln (1930 - 2010) dont ce disque célèbre avec émotion ses chansons.
Marc les apprit en l’écoutant jouer du piano. Voisin d’Abbey à Harlem, le batteur Art Taylor avec lequel il jouait la lui fit rencontrer. Il resta douze ans avec elle, plus longtemps que Mal Waldron, Hank Jones, Wynton Kelly et Kenny Barron, qui comme lui ont servi ses musiques. Marc joue aussi la sienne, possède ses propres groupes, Indigenous People aujourd’hui rebaptisé Cosmic Indigenous et Trio Focus – avec Samir Gupta (batterie et tablas) et les bassistes Burniss Travis et Rashaan Carter. Il fait partie des musiciens qui font groover le jazz avec des rythmes africains, indiens, brésiliens qu’il mâtine de hip-hop. « Avec Abbey, il me fallait jouer différemment. Elle a complètement changé mes perspectives, m’a appris à me défaire de ce dont je n’avais pas besoin, et a été une vraie source d’inspiration ».
Dans cet album, le premier qu’il enregistre en solo, Marc Cary reprend onze de ses chansons et en révèle les nuances mélodiques sans en faire entendre les paroles. Comme si Abbey était toujours bien présente avec lui, il restitue la tension dramatique de ses compositions, donne poids et amplitude à son piano orchestral. La main gauche plaque des accords graves, énergiques. Les basses sont lourdes et sonores. L’instrument retrouve sa puissance percussive, brasse des vagues de notes roulantes (Another World). La main droite ornemente, improvise sur des mélodies que l’on imagine chantées par une voix invisible. Des accords massifs en restituent la diction traînante comme si, près de lui, Abbey s’appuyait sur son piano pour chanter le mélancolique Who Used to Dance, le sombre Down Here Below ou Throw it Away que Marc interprète avec une vigueur rythmique impressionnante. Outre une reprise de Melancholia de Duke Ellington, « morceau qu’Abbey adorait m’écouter jouer », le pianiste lui dédie For Moseka (née Anna Marie Wooldridge, Abbey Lincoln prit le nom d’Aminata Moseka en 1975), pièce construite sur un ostinato tourbillonnant. Une version presque apaisée de Down Here Below (the Horizon) conclut ce disque très attachant.