Décembre. Sous le voile gris masquant le bleu du ciel, le piéton de Paris déambule difficilement dans l’immense chantier qu’est devenu la capitale, des travaux ordonnés par la Mairie pour bannir la voiture. Les résultats ne se sont pas fait attendre : l’autobus circule mal, se traîne cahin-caha au sein d’un flot de véhicules quasiment à l’arrêt ; pris en otage, le piéton évite difficilement vélos et patinettes qui empruntent indifféremment chaussées et trottoirs. Protégé par de chauds vêtements, il slalome entre les trous, les déviations, les désordres de rues. Pour faire ses achats de Noël – une bonne idée de cadeau : “À bâtons rompus” (Éditions MF), le livre d’entretiens de Daniel Humair avec Franck Médioni –, visiter les rares disquaires en activité, rejoindre les clubs qui programment sa musique préférée, le piéton qui est aussi amateur de jazz affronte l’embouteillage quasi-permanent d’une ville sens dessus dessous atteinte comme beaucoup d’autres d'une violente épidémie de jaunisse qui gagne tout le pays.
Pour lutter contre l’adversité, la morosité ambiante qui gagne du terrain, rien de tel que la musique. La présence à Paris en décembre des pianistes Bill Carrothers (au Duc des Lombards le 6) et Tord Gustavsen (au Sunside le 8 et le 9) nous en offre l’occasion. Le premier ne quitte plus guère la petite ville du Michigan dans laquelle il réside et n’a pas fait de disque depuis cinq ans. Les visites du second se font rares. Enregistré cette année “The Other Side” (ECM) est l’un de ses plus beaux albums.
Séduira-t-il dans quelques jours les membres de l’Académie du Jazz ? Vous l’apprendrez le 9 février prochain, date de sa cérémonie de remise des prix. À cette occasion, l’auditorium de la Seine Musicale ouvrira ses portes au public pour une soirée exceptionnelle au cours de laquelle sera donné un concert en hommage à Michel Petrucciani (Prix Django Reinhardt 1981) disparu il y a vingt ans en 1999. De nombreux musiciens ont déjà confirmé leur présence *(1). La première partie sera assurée par les lauréats des trophées 2018 de l’Académie dont vous découvrirez alors les noms. Pour vous faire patienter, mes incontournables Chocs de l’année vous seront révélés à la mi-décembre, un peu avant la mise en sommeil de ce blog jusqu’au 15 janvier prochain.
La disparition le 16 novembre du pianiste et compositeur Thierry Lalo, fondateur et directeur musical des Voice Messengers, endeuille cette année qui s’achève. Pour son disque “Lumières d’Automne” (Black & Blue), la formation avait obtenu en 2007 le Prix du Jazz Vocal de l’Académie du Jazz. Le plus cher désir de Thierry, auteur d’une remarquable étude sur John Lewis aux éditions Parenthèses, était d’enregistrer avec elle un troisième album. Pour le financer, une collecte a été mise en place par sa famille et ses proches *(2). Elle devrait également permettre de réorganiser la production et la direction musicale du meilleur groupe de jazz vocal de l'hexagone afin qu'il puisse continuer à chanter et à faire vivre sa musique.
*(1) – Franck Avitabile, Flavio Boltro, Laurent Coulondre, Géraldine Laurent, Joe Lovano, Philippe Petrucciani, Géraud Portal, Lucienne Renaudin Vary, Aldo Romano, Jacky Terrasson et Lenny White.
*(2) – www.helloasso.com/associations/les-voice-messengers-association-loi-1901
QUELQUES CONCERTS ET QUELQUES DISQUES QUI INTERPELLENT
-Le Zoot Octet à la Petite Halle le 5 décembre. Je découvre la formation avec “Zoot Suite Vol.2” (Zoot Records / Socadisc), son deuxième album, et elle m’impressionne. Organisés en collectif depuis septembre 2016, les jeunes musiciens qui le constituent en ont composé le répertoire, le graphisme et la couverture, enregistrant leur disque en analogique. Outre sa qualité sonore, il séduit par la fraîcheur de ses arrangements, ses emprunts au cœur même du jazz qui enrichissent sa musique. Un quatuor à cordes – Jeroen Suys et Clémence Mériaux (violon), Anna Sypniewski (alto), Floria Pons (violoncelle) apporte ses timbres à une masse orchestrale colorée au sein de laquelle se distingue Noé Codjia (trompette), Ossian Macary et Paco Andreo (trombone), Thomas Gomez (saxophone alto), Neil Saidi (saxophone baryton), Clément Trimouille (guitare), Pablo Campos (piano), Clément Daldosso (contrebasse) et David Paycha (batterie). Une belle surprise de fin d’année à glisser dans la hotte du Père Noël et à découvrir sur scène.
-Le 5 également, Madeleine Peyroux est attendue à la Cigale (20h00), avec probablement Peter Warren (claviers), David Baerwald (guitares électriques et acoustiques), Brian MacLeod (batterie, percussions) qui ont été étroitement associés à la création d’“Anthem” (Decca), un album magnifiquement produit par Larry Klein qui voit la chanteuse revenir à la composition, imaginer une multitude d’histoires différentes en prise direct avec l’actualité, la musique servant d’exutoire à sa colère. Bénéficiant d’arrangements brillants, ce disque aux textes engagés, l’un des meilleurs qu’elle a enregistré, mêle allègrement les genres musicaux de la grande Amérique.
-La présence de Bill Carrothers au Duc des Lombards le 6 pour deux concerts (19h30 et 21h30) est assurément l’un des évènements de ce mois de décembre. Le pianiste habite une petite ville du Michigan que l’hiver recouvre de neige. Il n’a pas joué à Paris depuis longtemps et ses disques se font rares. Rien à ma connaissance depuis “Sunday Morning” (Visions Fugitives) enregistré en 2013. Au Duc, il jouera en solo, un exercice qui lui est familier et dans lequel il excelle comme en témoignent ses deux albums consacrés à la guerre de Sécession, mais aussi “Family Life” (Pirouet), un portrait musical de sa famille, et “Excelsior” (Outhere), le plus beau de ses disques en solo, un opus également enregistré à la Buissonne dans lequel le pianiste se penche sur son passé, fait appel à sa mémoire, se souvient de la petite ville du Minnesota naguère célèbre pour son parc d’attraction dans laquelle il passa sa jeunesse.
-Mes concerts du mois sont ceux que donneront Tord Gustavsen en trio au Sunside le 8 et le 9 décembre (19h00 et 21h30 le 8, 20h00 le 9). La dernière visite du pianiste remonte à janvier 2016, le Sunside l’accueillant alors avec la chanteuse Simin Tander et Jarle Vespestad, son batteur habituel à l’occasion de la sortie de “What Was Said” (ECM), un disque en partie consacré à des hymnes religieux norvégiens. “The Other Side” (ECM), son nouvel album enregistré en trio avec Vespestad à la batterie et un nouveau bassiste, Sigurd Hole, en contient quelques-uns, des pièces lentes et contemplatives d’une grande simplicité mélodique. Arrangés par Tord, des chorals de Jean-Sébastien Bach et quelques compositions complètent le répertoire, la musique d’église restant sa principale source d’inspiration. Modale et intimiste, elle s’étire, prend le temps de rêver et de nous faire rêver.
-Après des concerts au Sunside en septembre, c’est le 10 décembre au Pan Piper que le bassiste Jacques Vidal et les musiciens de sa formation – Daniel Zimmermann (trombone), Pierrick Pédron (saxophone alto), Richard Turegano (piano), et Philippe Soirat (batterie) – joueront le répertoire de son nouveau disque, “Hymn” (Soupir Editions), un recueil de compositions originales, une musique généreuse et sensuelle sur laquelle plane toujours l’ombre tutélaire du grand Charles Mingus. Les deux souffleurs de l’orchestre lui apportent leurs chorus flamboyants, les chaudes couleurs de leurs instruments. L’alto de Pierrick Pédron illumine Charles Mingus’ Sound of Love, Daniel Zimmermann au trombone se réservant Hymn, des pièces lentes et majestueuses, deux des nombreux sommets de cet album chaleureux et constamment inspiré.
-Le 17 (à partir de 20h00), la salle Pleyel accueille l’incontournable You & The Night & The Music qu’organise chaque année TSF Jazz. Douze formations sont au programme de cette 16ème édition, soit 3 heures de musique retransmises en direct sur l’antenne de la radio. Les deux orchestres de cérémonie sont l’Amazing Keystone Big Band et le NOLA French Connection Brass Band. Au programme également : Thomas Dutronc, Shai Maestro, Judi Jackson, le trio de l’excellent pianiste Christian Sands, la chanteuse Hailey Tuck (une des révélations de l‘année), le saxophoniste Samy Thiébault, le chanteur Hugh Coltman, le Florian Pellissier Quintet, la chanteuse Alina Engibaryan, , la violoniste Fiona Monbet, le Mingus Project du bassiste Géraud Portal, le Mario Canonge / Michel Zenino Quintet et des invités surprises.
-Le 20 au Sunside (21h00), Leïla Olivesi présentera la musique de sa “Suite Andamane”, son cinquième album, qu’elle enregistrera en studio en janvier. Après “Utopia” (Jazz&People), elle a choisi de réunir autour de son piano Adrien Sanchez (saxophone ténor), Manu Codjia (guitare), Yoni Zelnik (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie) et de confier les parties vocales à la chanteuse Chloé Cailleton. L’autre partie du disque, orchestrale, rassemblera un nonette, Quentin Ghomari (trompette), Baptiste Herbin (saxophone alto) et Jean-Charles Richard (saxophone soprano et baryton) rejoignant la formation. Le sous-titre de l’album « Travel Songs », chansons que Leïla a partagées ces derniers mois avec Chloé Cailleton en résume la musique, fruits des nombreux voyages de la pianiste. Philippe Georges (trombone) et Stéphane Adsuar (qui remplace Donald à la batterie) seront également présents sur la scène du Sunside. Pour permettre de financer une partie de l’album, un crowdfunding est actuellement en cours sur le site d’HelloAsso - www.helloasso.com/associations/attention-fragile/collectes/suite-andamane
-Le 22 au Triton (20h30), le violoncelliste Vincent Courtois fêtera le septième anniversaire du trio qu’il anime avec Daniel Erdmann (saxophone ténor) et Robin Fincker (saxophone ténor et clarinette) et présentera à cette occasion un nouveau répertoire inspiré par des nouvelles et des romans de Jack London. « Je l’ai découvert assez tard, en automne 2016, d’abord, les “Chroniques des mers du Sud” puis l’initiatique et incontournable “Martin Eden”. L’œuvre dense et souvent autobiographique de cet écrivain américain, si riche et si puissante, n’a alors cessé de me suivre, d’accompagner mon quotidien, mes voyages et donc la musique que je joue. » (Vincent Courtois).
-Comme l’an dernier, aux mêmes dates, les 28, 29 et 30 décembre (deux concerts par soir, à 19h30 et à 21h30), mais avec Géraud Portal (contrebasse) et Lawrence Leathers (batterie), Jacky Terrasson retrouvera le public du Sunside. Je me souviens d'un autre concert en décembre 2016, quelques jours avant le nouvel an. Son disque avec Stéphane Belmondo était paru quelques mois plus tôt et nos deux complices en jouèrent les morceaux. On le voit moins souvent aujourd’hui dans les clubs. Le pianiste n’a pas enregistré de nouvel album en trio depuis “Take This” en 2014, un opus très décevant. On l’a entendu en petite forme cette année. Dommage, car nous sommes nombreux à souhaiter que Jacky Terrasson, l’un des grands de la planète jazz, retrouve son piano. Il peut tout aussi bien jouer d’exquises ballades mélancoliques et rêveuses que tenir des tempos déraisonnables et énergiques. Ancré dans le blues et le rythme, son jeu très physique étonne et enthousiasme.
-La Petite Halle : www.lapetitehalle.com
-La Cigale : www.lacigale.fr
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Pan Piper : www.pan-piper.com
-Salle Pleyel : www.sallepleyel.com
-Le Triton : www.letriton.com
Crédits Photos : Chantier à la Bastille © Pierre de Chocqueuse – Michel Petrucciani (affiche concert) © Jean Ber – Madeleine Peyroux © Yann Orhan – Madeleine Peyroux © Yann Orhan – Tord Gustavsen trio © Hans Fredrick Asbjornsen – Jacques Vidal © Alain Saillant – Leïla Olivesi © Rémi Denis – Vincent Courtois / Daniel Erdmann / Robin Fincker © Tina Merandon – Jacky Terrasson © Philippe Levy-Stab – Zoot Octet, Bill Carrothers © Photos X/D.R.