Je l’ai connu adolescent lorsque, entre les mains de Miles Davis, Chick Corea, Joe Zawinul, Herbie Hancock et quelques autres, le jazz électrique vivait ses plus beaux jours. Philippe Gaillot en écoutait beaucoup et se rêvait musicien, guitariste comme son ami Dominique Gaumont qui allait devenir trop brièvement celui de Miles Davis. Musicien, Philippe l’a toujours été. Sa passion pour la prise de son le conduisit dès les années 70 à installer un premier studio dans la vieille maison d’un village du sud de la France. Son premier enregistrement, un disque que nous coproduisîmes, histoire de surfer sur une vague punk rock alors prometteuse, fut l’unique album de Béton Vibré, un groupe aujourd’hui oublié. Des studios, Philippe en eut plusieurs. L’appartement qu’il occupait à Montpellier dans les années 80 vit aussi naître sa musique, mais c’est son Recall Studio, ouvert depuis 1994 et installé un peu à l’écart du village de Pompignan aux pieds des Cévennes, qui forgea sa réputation d’ingénieur du son. Enregistrer la musique des autres, ne lui fit pourtant jamais oublier la sienne. Depuis toujours elle trottait dans sa tête, déjà habillée des instruments qu’il lui destinait, prête à naître avant même d’avoir été crée.
Les albums qui la contiennent et que Philippe Gaillot publia sont pourtant peu nombreux. Quatre disques en quarante ans, chacun d’eux ayant une histoire, reflet de l’époque bien précise qui l’a vu naître, des goûts et des désirs d’un musicien exigeant. Les deux premiers sortirent sous le nom de Concept, groupe qui l’accompagna à ses débuts. Impressionné par sa musique, Frank Hagège édita les deux derniers sur son label RDC, “Lady Stroyed” et “Between You and Me”, un enregistrement de 1995, son dernier avant “Be Cool” qui paraît aujourd’hui.
Philippe Gaillot joue aussi de la guitare et des synthétiseurs dans “Kanakassi” et “Bamana”, deux albums du joueur de kora sénégalais Soriba Kouyaté que le label ACT publia en 1999 et 2001 et qu'il arrangea intégralement. Car, bien qu’accaparé par son métier d’ingénieur du son, Philippe a toujours fait de la musique, prenant le temps de soigner la sienne comme un couturier ses patrons. Ceux de ses morceaux, il les conçoit lui-même, en définit les grilles, les mesures. Il a d’ailleurs une idée précise des rythmes, des couleurs qu’il va poser sur les mélodies qu'il invente. Son studio accueillant de nombreux musiciens, il en profite pour les intégrer à son projet. Jacky Terrasson tient ainsi le piano dans Little Red Ribbon, une de ses compositions. Stéphane Belmondo est au bugle dans Be Cool, et Olivier Ker Ourio assure la partie d’harmonica de Back from Barca.
L’idée de ce nouveau disque est venue à Philippe Gaillot il y a plusieurs années lorsque, de passage à Marseille pour un concert, Mike Stern dont il avait été l’un des élèves, vint enregistrer chez lui deux morceaux. Moustille, la première plage de l’album, contient un flamboyant solo de guitare si caractéristique de son art. Son introduction n’en est pas moins somptueuse, avec ses arpèges de guitare et ses nappes de synthés, vagues sonores à l’écume onirique. Les grands moments ne manquent pas dans ce disque qui utilise toutes les ressources technologiques d’un studio mais dont la musique, aussi précise et complexe soit-elle, passe aussi très bien en concert. En témoigne Et puis un jour… Elles s’en vont, enregistré live au Nîmes Métropole Jazz Festival, morceau au sein duquel le saxophone soprano de Gérard Couderc se mêle aux harmonies colorées des claviers, la voix de Philippe, filtrée, transformée, démultipliée, devenant chorale à elle seule.
Présent dans tous les albums de Philippe, Gérard Couderc est tout aussi bon au ténor dans Tibetan Snow, une étourdissante et hypnotique tournerie dont son auteur a le secret. Le mélancolique Back from Barca ne cache pas ce qu’il doit à Weather Report. On pense à A Remark You Made que contient leur album “Heavy Weather”. La basse de Philippe Panel ronronne et chante comme celle de Jaco Pastorius, l’harmonica d’Olivier Ker Ourio – une idée magnifique ! – s’en voyant confier la mélodie. Irving Acao brille au ténor dans Just Before the Night, mais j’avoue avoir un faible pour Lé bamandi binolo et ses effets, son va et vient sonore en stéréo, les notes magiques de sa basse électrique (Linley Marthe), son magnifique et inattendu chorus de guitare acoustique (Olivier-Roman Garcia).
Il y a du monde, beaucoup de monde dans ce disque. Philippe Gaillot y a convié ses amis. Tous ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour servir sa musique. Philippe en a capté le son comme un entomologiste capture un papillon, délicatement, sans jamais en abîmer les ailes qui émettent une petite musique, celle des plus légères vibrations de l’air que le lépidoptère déplace sur son passage. Les mailles de son filet sont les entrelacs de câbles de sa console, des très nombreux instruments qu’il utilise. Ses oreilles grandes ouvertes saisissent les plus infimes nuances d’une musique qui est sienne et dont il donne à entendre les moindres frémissements.
Concert le 2 mai à Paris, au Jazz Café Montparnasse (21h00). Avec Philippe Gaillot (guitares, claviers et chant) et les musiciens d’Epicurean Colony, sextette réunissant Philippe Anicaux (trompette et bugle), Gérard Couderc (saxophones ténor et soprano, flûte), Rémi Ploton (piano, Fender Rhodes, synthés), Philippe Panel (basse électrique) et Julien Grégoire (batterie, percussions).
Pour Bruno Angelini (piano), Régis Huby (violons), Claude Tchamitchian (contrebasse) et Edward Perraud (batterie) l’aventure commença en 2014 avec l’enregistrement d’“Instant Sharings” au Studio La Buissonne. Un premier album au sein duquel des morceaux déjà existants du pianiste (un choix de ses préférés) cohabitent avec des compositions de Paul Motian, Wayne Shorter et Steve Swallow, le quartette parvenant sans difficulté aucune à les intégrer à son esthétique, à une musique apaisée, lente et d’un très fort lyrisme dûe à des moments d’intense communion. Née d’une rencontre sur scène – carte blanche avait été donnée au pianiste pour réunir sur la péniche Improviste des musiciens avec lesquels il avait joué ou qu’il appréciait –, la formation s’était rendue au studio La Buissonne sans que Bruno Angelini ne trouve le temps de lui écrire une musique spécifique. Il n’en va pas de même avec ce second opus. Le quartette a rôdé en concert le répertoire original que lui apporte le pianiste. Des compositions pensées pour les couleurs, les timbres des instruments qui, entremêlés, donnent au groupe sa sonorité particulière, une signature toute personnelle qui le distingue de tous les autres.
“Open Land” ouvre sur un magnifique hommage à John Taylor. Peu de notes, mais un thème mélancolique joué au piano. La contrebasse le reprend, puis le violon après une longue exposition onirique engageant les instruments, musique modale qui freine le temps et permet de mieux tirer parti de la ligne mélodique. Un martellement de toms accompagne celle, raffinée, de Perfumes of Quietness que le piano et le violon se partagent. Les cymbales bruissent, les cordes de la contrebasse assurent le tempo. La musique va progressivement se dissoudre avant de renaître forte et belle et se mettre à danser. Tout aussi attachant, le thème d’Indian imaginary Song nous fait voir des images. Le piano l’expose lentement, très lentement. Les notes s’étirent, s’allongent comme des journées de printemps avant que Bruno Angelini n’installe une cadence profitable à tous. Longues notes que l’archet du violon fait surgir, que l’électronique superpose couche après couche, foisonnement rythmique au sein duquel des instruments de peaux, de bois, et de métal font entendre leurs voix, un univers musical d’une grande richesse s’offre ici à nos oreilles émerveillées.
En apesanteur entre ciel et terre, Jardin Perdu est l’Éden que le violon regrette et pleure. Après une courte et mystérieuse âlâp (introduction lente d’un râga dans la musique indienne), qui en installe l’atmosphère, Régis Huby dévoile le thème d’Inner Blue. La contrebasse lui apporte une tension bénéfique. Confiée à Edward Perraud, coloriste dont les tambours chantent comme un instrument mélodique à part entière, la batterie offre un subtil contrepoint au violon. Les timbres sont partout traités avec une grande douceur par les musiciens, leur jazz de chambre largement ouvert à l’improvisation ne perdant jamais de vue la mélodie, si importante dans la musique du pianiste. Both Sides of a Dream scintille sous une pluie d’harmoniques. Claude Tchamitchian y impose la sonorité ronde et puissante de sa contrebasse. C’est aussi elle qui introduit You Left and You Stay, composition en trois parties dédiée à un ami disparu. Dans la première, lente et délicatement rythmée, le piano trempe ses notes dans le blues. Le violon adopte une voix grave et plaintive dans la deuxième, les quatre instruments se retrouvant dans la troisième, vibrations sonores tendant vers la lumière.
S’il ne nous rend pas souvent visite, Michael Wollny,co-récipiendaire du Prix du Jazz Européen 2014 de l’Académie du Jazz, n’a pas chômé depuis l’enregistrement en 2015 de “Nachtfahrten”, son disque précédent. Vingt sept nouveaux morceaux ont été ajoutés au répertoire de son trio après trois jours de répétitions intenses au printemps 2017. Certains d’entre eux ont été enregistrés à Oslo en septembre dernier, la capitale norvégienne donnant son nom au premier des deux nouveaux albums du pianiste paraissant simultanément. Le Norwegian Wind Ensemble (22 musiciens) rejoint sa formation dans quelques titres. Le second disque est un concert donné le 15 septembre 2017 au château de Wartburg, monument exceptionnel de la période féodale situé sur une colline au sud-ouest d’Eisenach en Thuringe. Émile Parisien y participe au saxophone soprano.
“Oslo” (ACT / Pias) permet à Michael Wollny d’explorer de nouvelles pistes musicales avec son trio habituel. Eric Schaefer joue depuis longtemps avec lui et cette complicité profite à une musique largement interactive. Christian Weber les a rejoint en 2015, peu avant l’enregistrement de “Nachtfahrten”. Sa contrebasse marque les temps avec assurance mais assure aussi de nombreux contrechants mélodiques. Dans Make a Wish, le Norwegian Wind Ensemble assure un contrepoint cuivré au piano, sa masse orchestrale donnant un surplus de couleurs au morceau. Whiteness of the Whale, le mini concerto qui referme l’album, est plus ambitieux. Les longues notes que tiennent les vents ajoutent non sans grandiloquence, un certain mystère à la musique. À un percutant solo de batterie succède le chant d’un piano en apesanteur. Le piano de Michael Wollny ne peut que me plaire. Joachim Kühn excepté, aucun pianiste allemand ne m’a autant séduit. Son jeu n’est pas aussi dur que celui de Kühn qui plaque souvent des accords agressifs sur son clavier et tire une grande dynamique de l’instrument. Son toucher est ferme, mais privilégiant les couleurs, les atmosphères rêveuses, il sait rendre ses notes légères et évite le tumulte. Nul doute que Walter Norris et John Taylor, ses professeurs, ne sont pas étrangers à ses choix esthétiques.
Éclectique, Michael Wollny reprend souvent des pièces du répertoire classique et les trempe dans des harmonies élégantes. Farbenlehre, Roses are Black du saxophoniste Heinz Sauer, le Trio pour piano, violon et violoncelle Opus 120 de Gabriel Fauré et le Cantus Arcticus de Einojuhani Rautavaara sont des pièces lentes que le pianiste s’attache à rendre expressives. Son adaptation de Nuits blanches de Claude Debussy l’est aussi. Batteur à la frappe lourde, Eric Schaefer le pousse à muscler son jeu tendre et romantique, à le rendre plus vif. Sa batterie est très présente dans le funky Hello Dave et dans les deux morceaux puissamment rythmés aux notes tourbillonnantes qui portent sa signature : Zweidrei et Perpetuum Mobile. Un intense martellement rythmique accompagne Interludium, un des onze interludes des Ludus Tonalis que Paul Hindemith composa en 1942 aux Etats-Unis.
“Wartburg” (ACT / Pias)a été enregistré quelques mois plus tard. C’est un concert et le trio reprend plusieurs thèmes que contient “Oslo”, non sans quelque peu en modifier les musiques. Sa version du tonique Perpetuum Mobile est plus agressive. Make a Wish, la dernière plage de l’album,bénéficie du saxophone soprano d’Émile Parisien, la contrebasse de Christian Weber s’y montrant très présente. Synonym, une habile improvisation collective partiellement construite sur un rythme ternaire, précède une adaptation moins heurtée d’Interludium. Composé par Eric Schaefer, Atavus fait entendre une agréable petite mélodie. Ré-harmonisée, celle de Big Louise, une chanson que Scott Walker (des Walker Brothers qui n’ont jamais été frères) écrivit en 1969, a l'étoffe d'un standard. Pièce abstraite au sein de laquelle la contrebasse jouée à l’archet tient une place importante, Antonym introduit Gravité, pièce à la forte tension rythmique. Autre reprise, une version lumineuse de White Blues, une composition que Bob Brookmeyer enregistra pour ACT en 1990 avec John Abercrombie à la guitare et quelques cuivres de WDR Big Band. Le soprano de Parisien lui apporte de chaudes et magnifiques couleurs. Teknonik permet à ce dernier, non sans talent, de tordre le cou à ses notes. La pièce est vive, enlevée, pleine de surprises, à l’image de ce concert pour le moins convaincant.
Le jazz était-il plus créatif, plus excitant avant ? C’est ce que prétendent nombre d’aficionados ayant dépassé comme moi la soixantaine. Certains ne sont pas allés plus loin que le jazz fusion des années 70. Accrochés aux wagons du hard bop, d’autres rejettent toujours le free jazz d’Ornette Coleman et de Cecil Taylor. Les partisans de ce jazz libertaire semblent bien davantage apprécier la polyphonie du jazz afro-américain des origines que le jazz européen qui sophistique l’harmonie au détriment du rythme, la pureté primitive de cette musique s'en voyant altérée. Dans leur bulle, les rares adeptes du gourou Hugues Panassié rejettent tout le jazz moderne depuis Charlie Parker, même si, en privé, certains d’entre eux avouent admirer Thelonious Monk et écouter du bop. Ils doivent se taire et le cacher, pleinement adhérer aux dogmes pour ne pas être excommuniés. Quant au jazz qui s’invente aujourd’hui, il décontenance nombre de mes amis par ses nombreux emprunts, ses nouvelles métriques, comme s’il devait rester immuable pour les siècles des siècles.
Le petit monde du jazz renferme comme on le voit un grand nombre de chapelles. Chacune d’elle possède ses héros. Derrière Louis Armstrong, le père fondateur, les apôtres propagèrent la parole jazzistique, Duke Ellington, Lester Young, Charlie Parker, Bud Powell, Thelonious Monk, Charles Mingus, Miles Davis, Bill Evans, John Coltrane, Ornette Coleman et Keith Jarrett se singularisant particulièrement. On peut ne pas tous les apprécier, mais tous eurent une influence déterminante sur cette musique à un moment de son histoire. Avec eux, on en tourne les pages jusqu’aux années 80, au-delà pour Jarrett longtemps le modèle de tous les jeunes pianistes. Ses grands créateurs n’étant plus là pour nous le faire aimer, le jazz est-il moins créatif ? Plongés dans le passé, dans le jazz de leur jeunesse, ceux qui le prétendent ne voient pas la richesse de ce jazz pluriel qui se joue aujourd’hui des deux côtés de l’atlantique.
Keith Jarrett n’est pas le dernier de la liste. Décédé en 2007, Michael Brecker influença une génération entière de saxophonistes. Brad Mehldau fait de même aujourd’hui avec les pianistes mais Fred Hersch, Enrico Pieranunzi, Martial Solal, Tord Gustavsen, Marc Copland, Richie Beirach, Stephan Oliva, Bill Carrothers, Bobo Stenson – j’arrête là cette énumération fastidieuse – sont tout aussi capables de nous conduire au-delà des nuages dans le grand bleu du ciel. Certains disques des trompettistes Enrico Rava ou de Tomasz Stanko ne sont-ils pas aussi beaux que des albums de Chet Baker ? Les musiciens que je cite sont américains mais aussi italiens, français, norvégien, suédois, polonais, le jazz n’ayant pas de frontières. Ils jouent souvent dans de petits clubs, inconnus d’un public qui n’a pas été préparé à recevoir leur musique. Au sein d’une armée de techniciens formatés par des conservatoires, ils peinent à faire entendre leurs différences. Ils possèdent leur propre langage mais au regard de la fascination qu’exercent toujours leurs illustres aînés, de cette nostalgie du passé qui conditionne le jugement – le sempiternel « c’était mieux avant » –, il leur est bien difficile de le faire reconnaître.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Baptiste Herbin au New Morning le 4. Le saxophoniste (alto et soprano) y fêtera la sortie de “Dreams and Connections” (Space Time Records) enregistré en octobre dernier dans la foulée du récital qu’il donna à Jazz en Tête. Révélation de ce festival et pianiste de l’album, Eduardo Farias, revient spécialement du Brésil pour ce concert. Sensible dans les ballades (For J, The Sphere), il est tout feu tout flammes dans ce répertoire largement consacré aux compositions sous influences (le hard bop principalement) de ce déjà grand du saxophone. Deux morceaux brésiliens complètent ce disque en quartette. Darryl Hall à la contrebasse et Ali Jackson à la batterie, qui seront également présents au New Morning, en constituent la très efficace section rythmique.
-Le 7, Lizz Wright, chanteuse à la voix chaude et charismatique, retrouve elle aussi le New Morning. Dans “Grace” (Concord / Universal) publié l’an dernier, son disque le plus récent, elle s’approprie les univers musicaux de Ray Charles (What Would I Do), Allen Toussaint (Southern Nights), Nina Simone (Seems I'm Never Tired Lovin' You), Sister Rosetta Tharpe (Singing in My Soul), K.D. Lang (Wash Me Clean) Bob Dylan (Every Grain Of Sand), des chansons trempées dans la soul, le blues et le gospel et qui constituent l'âme du Sud profond de la grande Amérique. Bobby Sparks (claviers), Chris Bruce (guitare), Ben Zwerin (basse), Ivan Edwards (batterie) accompagnent cette artiste réellement talentueuse.
-Le lundi 9 avril à 14h00, salle 13 de l’Hôtel Drouot, la maison de ventes Ferri dispersera les nombreux vinyles de Robert Ouzana (1934-2017), une collection commencée à Alger dans les années 50. Il présentait le journal radiophonique kabyle et animait une émission sur le jazz, Les échos de Harlem lorsque les évènements d’Algérie le contraignirent à rejoindre la France au début des années 60, son épouse Jacqueline parvenant à rapatrier par avion quelques 800 vinyles. Cette collection, Robert Ouzana la compléta à Paris, sa carrière de journaliste à la RTF puis à l’ORTF, France Inter et France Info ne lui faisant jamais oublier le jazz, sa passion. 216 lots seront mis aux enchères. Des vinyles de jazz principalement parmi lesquels des Blue Note, Prestige et Riverside originaux, mais aussi des livres, des revues (Jazz Hot, Jazz Magazine) et une collection de disques de musique indienne. L’expert de la vente est Arnaud Boubet que certains d’entre vous connaissent bien. Ces disques seront exposés à l’Hôtel Drouot le samedi 7 de 11h00 à 18h00 et le matin même de la vente de 11h00 à 12h00.
-Le quintette de Roy Hargrove est également attendu au New Morning le 8 et le 9. Star incontestée du jazz afro-américain, le trompettiste brille aujourd’hui à la tête d’une formation digne des meilleures heures des années hard bop. Toujours accompagné par le fidèle Justin Robinson au saxophone alto, il dispose du pianiste Tadataka Unno pour colorer et nourrir sa musique d’harmonies sophistiquées. Ameen Saleem la porte à la contrebasse, mais c’est surtout Quincy Phillip, son batteur, une formidable machine à rythmes, qui impressionne. Avec lui, le swing est contagieux et le groove assuré.
-Après plusieurs albums avec le pianiste François Couturier et l’accordéoniste François Martinier qui officient tous deux au sein du Tarkovsky Quartet, et d’autres enregistrés avec Klaus Gesing à la clarinette basse, “Souvenance” (2014) bénéficiant des cordes de l’orchestre de la Suisse italienne, c’est en compagnie de Django Bates au piano, Dave Holland à la contrebasse et Jack DeJohnette à la batterie, musiciens avec lesquels il a publié l’an dernier “Blue Maqams” (ECM), qu’Anouar Brahem donnera le 8 avril un concert à la Philharmonie (Grande Salle Pierre Boulez à 16h30). Le joueur de oud tunisien a toujours rapproché musique arabe traditionnelle et musique improvisée européenne, mais il fait entrer la contrebasse et la batterie dans un univers musical beaucoup plus jazz et explore avec talent de nouveaux territoires.
-Le Duc des Lombards accueillera le 12 le quartette du contrebassiste Joe Sanders. Originaire de Milwaukee (Wisconsin), accompagnateur habituel de Gerald Clayton avec lequel il a enregistré plusieurs albums, il est aussi l’auteur de deux disques sous son nom. Publié en septembre 2017, “Humanity”, le plus récent, réunit John Ellis aux saxophones, Aaron Parks au piano et Eric Harland à la batterie, et propose un jazz moderne qui n’est jamais loin de ses racines. Cette musique ouverte, rythmiquement forte et trempée de lyrisme, Sanders la jouera au Duc avec un autre saxophoniste, Seamus Blake et un autre pianiste, Fred Nardin, la batterie restant confiée à Eric Harland, l’un des très grands de l’instrument.
-Situé sur l’île Seguin, le Nubia, nouveau club de jazz que dirige le bassiste Richard Bona, accueille le 12 Jacky Terrasson et Stéphane Belmondo. “Mother”, l’album qu’ils ont enregistré ensemble, un de mes Chocs de 2016, témoigne de l’excellence de leur musique. Le pianiste joue également en trio au Nubia le 13 et le 14 avec Thomas Bramerie (contrebasse) et Lukmil Perez (batterie).
-Je vous conseille vivement d’aller écouter la chanteuse Marie Mifsud au Jazz Café Montparnasse le 13. Venue du lyrique, cette ancienne élève de Sara Lazarus a non seulement une voix avec laquelle elle peut à peu près tout se permettre, mais aussi un groupe avec lequel elle propose un show époustouflant. Je l’ai découverte en septembre dernier aux Trophées du Sunside. Elle n’obtint que le deuxième prix d’orchestre, mais sa prestation méritait largement le premier. Sa voix de soprano fait danser les mots prolonge et plonge dans le swing les grands standards du jazz mais aussi les textes plein de malice que lui écrit Adrien Leconte son batteur. Quentin Coppale qui double les parties vocales à la flûte, Tom Georgel au piano et Victor Aubert à la contrebasse sont les autres membres d’un quintette dont le professionnalisme impressionne.
-En 2014, Jean-Michel Pilc, Thomas Bramerie et André Ceccarelli publiaient “Twenty” (Bonsaï Music), un disque qui scellait leurs vingt ans d’amitié, un des treize Chocs 2014 de ce blogdeChoc. Thomas Bramerie indisponible, c’est Clément Daldosso qui officiera à la contrebasse le 21 au Sunside pour dépoussiérer avec eux des standards et jouer des originaux du pianiste. S’il bouscule allègrement les thèmes qu’il interprète, et les porte souvent à ébullition, Pilc est aussi un fin mélodiste. Son piano ouvert abrite clusters et dissonances mais aussi des notes, et des accords qui font rêver. L’interaction règne dans ce trio dont le lyrisme n’exclut jamais une certaine tension dont profite la musique.
-Enrico Pieranunzi (piano), Diego Imbert (contrebasse) et André Ceccarelli (batterie) au Sunside le 24 et le 25 fêtent. En 2015, ils enregistraient “Ménage à Trois”. Pour le même label, Bonsaï Music, ils sortent aujourd’hui “Monsieur Claude (A Travel with Claude Debussy)” un disque dans lequel le trio plonge dans le jazz de célèbres partitions de Claude Debussy dont on fête cette année le centième anniversaire de la mort. La chanteuse Simona Severini et le saxophoniste David El Malek participent également à cet album qui contient aussi quelques compositions originales du pianiste. Prétexte à d’étonnantes vocalises, son arrangement de Rêverie est un must. La musique qu’il a créée pour L’adieu, un poème de Guillaume Apollinaire, également. Débordant de malice et de chorus ébouriffants, ce voyage avec Monsieur Claude est une grande réussite.
-René Urtreger devait jouer au Sunside en février dernier. Une mauvaise grippe l’en ayant empêché, il retrouvera le club et son public le 28 (à 21h30) pour un premier concert printanier avec Yves Torchinsky (contrebasse) et Eric Dervieu (batterie), ses fidèles accompagnateurs. « Malgré ses 83 ans (il en aura 84 le 6 juillet prochain), René joue toujours son magnifique piano trempé dans le bop. Il swingue, mais enchante aussi par ses accords, la tendresse enveloppante de ses compositions. Fidèle à la tradition du jazz, mais jeune dans sa tête comme en témoigne la modernité inaltérable de sa musique, René Urtreger, roi sans royaume, est l’un des rois du piano jazz. ». J’ai écrit ces lignes en février pour annoncer les concerts qu’il n’a pas pu donner. Elles sont toujours d’actualité.
-Interprète, compositeur et arrangeur, Christian McBride n’est pas seulement à la tête d’un trio avec lequel il se produit de temps en temps dans les clubs parisiens. S’il a enregistré quelques albums avec le pianiste Christian Sands et le batteur Ulysse Owens, le bassiste virtuose tourne aussi avec un grand orchestre qu’il amène pour la première fois en France. La Philharmonie (salle des concerts, Cité de la Musique) l’accueillera le 29 à 18h00. Les musiciens sont à peu près les mêmes que ceux qui officient dans “Bringin’It” (Mack Avenue) son dernier album, Grand Prix 2017 de l’Académie du Jazz. Vous trouverez leurs noms sur le site de la Philharmonie. Brandon Lee (trompette), Steve Davis et Douglas Purviance (trombone), Steve Wilson et Ron Blake (saxophone) ainsi que la chanteuse Melissa Walker en sont les principaux.
-Toujours à la Philharmonie le 29, mais à 20h30, Eric Harland, André Ceccarelli (photo) et Nasheet Waits, trois grands batteurs, croiseront le fer de leur instrument respectif. Une « Drum Battle » arbitré par Pierre de Bethmann, qui, au piano, en assurera la direction musicale. Mark Turner (sanza, saxophone ténor), Baptiste Herbin, saxophones alto et soprano) et Stephane Belmondo (trompette) en souffleront les notes brûlantes, la contrebasse de Thomas Bramerie donnant à tous le bon tempo. Au programme : quelques grands standards de l’histoire du jazz trempés dans des rythmes que seuls peuvent tenir des virtuoses des baguettes.
-Après s’être produit au Sunside en janvier et en mars, le Gil Evans Paris Workshop, orchestre de 16 musiciens que dirige avec passion Laurent Cugny, s’y réinstalle le 1er mai avec de nouveaux arrangements et de nouvelles compositions. Sister Sadie d’Horace Silver que Gil Evans arrangea pour son album “Out of the Cool”, Guinnevere de David Crosby pièce lente et modale arrangée par Miles Davis, sont quelques-uns des nouveaux morceaux qui élargissent son répertoire. S’y ajoutent plusieurs thèmes de Thelonious Monk (Crepuscule with Nellie, Blue Monk) et Drizzling Rain, une composition du regretté Masabumi Kikuchi qui fut un temps le pianiste de l’orchestre de Gil Evans, ce dernier étant bien sûr l’auteur de l’arrangement. Ne manquez pas cette formation, l’une des plus enthousiasmantes du moment.
-Mike Stern, Jackie Terrasson, Stéphane Belmondo, Irving Acao, Gérard Couderc, Olivier Ker Ourio, Linley Marthe, Dominique Di Piazza sont quelques-uns des musiciens qui entourent Philippe Gaillot dans “Be Cool” (Ilona / L’autre distribution), un disque enregistré par ses soins dans son studio de Pompignan dans le Gard. Les musiciens le connaissent comme ingénieur du son, mais il est aussi musicien et ce disque, le troisième qu’il sort sous son nom, vient récemment nous le rappeler. Sa musique, du jazz fusion tel qu’on en faisait dans les années 70, mais bénéficiant d'une technologie sonore de pointe, Philippe la jouera le 2 mai à Paris, au Jazz Café Montparnasse. Avec lui, des invités surprises et les musiciens de son groupe, Epicurean Colony, un sextet réunissant Philippe Anicaux (trompette et bugle), Gérard Couderc (saxophones ténor et soprano, flûte), Rémi Ploton (piano, Fender Rhodes, synthés), Philippe Panel (basse électrique) et Julien Grégoire (batterie, percussions), Philippe Gaillot qui officie à la guitare et aux claviers, se chargeant aussi des parties vocales.
Musicien ô combien! admiré des pianistes de jazz, Claude Debussy (1862-1918), s’attacha à découvrir et à exploiter toutes les possibilités de l’instrument. Son jeu dur était équilibré par la grande sensibilité de son toucher, et la délicatesse de ses sonorités contrôlée par un impressionnant jeu de pédales. Le chatoiement harmonique d’un impressionnisme décoratif n’était cependant pas sa préoccupation première. Rompant avec les formes et la logique harmonique existante, il privilégiait la couleur de l’accord, considérait ce dernier comme un élément autonome, un assemblage de sons possédant une couleur spécifique. « J’aime presque autant les images que la musique » écrivait-il à Edgard Varèse en 1911. Catalogues d’images au sein desquelles vacille la tonalité, ses œuvres inaugurent une conception nouvelle du temps et de l’espace. Le son y acquiert un sens, le timbre reconsidéré devient un des éléments essentiels d’un nouveau monde musical. À l’occasion du centenaire de sa mort – il est décédé le 25 mars 1918 –, deux grands jazzmen européens lui consacrent des albums, relisent très librement quelques pages de ses œuvres. Hervé Sellin et Enrico Pieranunzi ont tous deux étudié le piano classique. Attirés par la liberté du jazz, ils en sont devenus deux des grands interprètes. La musique de Claude Debussy leur est familière. Ils la racontent à leur manière, avec leurs rythmes, leurs harmonies et un profond respect.
Dans son “Claude Debussy Jazz Impressions” (IndéSens / Socadisc), Hervé Sellin, lui-aussi grand pétrisseur d’harmonie et de matière sonore, s’empare des mélodies évanescentes du compositeur pour leur donner les rythmes et les couleurs du jazz. Ces « divagations » comme il les appelle, un travail sur les sons, les parfums et les rythmes, recréent la magie de ces jeux de lumière, nappes liquides dont Debussy savait si bien traduire en musique la transparence. Extrait du premier livre des “Images”, Reflets dans l’eau reste lent et grave, presque majestueux. Le compositeur voyait sa pièce comme une méditation devant la tombe de Jean-Philippe Rameau. Insatisfait de sa première mouture, il en écrivit une seconde « sur des donnés nouvelles et d’après les plus récentes découvertes de la chimie harmonique. »*
Hervé Sellin propose la sienne, avec ses rythmes, ses notes bleues, ses syncopes. Les mélodies sont de Debussy mais le pianiste leur impose de nouvelles cadences, improvise sur des rythmes qui appartiennent au jazz. Avec Le petit nègre qu’il compose en 1879 et qui préfigure Golliwogg’s cake-walk, une des six pièces de ses “Children’s Corner” dédiées à sa fille Chouchou, Debussy installe l’ambiance du jazz dans sa musique. Apparue en Virginie autour de 1870, le rythme du cake-walk (marche du gâteau) passera dans le ragtime, genre pianistique beaucoup plus élaboré et codifié. Sellin l’introduit dans des passages de Doctor Gradus ad Parnassum, un extrait du “Children’s Corner”, et dans le délicieux In the Mist que Bix Beiderbecke composa en 1927, pièce influencée par une écoute attentive des harmonies de Debussy.
Sous ses doigts, la Sarabande, l’une des trois pièces du recueil “Pour le piano” est moins sombre et plus vive. Hervé Sellin en respecte l’écriture ingénieuse, ses accords qui ne semblent pas toujours vivre en fonction de leurs voisins. Maurice Ravel l’orchestra en 1903. Par ses notes graves et profondes et ses ruptures de ton, La plus que lente, une valse impossible à danser, perd son humour pour gagner en intensité dramatique. Enregistrés avec le pianiste Yves Henry, et donc à quatre mains, Ballet, dernier mouvement de la “Petite Suite”, et Doctor Gradus ad Parnassum, satire des fameux exercices de Czerny pour l’instrument, sont des festivals de rythmes sautillants, de cadences excitantes. Sa version du Prélude à l’après-midi d’un faune reste assez proche de celle que contient “Passerelles”, rencontre réussie du jazz et de la musique classique publiée l’an dernier. La richesse de son orchestration est parfaitement rendue dans le jeu orchestral de Sellin. Le rêve habite son piano comme il tapisse l’intérieur de la flûte du faune. Cent ans après la disparition du compositeur, les sons et les parfums tournent toujours dans l’air du soir.
* Lettre à Jaques Durand, son éditeur.
Dans “Monsieur Claude (A Travel with Claude Debussy)” (Bonsaï Music / Sony) Enrico Pieranunzi – avec Diego Imbert à la contrebasse et André Ceccarelli à la batterie, l’album sort sous leurs trois noms – plonge davantage encore les partitions de Claude Debussy dans le jazz. Modifiant leurs harmonies et leurs rythmes, le pianiste les transforme, les rend méconnaissables, ces pages classiques entrant dans un monde différent de celui qui est le leur. Il s’est déjà livré à cet exercice dans “Ménage à Trois” un disque de 2016 enregistré en trio avec la même section rythmique. Il y reprend Gollywogg’s cake-walk de Debussy, une des pages de ses “Children’s Corner”, interprété ici en quartette toujours sous le nom de Mr. Gollywogg. Le morceau n’est plus un cake-walk, ni même un ragtime. Modernisé, ré-harmonisé, générant d’époustouflants chorus, il devient un vrai moment de jazz. Rebaptisée Bluemantique, la Valse romantique que Debussy publia en 1890 se voit de même transformée par le balancement pneumatique de son rythme. Plus rapide, le tempo n’est pas celui d’une valse. Présent dans quatre morceaux, David El Malek chante les principales notes du thème au saxophone et se partage avec le piano les parties improvisées.
Également interprétée en quartette, Ballade, malicieusement intitulée L’autre ballade par Pieranunzi, n’est plus du tout la pièce aux couleurs fauréennes que Debussy écrivit. Son tempo plutôt rapide, son nouveau découpage mélodique modifient beaucoup cette œuvre de jeunesse du compositeur. 1890, c’est également l’année où sa “Suite Bergamesque” voit le jour. Enrico Pieranunzi reprend son Passepied, une danse qu’avec son trio il modifie sensiblement. Du premier livre des “Préludes”, il choisit La fille aux cheveux de lin, une des rares pièces calme et apaisée du recueil. Dans son disque, Hervé Sellin la teinte de blues, lui donne cadence et dynamisme. Enrico la trempe dans l’humour et la métamorphose par ses harmonies, son rythme sautillant, ce qui subsiste du thème étant confié au saxophone.
Deux compositions d’Enrico Pieranunzi enregistrées en trio complètent les instrumentaux de son disque, l’énergique Blues for Claude et le délicieux My Travel with Claude dans lequel les couleurs harmoniques chères à Monsieur Claude sont nettement perceptibles. Le pianiste met également en musique L’adieu, un poème de Guillaume Apollinaire qu’il confie à la voix de Simona Severini, un des grands moments de cet album. Sur un faux rythme de bossa et des harmonies de toute beauté, sa voix suave, faussement fragile, envoûte, le piano soulignant les mots du poème par des notes tendres et lumineuses. La chanteuse est présente dans trois autres morceaux. Nuit d’étoiles et Romance font partie des Mélodies de Debussy. Théodore de Banville et Paul Bourget sont les auteurs de ces poèmes. Simona Severini y pose son timbre délicat et leur donne un surplus d’émotion. Rêverie, que Debussy écrivit pour le piano en 1890, est prétexte à de magnifiques vocalises. Sa mélodie exquise et diaphane rencontre la voix idéale pour en chanter les notes. Un très discret piano électrique voile la musique et en renforce le mystère. Enrico Pieranunzi lui donne mille couleurs et fait aussi de la poésie.
-Enrico Pieranunzi, Diego Imbert et André Cecarelli interprèteront ce répertoire au Sunside les 24 et 25 avril.
Les années 90 furent pour Keith Jarrett une période d’intense activité musicale. Depuis 1983, le pianiste possède un trio régulier avec lequel il donne des concerts en Europe, en Amérique et au Japon. Il enregistre également pour ECM New Series avec plus ou moins de réussite des œuvres de Jean-Sébastien Bach et de Georg Friedrich Haendel, les concertos pour piano et orchestre de Wolfgang Amadeus Mozart et les “Préludes et Fugues” de Dmitri Chostakovitch. Il se produit également en solo en Italie en 1995 (concert à La Scala de Milan en février) et en 1996. En octobre, cette année-là, il joue à Modène, Ferrare, Turin et Gênes une musique qu’il invente au moment même où ses mains se posent sur le clavier.* (1) Un exercice de création spontanée et de longue durée qui l’épuise. Keith Jarrett est malade. Il souffre d’un syndrome de fatigue chronique et ne le sait pas encore. Après cette tournée, il n’improvisera plus aussi longuement en solo, ne se produira plus sans s’accorder la moindre pause à l’intérieur de chaque set. Contraint de s’arrêter après Gênes, il ne donne plus de concerts pendant presque deux ans et enregistre chez lui dans le New Jersey en 1998 “The Melody At Night, With You”, un album en solo très controversé dans lequel les standards qu’il reprend naviguent sur des tempos d’une lenteur inhabituelle.
La même année, le 14 novembre, Keith Jarrett remonte sur scène avec Gary Peacock et Jack DeJohnette. Ils l’accompagnent régulièrement depuis qu'ils ont enregistré ensemble, à New York en janvier 1983, ses deux premiers recueils de standards. *(2)Le pianiste n’est pas prêt de redémarrer sa carrière par des concerts en solo mais il sait qu’avec eux il pourra faire vibrer de l’intérieur les mélodies immortelles du « Great American Songbook » – The Masquerade is Over que le trio reprend dans “Standards, Vol.1”, Old Folks joué à Oslo le 7 octobre 1989 (“Standards in Norway”) – et des classiques du bop. Enregistré à Newark dans le New Jersey, non loin de chez lui, “After The Fall” (après la chute, la maladie) se situe dans sa longue discographie avant “Whisper Not”, l’enregistrement d’un concert donné à Paris au Palais des Congrès en juillet 1999. Mais sur la scène du New Jersey Performing Arts Center, le pianiste tient une forme éblouissante. Il a retrouvé son piano, son toucher, ses idées mélodiques et son « Standards Trio ».
Pour éprouver sa technique, constater que ses doigts sont toujours agiles, le bebop est la musique idéale. Depuis que son trio existe, Keith Jarrett en a joué quelques thèmes, Billie’s Bounce de Charlie Parker, Woody’n’You de Dizzy Gillespie, Solar de Miles Davis. Pour son retour, il en choisit d’autres, ceux qui peuvent lui offrir des tempos confortables. Bouncing With Bud de Bud Powell est une magnifique occasion d’éprouver la mobilité de ses doigts. Sans trop s’éloigner de la grille harmonique, il tricote beaucoup de notes chantantes, les articule avec aisance et manifeste sa joie. Jarrett reprendra ce morceau quelques mois plus tard à Paris avec un Jack DeJohnette plus agressif. Pour l’heure, il se concentre sur Doxy de Sonny Rollins, un thème bénéficiant de la basse pneumatique de Gary Peacock qui se réserve un chorus et assure avec le batteur un tempo régulier. Scrapple from the Apple de Charlie Parker témoigne de sa virtuosité retrouvée. Les notes fusent, jouées à grande vitesse par un pianiste qui a retrouvé tous ses moyens. Peu avant la coda, il s’offre une série d’échanges avec la batterie avant de conclure de façon plutôt abrupte. Je me suis amusé à comparer cette version avec celle, plus groovy et un peu plus longue de “Up for It”, un disque enregistré à Juan-Les-Pins en juillet 2002. Plus nerveux, Jarrett y joue un piano agressif et tendu. Elle contient un excellent solo de Peacock et son jeu de walking bass impressionne.
Composé par le batteur Pete La Roca, One For Majid qui relève également du bop n’est pas souvent au répertoire des jazzmen. Le trompettiste Art Farmer le joue en quartette dans “Sing Me Softly of the Blues”, un album Atlantic de 1965. Autre surprise, Moment’s Notice que John Coltrane enregistra en 1957 et que “Blue Train”, un de ses disques les plus célèbres, donne à entendre. Après en avoir exposé le thème, Jarrett se lance dans une énergique improvisation mobilisant une bonne partie des notes de son clavier. Après un tel feu d’artifice, on est content d’écouter When I Fall in Love, une ballade qui révèle le toucher délicat du pianiste. Ses notes bien choisies respirent, s’envolent et font rêver, Gary Peacock tisse de subtils contre-chants mélodiques. Le tempo ralentit progressivement avant la coda, les notes perdurent, immobiles avant de se fondre dans le néant. “Whisper Not” s’achève également par When I Fall in Love. Le tempo y est plus rapide, les notes scintillent davantage mais ne véhiculent pas le même poids d’émotion.
L’autre grand moment d’“After the Fall” est sa version d’Autumn Leaves. Adoptant un tempo medium, le pianiste en dévoile d’emblée la mélodie pour longuement improviser, égrainer de longs chapelets de notes entrecoupées de courts silences. DeJohnette en martèle le rythme sur sa caisse claire, puis sur ses cymbales. La musique tourne à plein régime depuis plus de cinq minutes lorsque Peacock qui s’est jusque-là montré discret, se manifeste en prenant un solo aussi inattendu qu’inventif. Par de courtes phrases répétitives qui donnent de la tension à la musique, Jarrett contraint alors sa rythmique à partager avec lui l’espace sonore. C’est d’abord avec la batterie que son piano dialogue avant de réexposer le thème et de laisser parler la contrebasse, lui laissant conclure le morceau par une série de notes répétitives, brèves phrases musicales installant l’hypnose. La version d’Autumn Leaves, enregistrée à Juan-les-Pins, est encore plus longue. Son thème génère une longue improvisation baptisée Up For It, qui donne son nom à l’album. Son interminable ostinato de piano libère la rythmique, la pousse également au dialogue mais la musique, moins tendue, n’est pas aussi excitante.
Avec “Whisper Not”, “Up for It” reste toutefois une des plus grandes réussites du trio. Il faut désormais ajouter “After the Fall”. Avec lui, Keith Jarrett ouvre une nouvelle page de sa carrière. Les années qui suivent le verront moins jouer avec son trio aujourd’hui dissous. S’étant remis à donner des concerts en solo, il y improvise des pièces plus courtes, lyriques ou abstraites, crée des mondes sonores contrastés qui reflètent son éclectisme. Enregistré entre avril et juillet 2014 (chronique dans le blog de Choc le 25 mai 2015), “Creation” son disque le plus récent, témoigne de la grandeur et des questionnements de ce géant du piano.
* (1) Sous le nom de “A Multitude of Angels”, ECM a publié en 2016 l’intégralité de ces quatre concerts.
*(2) Les trois hommes ont toutefois enregistré pour ECM, en février 1977, l’album “Tales of Another” publié sous le nom de Gary Peacock.
D’emblée, la pochette étonne. Une diagonale la coupe en deux. Elle sépare des lettres noires et blanches. Le fond uniformément jaune clair rend ces dernières peu lisibles. Dans ce disque, seul le piano de Stephan Oliva se fait entendre. Le nom de Stéphane Oskeritzian apparaît également sur la pochette mais il ne joue aucun instrument. Sans lui, la musique de ce “Cinéma invisible” serait pourtant bien différente. Il en est l’un des producteurs, le monteur et le metteur en scène. Carte blanche lui a été donnée pour imaginer une histoire à partir des libres improvisations de Stephan Oliva, l’unique acteur-musicien de cette bande-son destinée à un film que chacun pourra visionner dans sa tête.
Philippe Ghielmetti et Stéphane Oskeritzian lui ont très peu parlé du contenu de cet album avant son enregistrement. Ce n’est qu’une fois rendus au studio La Buissonne et juste avant chaque prise, qu’ils lui révèlent les termes de technique cinématographique à partir desquels il va improviser – Arrêt sur image, travelling, hors-champ, flashback –, des indications qui deviendront les titres des morceaux de l’album. Stephan Oliva se met au piano mais ignore quelles scènes, quelles séquences musicales, seront conservées au montage par Stéphane Oskeritzian qui possède le final cut de l’album. Ses doigts feront naître des images, la musique d’un film invisible qu’il nous appartient d’imaginer.
Puisant dans sa mémoire de cinéphile, des scènes de films défilent sous ses yeux. Je l’imagine les projeter dans sa tête, sur un écran blanc de cinéma. On lui demande d'improviser sur Plongée. Se remémorant les images d'un film noir en noir et blanc, il adopte de sombres accords. Pour une contre-plongée, il pense au ciel, adopte la couleur pour en montrer le bleu. Nous sommes au cinéma et le piano caméra de Stephan Oliva joue et filme parfois la même scène sous un angle différent. Un piano qui évoque souvent des péripéties dramatiques, installe des accords obsédants, des climats ténébreux. Un piano dont les notes, Hors-Champ, se font espiègles, champêtres et mutines. Dans l’ombre, à l’arrière-plan (5 plages portent ce titre), la musique devient floue, d’une imprécision dissonante. Défiant l’obscurité, écartant son voile noir, surgissent ça et là quelques mélodies lumineuses, celles des deux musique de film de l’album et son ralenti de notes heureuses plongées dans un presque silence.
Fascinés, nos yeux écoutent, nous font voir des images, le gros-plan d’un visage, des yeux. Ceux de Laura Mars peut-être, ou ceux, sans visage, d’Édith Scob dans le film inquiétant du grand Georges Franju. Quel Travelling inspire Stephan Oliva ? Grandes ouvertes, nos oreilles imaginent des personnages qui se déplacent, se rapprochent ou s’éloignent. Consistant à montrer simultanément sur l’écran plusieurs scènes, le Split Screen est abondamment utilisé dans “Thomas Crown Affair” (“L’Affaire Thomas Crown”) de Norman Jewison. Le long flashback onirique qui referme l’album permet de remonter le temps, de revenir en arrière. “A Letter to Three Wives” (“Chaînes conjugales”) un film de Joseph Leo Mankiewicz, est entièrement construit sur ce procédé narratif. “The Bad and the Beautiful” (“Les ensorcelés”) de Vincente Minnelli avec Kirk Douglas et Barry Sullivan (ensemble sur la photo) également. Le chef monteur du film est Conrad A. Nervig (A. pour Albinus). Né en 1889, il a 63 ans et une longue carrière derrière lui lorsqu’en 1952 Minnelli lui en confie les rushes. Il a obtenu un oscar deux ans plus tôt pour “King Solomon’s Mines” (“Les Mines du roi Salomon” de Compton Bennett) et connaît son métier.
Stéphane Oskeritzian aussi. Il n’a jamais monté de films, mais c’est un couturier du son, un virtuose de la coupe et de l’assemblage. Il n’est pas au piano, mais s’empare de la musique, la retravaille, lui donne un rythme et un sens comme si elle était sa propre partition. 45 minutes patiemment extraites de 5 heures d’enregistrement, 24 morceaux aux noms des mots du cinéma. Une seule note passant à l’envers (c’est ce que croit deviner mon oreille, mais je peux me tromper) introduit le premier, un Générique sur fond rouge. Car son travail n’a pas seulement consisté à choisir et à ordonner certains moments de cette séance. Un passage de Plongée, contre plongée, la cinquième plage, superpose 5 séquences musicales issues de trois sources différentes. Split Screen, la quatorzième, réunit 15 points de montage. Le sur mesure, Stéphane Oskeritzian connaît et pratique. Ce disque étonnant et complice en témoigne.
“Cinéma invisible” 1 CD digipack disponible uniquement contre 15 euros port payé
Mars. Nous n’étions pas très nombreux à remplir le Sunside le 22 février : une cinquantaine de personnes et seulement deux journalistes, curieux de découvrir sur une scène parisienne la musique de Michel Bisceglia qui fit bien davantage que tenir ses promesses. Il y avait certes d’autres concerts à Paris ce soir-là, Lucky Dog au Sunset, le quartette de Pierrick Pédron au Bal Blomet, les clubs parisiens peinant souvent à attirer du monde. Les musiciens qui déplacent les foules, le jazz n’en possède plus beaucoup. Le temps a avalé la plupart de ceux qui étaient parvenus à se faire connaître, faisant passer de l’autre côté ceux dont les noms figurent dans les livres.
Dans son récent “Dictionnaire amoureuxdu Jazz” publié chez Plon, Patrice Blanc-Francard nous relate avec talent et compétence l’histoire souvent tragique de certains d’entre eux. Quarante-neuf musiciens de la saga du jazz, presque tous décédés, ont droit à des entrées. Les rares survivants sont plutôt âgés. Quincy Jones est né en 1933, Sonny Rollins en 1930, Herbie Hancock en 1940 et Monty Alexander en 1944. À la lettre S, entre Savoy Ballroom et Bessie Smith, le saxophoniste guadeloupéen Jacques Schwarz-Bart, né en 1962, fait vraiment figure de jeunot.
Ce “Dictionnaire amoureux du Jazz” n’est bien sûr pas exhaustif. Impossible d’en faire tenir tous les acteurs dans un peu plus de 600 pages. Patrice Blanc-Francard a choisi de nous parler des musiciens qu’il apprécie le plus. Il le fait bien, nous détaille maintes anecdotes sur leur vie, nous confie dans quelles circonstances il les a découverts et s’est passionné pour leurs œuvres. Le jazz, Patrice a longtemps baigné dedans. Avant de devenir l’homme de radio et de télévision que l’on connaît, il s’est occupé chez Pathé-Marconi des labels Blue Note et Impulse abritant quelques-uns des plus beaux disques de son histoire.
Son livre nous la raconte, une aventure qui nous conduit de la musique néo-orléanaise au free jazz qu’il défendit avec Michel Le Bris dans Jazz Hot à la fin des années 60, en passant par le jazz électrique apparu à la même époque (“Bitches Brew” de Miles Davis enregistré en 1969). Le swing, le bop et le hard-bop ne sont pas oubliés mais on s’étonne du peu de lignes que l’auteur consacre à des musiciens aussi importants que Jim Hall, Bud Powell, Paul Bley, Ahmad Jamal et Keith Jarrett. Quant aux jazzmen européens, ils brillent par leur absence. Django Reinhardt et Joe Zawinul sauvent l’honneur mais l’omission de Martial Solal, d’André Hodeir, de René Urtreger et de Michel Petrucciani, pour ne citer que des français, est un peu embarrassante.
Ce dernier n’enregistra ses premiers disques qu’au début des années 80, une décennie qui imposa le saxophone de Michael Brecker. La suivante révéla le piano de Brad Mehldau dontl’influence est aujourd’hui prépondérante, et celui de Fred Hersch, l’un de ses professeurs. Ces musiciens apparus ces trente dernières années en Amérique mais aussi en Europe où le jazz est désormais solidement implanté, Patrice Blanc-Francard n’en dit rien.* Comme si le jazz était resté confiné outre Atlantique et qu’il n’avait pas navigué jusqu’à nous, ou que l’amour qu’il lui porte, l’auteur le réservait presque exclusivement au jazz afro-américain de sa jeunesse. S’il a eu la bonne idée de rédiger des entrées sur les labels Atlantic et Blue Note, il n’a pas pensé en écrire une sur ECM, aujourd’hui le premier label de la planète jazz. Cela lui aurait permis d’évoquer l’universalité d’une musique qui n’a plus de frontières, ECM enregistrant des artistes du monde entier.
Un “Dictionnaire amoureux du Jazz d’aujourd’hui” reste à écrire. Celui de Patrice Blanc-Francard se lit avec plaisir, voire avec gourmandise, mais s’arrête bien trop tôt. Les livres, la plupart des grands musiciens de jazz en activité ne sont pas encore dedans. Si l’économie restreinte du jazz les maintient confinés dans les clubs des grandes villes, c’est grâce à eux que cette musique continue de vivre. Ils en écrivent tous les jours l’histoire et elle ne fait que commencer.
* Intitulée Into Something…, un court chapitre passe toutefois en revue quelques jazzmen d’aujourd’hui.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Le 6, avec Or Bareket (contrebasse) et Leon Parker (batterie), Fred Nardin retrouve le Duc des Lombards pour jouer sa musique. Publié sur le label Jazz Family, “Opening”, son dernier album, existe également en double vinyle, un tirage limité d’une étonnante qualité sonore. Vous pouvez le trouvez chez Crocojazz, rue de la Montagne Sainte-Geneviève. Gilles Coquempot en a encore quelques exemplaires. Ceux d’entre vous qui n’ont jamais entendu Fred Nardin découvriront un jeune et talentueux pianiste dont le jazz moderne s’enracine dans la tradition. Il a obtenu en 2016 le Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz, un prix doté par la Fondation BNP Paribas ce qui explique les logos de ces deux institutions sur la pochette de son disque, son premier en trio. En venant l’écouter, il vous le dédicacera.
-Le 10, Henri Texier présentera au Café de la Danse la musique de “Sand Woman” (Label Bleu), un disque enregistré avec Sébastien Texier (saxophone alto et clarinettes) et Manu Codjia (guitare) depuis longtemps membres de sa formation. Les nouveaux venus sont Vincent Lê Quang (saxophones ténor et soprano) et Gautier Garrigue (batterie). Avec eux, Henri reprend des anciens morceaux de son répertoire, Amir, Les Là-bas, Quand tout s’arrête naguère enregistrés en solo. Il nous offre aussi une nouvelle version d’Indians et deux compositions récentes. Ronronnant comme un gros chat satisfait, sa basse pneumatique assure les tempos impeccables sur lesquelles viennent se greffer les improvisations des solistes. Les deux saxes mêlent harmonieusement leurs timbres et se complètent. La guitare chante des chorus électriques et les vieilles mélodies de ce musicien incontournable du jazz français retrouvent leur jeunesse.
-Réunissant de jeunes et talentueux musiciens, le Gil Evans Paris Workshop que dirige Laurent Cugny s’installe au Sunside le 13. Sa musique, vous pouvez la découvrir en vous procurant “Spoonful” (Jazz&People), un des grands disques de 2017. Un achat qui ne vous dispense pas de venir écouter ses concerts. Reprenant des arrangements de Gil Evans, mais aussi des compositions de Laurent, nouvelles et anciennes, la formation s’en empare avec bonheur pour les enrichir de chorus inattendus, les moderniser brillamment. Elle s’est produite en janvier au Sunside et y est également attendu en mai. J’écris si souvent sur elle que je ne sais plus trop quoi vous en dire. Mon objectif reste bien sûr de vous convaincre d’aller l’écouter. Pour exister, un orchestre de cette taille (16 musiciens) a besoin de jouer, de trouver des concerts ce qui nécessite un public, donc votre présence. Vous serez nombreux j’espère à venir l’applaudir.
-Les occasions d’entendre à Paris les Clayton Brothers se font rares. Ils seront le 15 et le 16 mars au Duc des Lombards pour quatre concerts (19h30 et 21h30). Le club les a déjà accueilli en 2011 dans une configuration quelque peu différente. En effet, l’excellent pianiste Sullivan Fortner remplace Gerald Clayton, fils de John Clayton, contrebassiste et co-leader d’une formation qui existe depuis 1977. Son frère Jeff Clayton joue du saxophone alto et de la flûte, mais John en est l’élément central. Avec le batteur Jeff Hamilton, il a codirigé l’orchestre qui accompagna naguère Diana Krall et compose et arrange une grande partie du répertoire, une musique proche du blues et des racines du jazz. Le quintette comprend également Terell Stafford à la trompette et Obed Calvaire à la batterie. Vous possédez peut-être “Short Trip”, le dernier disque du pianiste Vincent Bourgeyx. Il en est le batteur.
-Hervé Sellin au Sunside le 16 avec la même formation que rassemble “Always Too Soon” (Cristal), son dernier album en quartette, à savoir Pierrick Pédron au saxophone alto, Thomas Bramerie à la contrebasse et Philippe Soirat à la batterie. J’ai précisé son dernier album en quartette car, après un long silence discographique, le pianiste a sorti deux disques avec deux formations différentes et en fait paraître un troisième en solo ces jours-ci. Dédié à Phil Woods qui fut l’un de ses amis, “Always Too Soon” (Cristal) contient un pot-pourri de quelques œuvres de Thelonious Monk et rassemble des musiques que Woods appréciait. Pour les jouer, Pierrick Pédron, saxophoniste parkérien à la sonorité généreuse, souffle des notes brûlantes mâtinées de tendresse.
-C’est également le 16 mars que s’ouvre la 35ème édition du festival Banlieues Bleues. Du jazz, il y en a peu et celui qui y est programmé n’est pas vraiment pour moi. Pour ne rien vous cacher, j’ignore tout de ces groupes qui proposent des musiques aussi étranges que leurs noms. On peut toutefois se laisser tenter le 16 par le concert que donnera à l’espace 1789 de Saint-Ouen (20h30) le pianiste Abdullah Ibrahim et son groupe Ekaya – Andrae Murchison (trombone et trompette), Cleave Guyton Jr. (saxophone alto, flûte et clarinette), Lance Bryant (saxophone ténor), Marshall McDonald (saxophone baryton), Noah Jackson (contrebasse et violoncelle), et Will Terrill (batterie). Je trouve l’homme peu sympathique, mais sa musique sud-africaine, colorée et chantante, met du baume au cœur.
-Les 16 et 17 mars, le saxophoniste Gaël Horellou fêtera à La Gare Jazz, un nouveau club du 19ème arrondissement, la sortie de “Coup de vent”, son nouvel album pour le label Fresh Sound. Le saxophoniste l’a enregistré avec le trompettiste Jeremy Pelt rencontré en 2013 au Duc des Lombards, club dans lequel, toujours avec Etienne Déconfin (piano), Viktor Nyberg (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie), il enregistra “Legacy”, invitant le saxophoniste Abraham Burton à le rejoindre. Deux disques dans lesquels, loin de l’électro jazz qu’il affectionne, Gaël Horellou, altiste dont la sonorité quelque peu nasillarde évoque parfois celle de Jackie McLean, joue avec lyrisme de belles phrases bien trempées dans le bop. Constitué de compositions originales d’Horellou, le répertoire offre des thèmes attachants – GK, Blame it on my Youth –, sans oublier Melody, un morceau du pianiste Etienne Déconfin très à l’aise dans ce contexte musical. On pourra également écouter Jeremy Pelt au Duc des Lombards les 30 et 31 mars. A la tête de sa propre formation, il présentera “Noir en Rouge” (HighNote), son nouvel album.
-Le 19, Clovis Nicolas présentera au Sunside la musique de “Freedom Suite Ensuite”, un disque Sunnyside enregistré en quintette, mais sans pianiste ni guitariste. Excellent musicien, le bassiste assume ainsi plus librement la direction d’une musique dont il pose lui-même les fondations harmoniques. Il y reprend la Freedom Suite de Sonny Rollins. Ce dernier l’enregistra en trio avec Oscar Pettiford à la contrebasse et Max Roach à la batterie en février 1958. Le batteur Kenny Washington offre un poids de swing conséquent à cette nouvelle version. Grant Stewart lui concède la sonorité chaleureuse de son saxophone. S’y ajoute la trompette introvertie de Brandon Lee qui étoffe la palette sonore de la musique et lui apporte des couleurs appréciables. Bruce Harris, un autre trompettiste, le remplace dans le thème qui ouvre l’album et dans une version acrobatique de Fine and Dandy. Quant à Clovis Nicolas, il réserve à son instrument Little Girl Blue, dernier thème d’un album très réussi.
-Le 23, au théâtre 71 de Malakoff, Bruno Angelini interprétera la musique de son nouvel album. “Open Land” est aussi le nom de son groupe, un quartette comprenant Régis Huby au violon, Claude Tchamitchian à la contrebasse et Edward Perraud à la batterie. Avec eux, le pianiste enregistra en 2014 “Instant Sharings”, un disque dont le répertoire comprenait des morceaux et des arrangements existants. Ayant eu envie d’aller plus loin avec ce groupe, il s’est mis à écrire pour lui de nouvelles compositions dont certaines furent jouées au Sunside en mai 2017. Enregistrées à La Buissonne le mois suivant, elles paraissent aujourd’hui sur le label du studio. Fruit d’un travail collectif, de moments intenses et partagés, ces sept plages (la dernière est en trois parties) traduisent parfaitement l’univers poétique du pianiste, un créateur de climats oniriques, de pièces lentes et modales qui semblent ralentir l’inexorable marche du temps.
-Le 23 et le 24, Bruno Ruder (piano) et Rémi Dumoulin (saxophones soprano et ténor) investissent le Sunside avec les musiciens de “Gravitational Waves” (Absilone) – Aymeric Avice (trompette et bugle), Guido Zorn (contrebasse) et Billy Hart (batterie) – un disque dont les compositions très ouvertes semblent avoir été conçues pour ce dernier. J’ai récemment rédigé une chronique de l’album, un concert de janvier 2016 largement improvisé. Nul doute qu’au Sunside, les morceaux entendus ne seront pas les mêmes. Au sein du groupe, l’imagination est au pouvoir ce qui ouvre les portes de l’inattendu à une musique puissante et lyrique, généreuse et vivante. Une musique dont les notes, loin de rester sagement couchées sur partitions, se laissent aller à des vagabondages et nous invitent à les suivre.
-Au Sunset, les deux mêmes soirs – 23 et 24 mars –, le trompettiste Fabien Mary fête la sortie de “Left Arm Blues (and Other New York Stories)”, un disque du label Jazz&People largement financé par le crowdfunding (financement participatif). Un opus en octet réunissant Jerry Edwards (trombone), Pierrick Pédron (saxophone alto), David Sauzay (saxophone ténor et flûte), Thomas Savy (saxophone baryton et clarinette basse), Hugo Lippi (guitare), Fabien Marcoz (contrebasse) et Mourad Benhammou (batterie). En 2012, le trompettiste avait pareillement arrangé un de ses disques (“Four and Four”) et enregistré plus récemment à Brooklyn un album pour trois instruments à vents, une contrebasse et une batterie. Lors d’un séjour à New York, ville dans laquelle il s’est très souvent rendu – Fabien Mary fait une mauvaise chute. La clavicule droite cassée et immobilisé, il prend son mal en patience, se sert de sa main gauche pour écrire, imaginer et arranger huit nouvelles compositions inspirées par ses pérégrinations new-yorkaises. Quercus Robur sent bon la bossa nova, Song For Milie est une ballade largement confiée au trombone. Étonnant ce jazz made in France que l’on croirait fabriqué dans la grande Amérique, un jazz joué avec le cœur qui nous rend proche son glorieux passé. Un standard, All the Things You Are, complète ce disque très soigné aux couleurs du bop et du blues.
-Après le New Morning en octobre dernier, c’est le Sunside qui accueille Wallace Roney pour deux concerts (le 27 et le 28). Le trompettiste conserve la formation qui l’accompagna à Paris et à Clermont-Ferrand (également en octobre) lors du dernier festival Jazz en Tête. Le plus jeune de ses musiciens, le saxophoniste Emilio Modeste (18 ans) s’applique sous son regard attentif et bienveillant. Ses très longs doigts activent les clefs de son saxophone ténor dont il est un des espoirs. Curtis Lundy (le frère de la chanteuse Carmen Lundy) fait beaucoup plus vieux que son âge (il est né en 1955), mais a enregistré avec la chanteuse Betty Carter, le pianiste John Hicks et le saxophoniste Johnny Griffin. Confiez lui un tempo et il le tient et le fait vivre. La frappe puissante du batteur Eric Allen s’accorde bien à la finesse mélodique de son jeu de contrebasse. Le pianiste Oscar L. Williams Jr. complète la formation du trompettiste toujours très inspiré par Miles Davis dans ses ballades.
-Aldo Romano au Sunside le 31 mars et le 1er avril (21h00) avec Michel Benita à la contrebasse et Dino Rubino au piano. Les trois hommes ont donné plusieurs concerts au Triton y enregistrant “Mélodies en Noir & Blanc”, un album publié en septembre dernier. Le batteur y interprète d’anciens thèmes de son répertoire, Song for Elis qu’il écrivit à la mémoire d’Elis Regina, Inner Smile qui donne son nom à un de ses albums, Dreams and Water qu’il enregistra pour Owl Records. Il partage avec Michel Benita une longue amitié et Dino Rubino est pour lui le pianiste idéal, un pianiste dont « le lyrisme sans emphase le bouleverse ». Comme nous touche profondément le dernier morceau de son disque, une reprise émouvante d’une chanson de Gérard MansetIl voyage en solitaire.
C’est le 5 novembre 2009, un jeudi, à l’occasion d’un concert qu’il donnait au Duc des Lombards, que j’ai rencontré le saxophoniste belge Robin Verheyen. Le label Pirouet m’avait envoyé un de ses disques, “Starbound”, enregistré avec Bill Carrothers, Nicholas Thys et Dré Pallemaerts qui l’accompagnaient ce soir-là. Né à Turnhout, une ville de Flandre dans la province d’Anvers, Robin Verheyen connaissait Paris. Il y avait vécu une année entière après un studieux séjour en Hollande, remportant en 2006 avec le Belfin Quartet, un groupe de musiciens finlandais et belges, le prix de la meilleure composition au Festival de la Défense. Installé à New York l’année suivante, il n’y perd pas son temps, joue avec des célébrités et des musiciens qui me sont inconnus avant d’enregistrer un album pour W.E.R.F. Records avec le groupe que je découvris avec lui au Duc. Je connaissais Bill Carrothers, son pianiste (et quel pianiste !) et c’est peut-être lui qui me le présenta. Je pense lui avoir parlé de sa musique, de son disque. Nous sympathisâmes. Mon blog était encore dans sa prime jeunesse, mais il insista pour être intégré à ma mailing list et la reçoit encore.
De lui, je n’avais plus de nouvelles. Jusqu’à ce que Universal Belgique me fasse récemment parvenir “When the Birds Leave”, un album enregistré à Brooklyn (N.Y.) avec Marc Copland au piano. Je l’ai bien sûr vite écouté, constatant que nous aimions les mêmes pianistes. Avec Drew Gress à la contrebasse et Billy Hart à la batterie, pour compléter la formation, son disque ne pouvait que me séduire. La plupart des thèmes sont de Verheyen qui apprécie les harmonies flottantes, les morceaux joués rubato. Des thèmes qui conviennent très bien au jeu aéré du batteur. Loin d’enfermer la musique dans des barres de mesure, Hart fouette et caresse toms et cymbales et la laisse librement respirer. Drew Gress prend lui aussi des libertés avec le tempo, impose un jeu mélodique d’une grande souplesse, laisse l’air circuler entre ses notes. Il apporte Vesper, une de ses compositions. Le tempo en est lent, ondoyant. Il y prend un solo de contrebasse, Robin Verheyen soufflant dans un ténor. Le saxophoniste l’utilise aussi dans Jabali’s Way et dans Melody for Paul, un morceau tendre et lyrique, une plage modale et aérée dans laquelle chante le piano de Marc. Ce dernier donne une dimension onirique à Rest Mode et à Operator, des morceaux construits sur de courtes cellules mélodiques répétitives. Robin y improvise au soprano, en tire des sons suaves et veloutés. L’instrument colore de bleu When the Bird Leave, une ballade au tempo medium lent, et plane entre ciel et terre dans Stykkishólmur, un des temps forts d’un album fourmillant d’idées mélodiques et de moments inattendus.
Le groupe joue au Duc des Lombards jeudi et vendredi prochain, les 1er et 2 mars (deux concerts par soir à 19h30 et à 21h30). Sans Billy Hart remplacé par Eric McPherson, le batteur attitré de Fred Hersch (encore un grand pianiste !). Avec lui, ce sont d’autres couleurs, d’autres rythmes, une autre approche de la musique, des improvisations individuelles et collectives différentes. Toujours inventer et réinventer, n’est-ce pas cela le propre du jazz ?
Ce disque est la bonne surprise de ce début d’année. De la part de Bruno Ruder et de Rémi Dumoulin, je n’attendais pas une musique si réussie, un projet si cohérent. Malgré de bons passages, “Lisières”, le premier disque en solo de Ruder ne m’avait pas vraiment séduit. Manquant d’expérience, le pianiste aurait dû attendre avant se livrer à ce redoutable exercice de création sans filet. Sans section rythmique pour la structurer, sa musique semble se chercher, victime d’un discours parfois trop erratique. Son piano, je l’ai bien davantage goûté dans les miniatures du trio Yes is a Pleasant Country, lorsque, associé au saxophone de Vincent Lê Quang, il accompagne la voix singulière de Jeanne Added. Co-leader de la formation, Rémi Dumoulin fut l’un des saxophonistes de l’O.N.J. de Daniel Yvinec dont j’écoute toujours avec plaisir certains disques. Avec eux, le trompettiste Aymeric Avice, un élève de Fabrice Martinez et, de nationalité italienne, le bassiste Guido Zorn, deux musiciens dont je ne connais, en vérité, que peu de choses. J’en sais bien davantage sur Billy Hart que les amateurs de jazz et les admirateurs du groupe Quest connaissent bien.
Enregistrée en public au cours d’une résidence du pianiste à l’Amphi Opéra de Lyon en janvier 2016, la musique de ce disque convient à merveille au batteur. Composée par Ruder et Dumoulin, ces morceaux très ouverts lui permettent d’exprimer pleinement son art. Adoptant une ponctuation rythmique inhabituelle – cymbales et peaux de tambours librement caressées et fouettées –, Billy Hart suggère le tempo sans le jouer. Sa frappe sèche (sur une caisse claire qui accordée par ses soins possède une sonorité bien spécifique), ses roulements de toms épaississent à bon escient la masse orchestrale. Hart apporte beaucoup à la formation car la musique point trop écrite le lui permet. Sur de simples riffs ou de courts motifs mélodiques s’invente un jazz moderne plein de surprise ouvrant grandes les portes de l’inattendu, les musiciens tissant ensemble une trame musicale offrant tous les possibles. Sur une fanfare quelque peu dissonante (Step by Steppes) ou une brève ritournelle (Sagremor le Démesuré, morceau au sein duquel une walking bass accompagne le chabada d’un tempo swing) se greffent des improvisations tantôt lyriques, tantôt abstraites, les débordements – brefs cris convulsifs électrisant la musique –, peu nombreux, n’y étant pas exclus. Le piano percussif de Bruno Ruder chante souvent des chorus mélodiques. Même chose pour les vents, le saxophone de Rémi Dumoulin et la trompette d’Aymeric Avice soufflant le froid, mais surtout le chaud et sa large palette de couleurs harmoniques. Car les musiciens expérimentent, improvisent une musique généreuse qu’ils parviennent à rendre étonnamment vivante. Un grand disque assurément !
-Concerts de sortie (avec Billy Hart) les 23 et 24 mars au Sunside (21h00).