Je ne savais rien de Nick Sanders avant de recevoir ce disque. Une belle photo d’Alejandro Cartagena - “Fragmented Cities, Apodaca” -, en emballe la musique. Une seule écoute m’a suffit pour me rendre compte que ce pianiste ne jouait pas comme les autres. Rentrer dans sa musique demande pourtant une écoute attentive. Il faut la suivre avec attention pour en saisir la logique car elle s’amuse à prendre des sentiers de traverse, des chemins qui bifurquent. Et pourtant elle fonctionne, sa cohérence perçant sous la malice.
Né à la Nouvelle-Orléans d’une mère cubaine et d’un père batteur, Sanders s’est très tôt mis au piano, mais aussi à la batterie, la précision rythmique étant une des qualités de son jeu pianistique. Il se destine à devenir concertiste classique. Danilo Perez qu’il rencontre lui conseille de suivre les cours de jazz que propose le New Orleans Center for Creative Arts. Sanders est doué pour le rythme et les tours de passe-passe harmoniques. Il jouera du jazz et, dès 2005, se produit régulièrement dans les clubs de sa ville natale. Il poursuit également ses études à Boston, au New England Conservatory of Music. Outre Ran Blake, ses professeurs vont être Danilo Perez, Jason Moran et Fred Hersch.
C’est grâce à ce dernier que ce disque voit le jour. Produit par Hersch, il fait entendre un piano plus blanc que noir – bien que le blues nourrisse ses voicings et que Sanders soit parfaitement capable de le jouer – qui bouscule nos habitudes. Le pianiste fascine par sa rigueur, la propre logique de son jeu. Pour Ludovic Florin, auteur de la chronique de l’album dans le numéro de septembre de Jazz Magazine / Jazzman, « ses idées défilent parfois davantage par rebonds que par déduction logique ».
Quoiqu’il en soit et bien qu’il cultive « des lignes mélodiques éclatées », apprécie les ruptures, les brusques changements de rythme, Sanders, la pensée inventive, anticipe et aime surprendre. Prenez Chamberlain, Maine qui ouvre l’album. Ça ressemble à une fugue, mais le tempo ralentit et les notes se font abstraites tout en conservant une cohérence indéniable. New Town est tout aussi étonnant : un amas de notes frémissantes sort tout droit d’un piano bastringue et introduit une mélodie tendre et chaloupée. Sanders fait chanter des harmonies aussi exquises que mystérieuses, les organise avec aisance tout en choisissant soigneusement leurs couleurs. On peut citer d’autres morceaux : avec Row 18, Seat C défile devant nos yeux la bande-son d’un vieux film muet, un thème riff générant des variations anguleuses et dissonantes.
Outre celle de Brad Mehldau, Sanders a subit l’influence de Thelonious Monk et d’Herbie Nichols et il leur rend hommage. Du premier il reprend Manganese mieux connu sous le nom de We See. Monk l’enregistra pour Prestige le 11 mai 1954 avant de le reprendre à Paris, pour Vogue, un mois plus tard en solo. Du second, il choisit de relire ‘Orse at Safari, un morceau peu connu, un blues cubique et monkien composé pour Floyd « Horsecollar » Williams, un saxophoniste alto avec lequel Nichols s’était produit au Safari, un club de jazz de Harlem. Nichols l’enregistra le 7 août 1955 avec Al McKibbon et Max Roach dans une version plus rapide. Celle de Sanders est riche en dissonances. Son tempo fluctuant recèle des accélérations aussi soudaines qu’inattendues.
Je ne vous l’ai pas encore dit, mais Sanders n’est pas seul à jouer sa musique, ou celle des autres – son disque se referme sur I Don’t Want to Set the World on Fire, un vieux tube des Ink Spots de 1941 qu’il joue presque en stride. Trois années de suite (2010, 2011 et 2012) il a remporté le Marion and Eubie Blake International Piano Award, possède une main gauche solide et souple dont il sait utiliser les ressources. Une section rythmique aussi efficace que discrète l’accompagne donc dans un opus que l’on ne se lasse pas d’écouter. Henry Fraser (contrebasse) et Connor Baker (batterie) ont été ses condisciples au New England Conservatory of Music. Le premier se fait trop brièvement entendre à l’archet dans Sandman à la mélodie aérée, presque évanescente. Davantage présent dans Manganese, il introduit longuement en solo Simple, une pièce lyrique et simple comme son nom l’indique, une bouffée d’oxygène avant Motor World, morceau à tiroirs dont le prologue chantant ne laisse pas deviner le chaos sonore organisé qui le conclut. Penchez vous sur ce disque, le premier d’un jeune pianiste à la maturité stupéfiante dont la musique devrait combler les oreilles avisées.
PHOTOS : "Fragmented Cities, Apodaca" © Alejandro Cartagena - Nick Sanders & Fred Hersch : Photo X / D.R.