Professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (CNSM) et à Sciences-Po Paris, Hervé Sellin n’avait pas fait de disques depuis “Marciac New-York Express” en 2008, une commande du festival de Marciac, une suite pour tentet qu’il présenta en 2003 au Lincoln Center de New York à la demande de Wynton Marsalis. Encensé par la critique, l’album obtint le Prix du Meilleur Disque de Jazz Français décerné par une Académie du Jazz qui avait reconnu son talent dès 1989 en lui décernant le prestigieux Prix Django Reinhardt. Longtemps « rythmique à tout faire » du Petit Opportun avec Riccardo Del Fra (contrebasse) et Eric Dervieu (batterie), Hervé Sellin était alors le pianiste de la chanteuse Dee Dee Bridgewater et celui, attitré, du saxophoniste Johnny Griffin, collaboration qui durera plus de quinze ans. Bien que toujours très occupé par ses activités pédagogiques, Hervé Sellin a trouvé le temps d’enregistrer et de sortir simultanément deux albums qui reflètent fidèlement ses goûts artistiques. Le premier, “Always to Soon”, traduit son attachement au jazz, plus particulièrement au bop qu’il actualise avec bonheur. Comme son nom l’indique “Passerelles”, le second, est une tentative de rapprochement du jazz et de la musique classique européenne dont l’étude fut pour lui une influence majeure et formatrice.
Dédié à Phil Woods disparu en septembre 2015, “Always to Soon” (Cristal / Sony Music) ne contient aucune composition du saxophoniste. Hervé Sellin l’avait accompagné en tournée en 2010 et 2011 et s’était lié d’amitié avec lui. Woods s’était pris de passion pour le jazz après avoir entendu Charlie Parker jouer Koko. Il adopta le saxophone alto et travailla avec Lennie Tristano, mais aussi avec Thelonious Monk dont il fut membre du grand orchestre pour une tournée et au moins deux concerts légendaires. Celui que Monk donna au Town Hall de New York en février 1959, Hervé Sellin le rejoua à la tête d’une semblable formation en octobre dernier au Studio 104 de Radio France. Il est beaucoup question de Monk dans ce disque qui contient un long pot-pourri de quatre de ses œuvres et rassemble des musiques que Woods aimait jouer, Ya Know de l’obscur Joe Emley, Gratitude de Tom Harrell et Autumn in New York de Vernon Duke, une ballade pour monter au ciel.
Choisir une bonne section rythmique n’était pas trop difficile. Musiciens expérimentés, Thomas Bramerie (contrebasse) et Philippe Soirat (batterie) portent ce répertoire avec finesse et sensibilité. Mais il fallait un saxophoniste parkérien pour le jouer, un musicien fougueux et à la sonorité d’alto généreuse, ancrée dans le lyrisme. Possédant tout cela, Pierrick Pédron s’imposait. Tout feu tout flamme sur tempo rapide dans une version brûlante de Lennie’s Pennies, un des thèmes les plus célèbres de Tristano, Pierrick, lui aussi grand admirateur de Monk (il jouait de l’alto dans l’orchestre de Sellin au 104, Bramerie et Soirat assurant la rythmique) renoue une nouvelle fois avec sa musique, nous enthousiasme par ses audaces, son phrasé sinueux et parfois abstrait, mais aussi par son jeu mélodique. Ses chorus dans Ask Me Now ou dans le très beau Remembering Phil de Carine Bonnefoy en portent témoignage. Trois autres compositions originales complètent l’album. De Pierrick Pédron, Dark Machine est un morceau tristanien enlevé mais dont les chorus de piano et d’alto n’excluent pas certaines dissonances. Introduit par les accords répétitifs de All Blues, Willow Woods emprunte quelque peu la grille harmonique de Willow Weep for Me, une chanson de 1932 qu’aimait beaucoup Phil Woods. Également de Sellin, Always Too Soon, une valse, met en valeur son jeu de piano. D’Oscar Peterson qui fut longtemps son modèle, il a gardé la brillance orchestrale, sait donner de la profondeur, du poids à ses nombreuses notes qui, loin d'étouffer le tissu musical, le nourrissent et l'apprêtent élégamment.
Enregistré avec quelques-uns de ses anciens élèves – Rémi Fox (saxophone soprano), Emmanuel Forster (contrebasse) et Kevin Lucchetti (batterie), “Passerelles” (Cristal / Sony Music) mêle habilement jazz et musique classique, les deux univers cohabitant sans jamais complètement fusionner. Hervé Sellin a étudié le piano classique avec Pierre Sancan et Aldo Ciccolini dans sa jeunesse et les arrangements qu’il apporte sont assez habiles pour que ces musiques s’enrichissent mutuellement. Certaine morceaux du répertoire classique se prêtent toutefois davantage à ce rapprochement. Le Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy (ici interprété avec brio et insolence par Sellin seul au piano) ou la 3ème Gnossienne d’Erik Satie, des pièces modales dont le chromatisme n’est point ignoré des jazzmen. Mais Hervé Sellin, les transforme, les refaçonne à sa manière, leur donne des couleurs, des cadences qui appartiennent au jazz.
Reprendre et orchestrer le 3ème mouvement de la Sonate pour piano d’Henri Dutilleux sans trahir l’œuvre relève de l’exploit. Hervé Sellin y parvient, non sans la bousculer par un chorus de soprano tumultueux. Autre gageure, habiller de jazz quelques-unes des Kinderszenen (Scènes d’enfants) de Robert Schumann sans les dénaturer, garder l’aspect un magique de ces pièces pour piano. Le compositeur les avait adressées à Clara Wieck dont il était amoureux et qui deviendra son épouse avec ses mots « Tu prendras sans doute plaisir à jouer ces petites pièces, mais il te faudra oublier que tu es une virtuose, te garder des effets, mais te laisser aller à leur grâce toute simple, naturelle et sans apprêt. » Confiant souvent leurs thèmes à un saxophone soprano inventif, Hervé Sellin invite une jeune concertiste classique internationalement reconnue, Fanny Azzuro, à partager avec lui leurs parties de piano. Il les plonge dans un grand bain de jazz, les réinvente tout en conservant intact leur poésie juvénile.
Concert de sortie le mardi 5 décembre au Studio de l'Ermitage (21h00) avec les deux formations au complet.
Écouter Fred Hersch, c’est se rendre compte de l’énorme différence qui existe entre un bon pianiste et un maître du piano. Ces derniers ne sont pas nombreux. Fred Hersch qui est l’un d’entre eux n’est pourtant presque jamais invité dans les festivals de Jazz. Il faut se rendre dans les clubs parisiens pour l’entendre, au Duc des Lombards ou au Sunside qui le fêtent régulièrement. Les nombreux disques qu’il a naguère enregistrés pour Nonesuch ne sont plus disponibles et Palmetto qui abrite depuis plusieurs années sa musique n’avait plus de distributeur français. Il semble en avoir retrouvé un, puisqu’une attachée de presse bien avisée m’a fait parvenir cet “{Open Book}”, un des sommets de sa discographie.
Dès les premières notes de The Orb, morceau qui introduit l’album, on est saisi par la profonde musicalité de son piano. Magnifiée par la douceur d’un toucher sensible, une tapisserie de notes intelligemment tissée nous caresse au sein d’un flux musical aussi surprenant que varié. Improvisation sans mélodie apparente, The Orb parvient pourtant à captiver, par son cheminement harmonique, ses accords mystérieux. Il suffit de se laisser bercer par ces phrases subtilement amenées qui traduisent la délicatesse de sentiments de ce pianiste pas comme les autres. “{Open Book}” est un florilège des concerts en solo que Fred Hersch donna trois soirs de suite au JJC Art Center de Séoul en avril 2017. Longue improvisation enregistrée live le 1er novembre 2016, Through the Forest complète l’album. Partir à l’aventure sans thème préétabli pendant près de vingt minutes n’est pas donné à tout le monde et le pianiste ne sait pas plus que nous où son imagination va le conduire. Se laissant aller à une rêverie inhabituelle, il se laisse guider par elle, joue des impressions, des souvenirs, teinte de couleurs une toile sonore qu’il fait respirer, chaque note restant parfaitement audible au sein d’une polyphonie aérée. Dans la seconde partie plus tendue, des progressions d’accords labyrinthiques apparaissent. Fred Hersch joue avec l’ombre et la lumière, s’amuse sans jamais se perdre.
Le pianiste qui reprend toujours un thème de Thelonious Monk en concert nous offre ici une version fascinante d’Eronel, morceau coécrit par le saxophoniste Sahib Shihab (et non par Sadik Hakim crédité par erreur sur la pochette) témoignant de sa stupéfiante maîtrise rythmique. Sans jamais se tromper, ses deux mains installent simultanément plusieurs lignes mélodiques comme si deux pianistes inspirés dialoguaient entre eux. Monk n’est pas le seul musicien que Fred Hersch affectionne. Il a également consacré un disque entier aux compositions d’Antonio Carlos Jobim et nous livre ici une relecture admirable de Zingaro dont il masque longtemps le thème. Il a travaillé avec Gunther Schuller au New England Conservatory de Boston et pose de tendres nuances sur les harmonies rêveuses et poétiques de la composition. Méconnaissable, Whisper Not de Benny Golson est prétexte à une fugue. Très soucieux de la perfection formelle de ses interprétations, Hersch en organise en temps réel le flux contrapuntique. Grand technicien, il rend sa musique si fluide que l’on ne perçoit pas le travail qu’elle demande. And So It Goes, la ballade de Billy Joel qui referme ce magnifique album, lui inspire des harmonies si délicates que l’on se demande après son écoute si on ne les a pas rêvées.
-Fred Hersch qui vient de recevoir le Prix in Honorem de l’Académie Charles Cros pour l’ensemble de sa carrière se produira au Sunside le 21 et le 22 novembre (21h00) avec les musiciens de son trio habituel, John Herbert à la contrebasse et Eric Mc Pherson à la batterie.
Ce n’est pas la première fois que Vincent Courtois (violoncelle) Daniel Erdmann (saxophone ténor) et Robin Fincker (saxophone ténor et clarinette) travaillent et enregistrent ensemble. Deux autres disques du label La Buissonne, les réunissent : “Mediums” (2011) et “West” (2014) dans lequel le pianiste Benjamin Moussay les rejoint. Un opus que j’apprécie beaucoup mais que je découvris trop tardivement pour en faire une chronique. Depuis qu’il m’a été donné cet automne, “Bandes Originales” n’a jamais quitté ma platine CD. Ce n’est pas un disque de jazz et pas davantage un recueil de musiques de films. Nos trois complices reprennent les thèmes de neuf d’entre eux pour les relire à leur manière et nous emmener en voyage. Dépaysement garanti.
Associés à dix musiques, dix films furent sélectionnés lorsque ce projet vit le jour en 2015. “Les Aventuriers” de Robert Enrico et “Freaks” de Tod Browning ont été écartés de l’album et “Paris qui dort” de René Clair s’y ajoute. C’est le premier film du cinéaste. Il date de 1925 et c’est un muet. Le gardien de la Tour Eiffel découvre un matin que les habitants de la capitale ont été foudroyés par un rayon paralysant. Sauf cinq personnes qui déambulent dans la ville déserte. La musique que lui invente Vincent Courtois est donc basée sur son propre rapport à l’image, ce qu’il fit quelques années plus tôt en composant la bande-son d’“Ernest et Célestine”, un film d’animation. À une première partie lente et grave succède une seconde plus joyeuse, une sorte de chanson quelque peu dissonante comme si les instruments pris de boisson balbutiaient. Si “Tous les matins du monde” dont la musique est de Marin Marais (1656-1728) garde sa rigueur toute janséniste, les timbres des trois instruments (ici violoncelle, saxophone ténor et clarinette) en modifient la structure sonore et lui apportent des couleurs pour le moins inédites, une combinaison sonore rarement entendue qui rend toutes ces musiques profondément neuves et permet de les relier entre-elles.
De “Plein Soleil” (René Clément, musique de Nino Rota), on reconnaît le générique que chantent les deux ténors et que rythment en pizzicato les cordes du violoncelle. La clarinette introduit la tragédie dans une partition sensuelle et méditerranéenne, les trois instruments nous entraînant dans une tarentelle, non meurtrière mais au rythme vif et soutenu. Seule pièce rapide de l’album, elle contraste fortement avec la musique que Giovanni Fusco composa pour “Hiroshima mon amour” d’Alain Resnais, une musique qu’un tempo immuable et un thème répétitif rend particulièrement lancinante. “Le Ballon Rouge” (un film d’Albert Lamorisse, musique de Maurice Leroux que la télévision française diffusait de temps en temps dans mon enfance) repose sur une cadence tenue par les saxophones et permet au violoncelle de s’envoler comme le ballon rouge de Pascal (joué par le fils d’Albert Lamorisse), ou ces ballons multicolores emportant ce dernier dans les airs. “Le Ballon Rouge” fait aussi l’objet d’une improvisation collective qui permet aux saxophones de se libérer à leur tour, le violoncelle marquant alors la cadence.
Moins célèbre que The Windmills of Your Mind (Les Moulins de mon cœur), His Eyes, Her Eyes, un autre extrait de “L’Affaire Thomas Crown” (de Norman Jewison, musique de Michel Legrand), emporte par son lyrisme. D’une inspiration très différente, Variation sur Thomas Crown tente d’atteindre le sens profond et poétique du film. Car les trois hommes n’hésitent jamais à s’écarter des mélodies, déclencheurs émotionnels qui, dans un film, renforcent l’attrait des images, pour en proposer des lectures décalées et neuves possédant leur propre pouvoir de séduction. Bien que peu nombreux à garder en mémoire le thème du “Rayon Vert” que Jean-Louis Valero écrivit pour le film d’Eric Rohmer, la musique d’“Hiroshima mon amour” ou celle du “Ballon Rouge”, on est surpris de découvrir ici et là, surgissant d’un tissu sonore plus ou moins épais, parfois même orchestral selon les diverses combinaisons instrumentales choisies, des bribes de mélodies qui nous sont familières comme celle de la “Guerre des étoiles” déjà présente dans “E.T”. Des partitions qui, métamorphosées par ce nouvel éclairage, s’écoutent très bien sans leurs images.
Retour de Clermont-Ferrand, de la musique et des images plein la tête. Ce sont ces dernières que je souhaite vous fait partager, des instants volés lors d’un festival qui n’est décidément pas comme les autres, un festival de jazz qui ne programme que du jazz et s’adresse aux vrais amateurs de jazz. Ici point de fusion flamenco-guinéenne, de chants pygmées, de be-bop serbo-croate, mais pendant cinq jours du jazz, du vrai, de l’authentique. Certains concerts furent bien sûr plus réussis que d’autres. Je n’y étais que trois jours, il m’est donc impossible de vous parler des prestations de Tigran Hamasyan, de Charenée Wade, de Baptiste Herbin et du pianiste James Francies. Mais ce que j’ai vu et entendu mérite quelques lignes.
Le 26, soutenu par une section rythmique aussi inventive que phénoménale (Joe Sanders à la contrebasse et Jeff Ballard à la batterie), Logan Richardson fit cracher des notes brûlantes à son saxophone alto, ses longues improvisations témoignant de la richesse de son imaginaire. Quant à Wallace Roney, toujours aussi inspiré par Miles Davis dans ses ballades, il amenait avec lui au sein de son quintette un jeune saxophoniste de 17 ans, Emilio Modeste, un peu vert mais prometteur, le grand Curtis Lundy faisant merveille à la contrebasse.
Le 27, un autre quintette nous offrit une première partie de concert aussi tumultueuse que musicale, celui du batteur E.J. Strickland qu’animent Marcus Strickland au ténor et Godwin Louis à l’alto, deux saxophonistes expérimentés. Pilier du festival depuis de longues années, le pianiste Donald Brown ne pouvait pas manquer cette 30ème édition. Il s’installa sur scène avec un All-Stars au sein duquel brillèrent Steve Nelson au vibraphone et Ed Cherry à la guitare. Avec Darryl Hall à la contrebasse et Eric Harland à la batterie, les compositions sophistiquées de Brown n’eurent jamais à souffrir d’un manque de pertinence rythmique. Invité surprise, Jean Toussaint sut mêler subtilement ses saxophones à un flux sonore souvent enthousiasmant.
Le 28, et bien que n’étant pas au programme, Roberta Gambarini assura un bon tour de chant grâce à des standards bien choisis et une section rythmique de rêve, James Cammack, Eric Harland et Kirk Lightsey au piano. Mais le meilleur concert du festival fut celui que donna Roy Hargrove. Il fait moins parler de lui, mais lorsqu’il tient la forme, l’homme éblouit par son savoir-faire, le groove qu’il communique à une musique que déhanche un swing réellement contagieux. Toujours accompagné du fidèle Justin Robinson au saxophone alto, le trompettiste s’est trouvé en la personne de Tadataka Unno un pianiste inventif pour colorer d’harmonies sa musique. Mais surtout Quincy Phillip, son batteur, est une formidable machine à rythmes que l’on est pas prêt d’oublier.
De ces rares moments, voici donc quelques images. Images saisies sur la scène de la Maison de la Culture, mais aussi dans les loges où musiciens, journalistes et bénévoles se retrouvent et fraternisent.
Novembre. Deux mois avant les fêtes, les piles de CD(s) atteignent des hauteurs vertigineuses chez les journalistes qui les reçoivent. Les écouter tous est bien sûr impossible. Pourquoi tant de musiciens inconnus qui peinent à survivre s’obstinent-ils à faire des disques qui peinent à se vendre ?
Le musicien les vend aux rares concerts qu’il parvient à donner. Pour ce faire, il lui faut avoir enregistré un album qui est davantage distribué à la presse que vendu dans les rares magasins qui existent. Car le système est pour le moins pervers : pas de disques, pas de concerts et réciproquement. Fabriquer un disque n’est pourtant pas gratuit. Le studio, la maquette du livret ou de la pochette, le pressage, les taxes nécessitent un budget. Certains trouvent un distributeur ce qui restreint d’hypothétiques bénéfices mais permet une meilleure visibilité de l’album. Pourtant, son disque noyé au sein de milliers de références, le musicien de jazz n’a guère de chance de récupérer sa mise, même avec une presse dithyrambique. Avoir des élèves lui permet à peu près de gagner sa vie, mais il est musicien et tient aussi à jouer et à faire connaître sa musique.
Pour y parvenir, il peut essayer de la vendre dématérialisée sur le net après l'avoir enregistrée mais dans ce cas comment la promouvoir et trouver des concerts ? Car s’il n'envoie pas son disque aux médias, il n'aura pas d’articles pour légitimer sa musique et la faire connaître. Quant à l’amateur de jazz, qu’il soit ou non journaliste, il n’est pas prêt d’accepter cette dématérialisation. Les bacs des disquaires se remplissent à nouveau de vinyles, ce qui témoigne de son attachement à un support qui n’est pas prêt de disparaître. Alors, on s’organise, on tâche d’obtenir des aides financières auprès des sociétés civiles (SACEM, SCPP, FCM, ADAMI, SPEDIDAM...). Il y a aussi le mécénat privé, la Fondation BNP Paribas qui a beaucoup aidé les jazzmen ces dernières années. On compte aussi sur ses amis, ses relations pour financer son disque. Le crowdfunding le permet. Financement participatif, il s’adresse à tous et permet au musicien de limiter la casse. « Vous aimez ma musique, participez à la hauteur de vos possibilités et vous pourrez l’écouter chez vous ». Une forme moderne de troc qui réunit des gens autour d’un projet, des journalistes qui croient au musicien, des musiciens amis. Quant elle le peut, la famille donne un coup de main, l’artiste établissant une relation directe avec ceux qui l’écoutent. Distribué par Pias, le label Jazz&People existe sur ce mode économique. L’argent récolté sert à payer le pressage, le graphiste, l’imprimeur et l’attaché de presse. Reste à vendre tous ces disques. Si vous avez une idée ?
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Après le Duc des Lombards en février, c’est au Sunside qu’est attendu le 3 et le 4 novembre le trio réunissant Antonio Faraò (piano), Stéphane Kerecki (contrebasse) et Daniel Humair (batterie). S’il harmonise avec finesse et sensibilité une musique souvent modale, le pianiste peut à tout moment surprendre par des notes énergiques. Ralentir le rythme harmonique, c’est aussi laisser beaucoup d’espace aux musiciens. Sa section rythmique en bénéficie, la musique très ouverte leur laissant beaucoup d’initiative. Poser les bons tempos sur des harmonies raffinées n’exclut pas une prise de risque collective et des moments inattendus.
-Ambrose Akinmusire au New Morning le 6. La scène est pour lui et ses musiciens – Sam Harris (piano), Harish Raghavan (contrebasse) et Justin Brown (batterie) – un laboratoire qui lui permet d’inventer en temps réel sa musique. Portés par une section rythmique adoptant des tempos fluctuants, ses thèmes génèrent de longues improvisations souvent inventives, une musique labyrinthique et spontanée qui se développe naturellement, s’organise collectivement au fur et à mesure qu’elle se déroule. Les notes y coulent plus ou moins vite selon l’humeur du trompettiste qui occupe beaucoup l’espace sonore et joue des lignes mélodiques souvent inattendues.
-Dee Dee Bridgewater à la Cigale le 7 et le 8. Coproduit par le saxophoniste Kirk Whalum et intitulé “Memphis” (Okeh / Sony Music), son nouvel album relève de la soul. Dee Dee en écouta beaucoup dans cette ville du Tennessee. Une radio locale, WDIA y diffusait exclusivement de la musique afro-américaine et son père y travaillait comme D.J. sous le nom de Matt the Platter Cat. Sur scène : Curtis Pulliam (trompette), Bryant Lockhart (saxophones), Frarindell "Dell" Smith (orgue, piano et direction musicale), Charlton Johnson (guitare), Barry Campbell (basse) et Carlos Sargeent (batterie). Shontelle Norman-Beatty et Monet Owns assurent avec Dee Dee les parties vocales.
-En trio avec Blake Meister (contrebasse) et Eric Kennedy (batterie), le pianiste Larry Willis revient jouer au Duc des Lombards le 13 et le 14. Sa présence au sein du sextet de Carla Bley dans la seconde moitié des années 80 le fit connaître à un large public, mais Willis, né en 1940, commença bien plus tôt sa carrière. Dès l’âge de dix-sept ans, il joue dans les clubs de New York avec Eddie Gomez et Al Foster. Engagé par le saxophoniste Jackie McLean, il tient le piano dans “Right Now !” (Blue Note 1965), sa première apparition sur un disque. Plus de 300 albums suivront. Apprécié pour ses voicings et ses combinaisons harmoniques, il peut tout jouer et a pratiqué bien des genres tout en n’oubliant jamais le swing.
-Ahmad Jamal au Palais des Congrès le 14 avec ses musiciens habituels, James Cammack à la contrebasse, Manolo Badrena aux percussions et Herlin Riley à la batterie. Ce n’est que récemment que m’est parvenu son dernier disque “Marseille”, publié en début d’année (merci Pascal Bussy), trop tardivement pour que je puisse en faire la chronique. Pour chanter Marseille et rendre hommage ce grand port méditerranéen chargé d’histoire et tourné vers l’Afrique, Jamal a invité Mina Agossi et Abd Al Malik qui seront avec lui sur scène à cette occasion.
-Dave Liebman et Émile Parisien (saxophones soprano), Jean-Paul Celea (contrebasse) et Wolfgang Reisinger (batterie) au Sunside le 14 et le 15 (concerts à 19h30 et à 21h30). C’est en 2016, à Marciac que les quatre hommes donnèrent leur premier concert. En 2001, associé à Celea et à Reisinger, Liebman enregistrait “Ghosts” pour le défunt label Night Bird de Jean-Jacques Pussiau. En 2012, ce dernier produisait “Yes Ornette !” pour le label Out Note dont il assurait la direction artistique, un disque en trio avec la même section rythmique pour accompagner Parisien. Aujourd’hui un seul groupe les rassemble tous les quatre.
-Leïla Olivesi au Sunside le 16 (21h30) avec Jean-Charles Richard (saxophones), Yoni Zelnik (contrebasse) et Donald Kontomanou (batterie) pour un hommage à la pianiste Geri Allen décédée à l’âge de 60 ans le 27 juin dernier. Au programme, des compositions de cette dernière qui enregistra de grands disques en trio avec Charlie Haden et Paul Motian, Ron Carter et Tony Williams. Enregistré en solo et inspiré par Cecil Taylor, McCoy Tyner et Herbie Hancock, “Flying Toward The Sound” (Motema) fut un de mes 13 Chocs de l’année 2010.
-Lew Tabakin en trioau Sunside le 18 (21h30) avec Philippe Aerts (contrebasse) et Mourad Benhammou (batterie). Connu pour son association avec la pianiste japonaise Toshiko Akiyoshi, son épouse avec laquelle il codirigea un grand orchestre, cette légende du saxophone, 77 ans depuis le 26 mai, travaille souvent sans filet, sans pianiste pour asseoir la tonalité des morceaux qu’il reprend. Il excelle au saxophone ténor mais est aussi un flûtiste hors pair, un des seuls jazzmen qui improvise réellement sur l’instrument.
-Stacey Kent à la Salle Pleyel le 19 (20h00) dans le cadre du Blue Note Jazz Festival. Son répertoire relève en partie de la variété, mais elle chante toujours juste et très bien en français. En vente depuis le 20 octobre, son nouvel album “I Know I Dream” (Okeh / Sony Music) a été enregistré à Londres avec un orchestre réunissant une trentaine de musiciens. Un écrin qui habille somptueusement les chansons qu’elle reprend, des standards, des classiques de la musique brésilienne, Avec le temps du grand Léo Ferré et quelques compositions de son mari, le saxophoniste Jim Tomlinson. Elle sera rejointe sur scène par l'Orchestre Symphonique Confluences dirigé par Philippe Fournier.
-Comprenant Dave Douglas à la trompette, Chet Doxas aux saxophones, Steve Swallow à la guitare basse et Jim Doxas, le frère de Chet, à la batterie, The Riverside Quartet dont le nouvel album, “The New National Anthem”, est paru en juillet dernier sur le label Greenleaf, se produira au New Morning le 20 avec Carla Bley au piano. Normal, car ce sont les compositions de cette dernière qui sont à l’honneur dans cet enregistrement évoquant l’époque au cours de laquelle Ornette Coleman et Don Cherry jouaient ensemble. On peut se laisser tenter.
-Chucho Valdés et Gonzalo Rubalcaba à l’auditorium de la Seine Musicale le 20 (20h30) pour un duo de piano. L’exercice est périlleux car il est bien difficile de tenir une telle conversation sans se perdre dans un pathos de notes inutiles. Fondateur en 1973 du célèbre groupe Irakere avec lequel il rénova la musique afro-cubaine, Chucho Valdés a enregistré d’excellents albums ces dernières années sur le label World Village à la tête de ses Afro-Cuban Messengers. C’est aussi un des meilleurs pianistes cubains avec Gonzalo Rubalcaba. Né en 1963, ce dernier a également de grands disques à son actif sur les labels Messidor et Blue Note. Publié en 2015 et enregistré dix ans plus tôt au Blue Note de Tokyo avec Charlie Haden à la contrebasse,, “Tokyo Adagio” (Impulse !) reste un de ses plus beaux opus.
-Fred Hersch au Sunside le 21 et le 22 avec les musiciens de son trio habituel, John Herbert à la contrebasse et Eric Mc Pherson à la batterie. Né en 1955, Hersch est un des plus grands pianistes de la planète jazz. Il excelle sur tous les tempos, expose souvent plusieurs lignes mélodiques au sein d’un même morceau et parvient à rendre sa musique si fluide que l’on en oublie sa complexité. Il peut tout aussi bien reprendre un standard qu’un classique du bop dont il renouvelle les harmonies. Souvent dédiées à des familiers ou à des artistes qu’il admire, ses compositions aux progressions d’accords souvent labyrinthiques bénéficient de la douceur de son phrasé. Enregistré en solo, “Open Book” (Palmetto), son disque le plus récent, fera l’objet d’une prochaine chronique dans ce blog.
-Légende du piano né à Memphis en 1936, Harold Mabern est attendu au Duc des Lombards avec le saxophoniste ténor Eric Alexander le 27 et le 28 (19h30 et 21h30). Ils se sont déjà produits au Duc avec Darryl Hall qui tiendra à nouveau la contrebasse, Bernd Reiter assurant la batterie. Influencé par Phineas Newborn son mentor auquel il dédia une de ses compositions Blues for Phineas, le pianiste joue un bop puissant et solidement rythmé. Une main gauche percussive assure les basses ; la droite plaque des accords et joue d’élégantes lignes mélodiques. Le jeu lyrique imprégné de blues d’Eric Alexander convient très bien à ce grand du piano.
-Le 29 à 21h00, Diego Imbert fêtera au Studio de l’Ermitage la sortie de son nouvel album “Tribute to Charlie Haden” (Trebim Music). Vous en lirez ma chronique dans le numéro de novembre de Jazz Magazine. Au cœur du disque, Enrico Pieranunzi (piano), André Ceccarelli (batterie) et Diego à la contrebasse. Arrangés par Pierre Bertrand, des cordes (violons et violoncelles), une flûte, une clarinette (Stéphane Chausse) et un hautbois complètent l'orchestration. Ils seront bien sûr sur scène pour jouer la musique de ce très bel opus.
-Aldo Romano au Triton le 30 avec les deux trios qui l’accompagnent sur deux albums de la collection Live au Triton. Publié en 2015, “Liberi Sumus” fait entendre Vincent Lê Quang aux saxophones et Henri Texier à la contrebasse dans un programme entièrement improvisé. Édité récemment, “Mélodies en noir & blanc”, un recueil de compositions du batteur, réunit le pianiste Dino Rubino, Michel Benita à la contrebasse et Aldo. Chanté par ce dernier, le dernier morceau du disque, une reprise de Gérard MansetIl voyage en solitaire, est particulièrement émouvant.
En ce beau mois d’octobre, Thelonious Monk est le pianiste dont on parle le plus. Le centenaire de sa naissance n’a pas échappé aux journalistes qui écrivent sur sa musique et aux jazzmen qui reprennent ses compositions. Bien qu’ancrée dans la tradition (l’influence du blues et gospel), sa musique semble obéir à ses propres règles. Inspiré par l’ange du bizarre, son étrange jeu de piano permit à Monk de toujours exprimer avec précision ses idées, ses troublantes dissonances, et de donner du poids à ses silences. Monk reste unique, et s’il est relativement facile de l’imiter, relire autrement sa musique qu’il interprétait à la perfection n’est pas donné à tout le monde. Enrico Pieranunzi le fit l’autre soir au Sunside, la plongeant dans un grand bain de lyrisme. Hervé Sellin rejoue avec talent et bonheur sa musique, mais l’hommage le plus respectueusement décalé qui lui est rendu aujourd’hui, on le doit à Laurent de Wilde. À la tête de son New Monk Trio – Jérôme Regard à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie –, il donne d’autres couleurs, d’autres rythmes à une musique qu’il reconstruit à sa manière, exposant les mélodies de Monk à ses propres arrangements.
Le titre du disque est aussi le nom de son groupe : New Monk Trio, une nouvelle façon de jouer Monk tout en respectant ses mélodies. Ces dernières n’ont aucun mal à se faire reconnaître, car c’est autour que tout se passe. Monk, Laurent de Wilde l’admire et le fréquente depuis longtemps. Écrit d’une plume alerte, le livre qu’il lui consacra en 1996 chez Gallimard (L’Arpenteur) nous révéla son admiration pour le pianiste. Lui consacrer un disque entier, Laurent n’était alors pas prêt. Il lui emprunta bien quelques morceaux et en parsema ses propres albums, mais attendit vingt ans avant d’oser remodeler sa musique, de ne plus avoir peur de jouer Monk sans être Monk. Ce sont les enregistrements que ce dernier effectua pour Blue Note – cinq séances entre octobre 1947 et mai 1952 – qui révélèrent au monde entier la singularité de son art.
Cinq des morceaux que Laurent de Wilde reprend ici ont été enregistrés pour Blue Note. « On a dit que j’étais un compositeur difficile, mais même un imbécile à l’oreille tordue peut chantonner un air comme celui-ci.* » confia Monk au journaliste Ira Gitler lors de l’enregistrement de Thelonious, entièrement composé sur une note unique, le si bémol. Laurent improvise sur une suite d’accords étrangère au morceau initial et laisse une grande liberté à Donald Kontomanou pour le rythmer à sa guise. La contrebasse tient un rôle important dans Monk’s Mood, une ballade dont les nouveaux accords imaginés par Laurent transforment sensiblement la mélodie. Construit autour d’un ostinato, que soutient Jérôme Regard, ‘Round Midnight adopte un tempo vif et inhabituel qui le fait avancer à bonne allure. Misterioso, un blues aux intervalles de sixtes arpégées que Monk enregistra avec Milt Jackson hérite de la ligne de basse de Born Under a Bad Sign, une composition d’Albert King dont s’empara Jimi Hendrix. Quant à Four in One (quatre sextolets de croches dans une mesure), abordé sur un tempo quelque peu ralenti, il dodeline sans rien perdre de sa fraîcheur mélodique.
Après Blue Note, c’est le label Prestige qui édita les disques de Thelonious Monk. Cinq séances virent le jour entre octobre 1952 et septembre 1954. Reflections, Friday the 13th et Locomotive datent de cette période. Enregistré en trio en 1952, Reflections n’a presque pas été retouché par Laurent qui s’est amusé à ralentir Locomotive, morceau construit sur 20 mesures qui suggère l’arrivée à petite vitesse d’un train en gare. Friday the 13th qui conclut l’album (et sur lequel se terminent les concerts du trio) est une ritournelle entêtante que l’on conserve longtemps en mémoire. Calée sur un solide tempo, sa mélodie se siffle facilement comme en témoigne la version que Laurent nous en propose. Monk l’enregistra un vendredi 13 (d’ou son titre) et la sienne dure près de onze minutes.
Dédié et composé chez la baronne Nica de Koenigswarter un mois avant qu’il ne l’enregistre en studio pour Riverside, Pannonica hérite ici d’heureuses transformations. Une version moelleuse, aérée et séduisante à souhait nous est ainsi proposée. Coming on the Hudson fait partie des titres que Monk enregistra en 1958 avec Johnny Griffin au Five Spot de New York. Je préfère la version Columbia de 1962 avec Charlie Rouse au ténor, plus concise et nonchalante. Je ne suis pas le seul. Chelsey B. Sullenberger l’avait probablement en tête lorsqu’en 2009 il posa sur l’Hudson son Airbus A320, sauvant ainsi ses 155 passagers. Laurent de Wilde en modifie sensiblement la structure, laisse Jérôme Regard faire chanter sa contrebasse avant de mettre en boucle le pont du morceau pour que Donald Kontomanou prenne un solo. Seule composition de Laurent, le réjouissant Tune for T, en solo, et Monk’s Mix, cinq thèmes de Monk passés à la sauce caribéenne, une séquence épicée et joyeuse, complètent un opus pour le moins incontournable.
*Cité dans “Blue Monk / Portrait de Thelonious” de Jacques Ponzio et François Postif (Actes Sud), page 96. – “New Monk Trio” (Gazebo / L’Autre Distribution) existe également en vinyle sous la référence GAZ133V.
-Concert de sortie le 26 octobre au Bal Blomet, 33 rue Blomet 75015 Paris.
Dizzy Gillespie pour président : le trompettiste aurait fait un bien meilleur chef d’état que le Donald aujourd’hui au pouvoir. Il se présenta par deux fois à la présidence des Etats-Unis (1964 et 1972). Sans succès malgré sa notoriété. Car Dizzy ne fut pas seulement le musicien qui rendit populaire le be-bop, il fut aussi son ambassadeur. À partir de 1956, le Département d’État le chargea de faire connaître le nouveau jazz au Moyen-Orient, en Amérique du Sud, en Yougoslavie et en Grèce. Détenteur de la National Medal of Arts, Commandeur des Arts et des Lettres, Dizzy Gillespie, né le 21 octobre 1917, aurait eu cent ans dans quelques jours. Que sa musique soit aujourd’hui moins jouée que celle de Thelonious Monk, n’explique pas l’étrange silence qui entoure cet anniversaire. Les hommages pleuvent sur le pianiste dont on fête le centenaire de la naissance (il est du 10 octobre 1917) et Jazz Magazine lui consacre ce mois-ci un volumineux dossier. Rien sur Dizzy, oublié dans ce concert de louanges, sauf par la page Facebook de l'Académie du Jazz*. Il est encore temps de réparer cette injustice.
Jazz sur Seine c’est parti ! Entre le 13 et le 28 octobre, à l’initiative de l’association Paris Jazz Club, les clubs de la capitale et de l’île de France s’associent pour nous offrir des concerts à prix doux. Je vous en ai parlé au début du mois. Reportez-vous à mon dernier édito. L’autre événement incontournable d’octobre pour l’amateur de jazz, c’est le festival Jazz en Tête de Clermont-Ferrand, le seul de l’hexagone qui programme du jazz en majorité afro-américain. Point de musiques invertébrées qui remplissent amphithéâtres, vélodromes, pots de yaourt, boîtes à chaussures, grands magasins et ascenseurs mais un jazz inventif qui, nullement coupé de ses racines, ressemble encore à du jazz.
-Bruno Angelini & Stephan Oliva en solo le 17 (20h00) à la Cité Internationales des Arts (18 rue de l’Hôtel de Ville 75004 Paris – Billetterie sur place. Tarif unique : 10€). Un double concert au cours duquel le jazz se penchera sur des musiques de films. Bruno Angelinipoétisera deux partitions d’Ennio Morricone, “Il était une fois la révolution” et “Le bon, la brute et le truand”deux films de Sergio Leone. Sorti en 2015, “Leone Alone”, est toujours disponible sur www.illusionsmusic.fr. Cinéphile passionné, Stephan Oliva jouera des œuvres de Bernard Herrmann qu’Alfred Hitchcock a souvent fait travailler. Hélas épuisé, l’album qu’il lui a consacré en 2007, “Ghosts of Bernard Herrmann”, s’impose par ses relectures décalées, les jeux d’ombre et de lumière qu’il projette sur une musique teintée de noir.
-Le trompettiste Wallace Roney au New Morning le 18 (et au festival Jazz en Tête de Clermont-Ferrand le 26), avec Emilio Modeste au saxophone ténor, Oscar L. Williams Jr. au piano, Curtis Lundy à la contrebasse et Eric Allen à la batterie, presque le groupe qui l’accompagna au Sunside en mars dernier, Modeste étant un nouveau venu. Miles Davis lui offrit sa trompette lors du dernier concert qu’il donna à Montreux. Il brilla au sein de la formation du batteur Tony Williams (quintette puis sextette) dans les années 80, et enregistra quantité d’albums sous son nom dont les derniers sont malheureusement mal distribués en France. Produit par Teo Macero et enregistré en 1995 avec déjà Eric Allen à la batterie, “The Wallace Roney Quintet” (Warner Bros.) reste pour moi une de ses grandes réussites.
-Danilo Pérez (piano), John Patitucci (contrebasse) et Brian Blade (batterie) au New Morning le 18. Ils accompagnent Wayne Shorter depuis des années, se pliant aux bizarreries du grand saxophoniste, donnant souvent une direction à sa musique totalement improvisée. Ces trois grands musiciens ont donc une grande habitude de jouer ensemble et leurs concerts pleins de surprises car d’une grande interactivité peuvent se révéler très créatifs. On attend donc une suite à “Children of The Light” (Mack Avenue 2015), leur seul album à ce jour en trio.
-Sylvain Rifflet au Flow le 19 (20h30), une péniche amarrée rive gauche, 4 Port des Invalides, contenant restaurant et salle de spectacle. Un concert donné à l’occasion de la sortie de “Re-Focus” son nouvel album, mon coup de cœur de la rentrée (vous lirez ma chronique dans le numéro d’octobre de Jazz Magazine). Le modèle est bien sûr “Focus” que Stan Getz enregistra pour Verve, en 1961, un disque à part dans sa discographie et l’un de ses chefs-d’œuvre. Hommage à Getz “Re-Focus” est toutefois un autre disque. Il contient de nouveaux morceaux superbement arrangés par Fred Pallem (le Sacre du Tympan) et n’est nullement un pastiche. Sylvain Rifflet l’interprétera sur scène avec les cordes de l’Ensemble Appassionato que dirige Mathieu Herzog, présentes dans l’enregistrement, Florent Nisse à la contrebasse et Guillaume Lantonnet à la batterie remplaçant Simon Tailleu et Jeff Ballard, la section rythmique de cet album étonnant.
-Le samedi 21 à 20h00, dans le cadre de l’émission Jazz sur le Vif, le Studio 104 de Radio France accueille le pianiste Hervé Sellin pour fêter en big band le centième anniversaire de la naissance de Thelonious Monk (il aurait eu 100 ans le 10 octobre). Sa musique arrangée par Hall Overton, Monk se produisit à deux reprises en grande formation. La première en février 1959 au Town Hall de New York et la seconde en décembre 1963 au Philharmonic Hall du Lincoln Center. Les deux concerts furent enregistrés. C’est le répertoire que Monk joua au Town Hall que reprend Sellin qui, lui-même au piano, a réuni autour de lui Nicolas Folmer (trompette), Lucas Spiler (trombone), Pierrick Pédron, Rick Margitza et André Villéger (saxophones), Armand Dubois (cor), Franz Langlois (tuba), Thomas Bramerie (contrebasse), et Philippe Soirat (batterie). Le quartette de Pierrick Pédron (je donne les noms de ses musiciens dans la notice que je lui consacre dans cette même rubrique) assurera la première partie de ce concert événement.
-Studio d’enregistrement, mais aussi label, La Buissonne fête le 23 octobre au New Morning son trentième anniversaire. Marc Copland, Stephan Oliva, Bill Carrothers, Bruno Angelini, pianistes que j’apprécie y ont enregistré mais aussi nombre de musiciens qui inventent une musique séduisante et souvent inclassable, de la musique improvisée, du jazz de chambre, de la musique tout simplement. Philippe Ghielmetti et Jean-Jacques Pussiau, aujourd’hui retiré ont fait confiance à Gérard de Haro pour enregistrer des disques inoubliables. Le label La Buissonne accueille les musiciens amis, une certaine avant-garde qui sait prendre des risques. Il y aura du monde au New Morning le 23 au soir, le label publiant à cette occasion sa trentième référence “Bandes Originales” de Vincent Courtois. Ce dernier en jouera la musique avec Daniel Erdman et Robin Fincker (saxophones) qui l’accompagnent dans ce nouvel album, librement inspiré par des bandes-son plus ou moins célèbres. D’autres musiciens seront aussi sur scène à l’occasion de cet anniversaire. Inscrits sur l’affiche, leurs noms ne peuvent laisser indifférents.
-On retrouve le saxophoniste (alto) Pierrick Pédron au Duc des Lombards pour fêter la sortie de “Unknown” (Crescendo), un album que Pierrick a enregistré avec Carl-Henri Morisset au piano, Thomas Bramerie à la contrebasse et Greg Hutchinson à la batterie. Ils seront avec lui au Duc les 23, 24 et 25 octobre (2 concerts par soir, 19h30 et 21h30) et nous aussi. Car ce vrai disque de jazz est probablement le meilleur opus du saxophoniste. Les ballades sont particulièrement réussies. Carl-Henri, vingt-trois ans, épaule Pierrick au piano. Ses doigts agiles colorent la musique, surprennent par ses harmonies et ses accords inattendus. Un quartet à découvrir sur scène .
Maison de la Culture de Clermont-Ferrand, salle Jean Cocteau :
Festival Jazz en Tête 30ème édition du 24 au 28 octobre.
Mardi 24: Tigran Hamasyan (piano, en solo) – Charenée Wade (chant) avec TBE (saxophone alto), Darryl Hall (contrebasse) et Justin Faulkner (batterie). Mercredi 25: Baptiste Herbin (saxophones alto et soprano) en quintette avec Renaud Gensane (trompette), Eduardo Farias (piano), Darryl Hall (contrebasse) et Justin Faulkner (batterie) – Eric Harland (batterie) avec James Francies (piano et claviers). Jeudi 26: Logan Richardson (saxophone alto) en trio avec Joe Sanders (contrebasse) et Jeff Ballard (batterie) – Wallace Roney (trompette) en quintette avec Emilio Modeste(saxophone ténor), Oscar L. Williams Jr. (piano), Curtis Lundy (contrebasse) et Eric Allen (batterie). Vendredi 27 : E.J. Strickland (batterie) en quintette avec Marcus Strickland (saxophone ténor), Godwin Louis (saxophone alto), Taber Gable (piano) et Josh Ginsburg (contrebasse) – Donald Brown (piano) avec Steve Nelson (vibraphone), Ed Cherry (guitare), Robert Hurst (contrebasse), Eric Harland (batterie) + invités. Samedi 28 : Massif Collectif avec Davy Sladek (saxophones soprano et alto), Franck Alcaraz (saxophone ténor), Yannick Chambre (Fender Rhodes), Dominique Mollet (contrebasse) et Marc Verne (batterie) – Roy Hargrove (trompette) en quintette avec Justin Robinson (saxophone & flûte), Tadataka Unno (piano), Ameen Saleem (contrebasse) et Quincy Phillip (batterie).
-À l’occasion de Jazz en Tête, le photographe Michel Vasset à qui l’on doit de très belles photos en noir et blanc (voir l’affiche ci-contre) expose Salle Gaillard, 2 rue Saint Pierre, du 6 octobre au 11 novembre, plus de 200 photographies retraçant l’histoire du festival.
-Directeur artistique du nouveau disque de Pierrick Pédron, le pianiste Laurent De Wilde sort aussi un album en octobre. Comme son nom l’indique, “New Monk Trio” (Gazebo / L’Autre Distribution) est entièrement consacré à Thelonious Monk. Laurent en a joué le répertoire au Sunside en février dernier avec les musiciens qui l’ont enregistré avec lui, Jérôme Regard à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie. Ils sont programmés au Bal Blomet le 26, pour y désosser les compositions de Monk, en modifier les tempos, en altérer les formes. On peut faire confiance à Laurent De Wilde qui, l'ayant longuement étudié, disséqué et digéré, connaît sa musique mieux que personne. Loin de la paraphraser, il l'a arrangée à sa manière, donnant d’autres couleurs, d’autres rythmes aux thèmes familiers d'un compositeur abondamment fêté ces jours-ci.
-Réunissant Pierre Perchaud (guitare), Nicolas Moreaux (contrebasse) et Jorge Rossy (batterie) le trio Fox s’est associé avec le saxophoniste Chris Cheek pour enregistrer un second album, “Pelican Blues”, pour le label jazz&people. Un opus en vente depuis le 6 octobre. Ils en joueront les morceaux au Studio de l’Ermitage le 26 (21h00) avec un autre invité, Vincent Peirani à l’accordéon, également présent dans le disque. L’instrument s’y prête car sa musique est une sorte de rêverie sur les musiques entremêlées de la Louisiane – blues, cajun, zydeco –, terre longtemps nourrie de culture française.
-Marc Copland au Sunside le 28. Le pianiste n’a pas joué à Paris depuis août 2016, un concert au New Morning au sein du groupe du regretté John Abercrombie. C’est en solo qu’il est attendu dans un club qu’il connaît bien et qui l’accueille régulièrement. Membre du trio du bassiste Gary Peacock qui vient de sortir un des meilleurs disques de sa longue carrière, Marc possède désormais son propre label, InnerVoiceJazz et édite ses propres disques qui ne sont pas distribués en France. Deux albums sont parus cette année : “Better By Far” en quartette avec Ralph Alessi (trompette), Drew Gress (contrebasse) et Joey Baron (batterie) et “Nightfall” en solo. C’est probablement le répertoire de ce dernier qu’il interprétera. Outre de nouvelles compositions très réussies, ce nouvel opus contient deux thèmes d’Abercrombie, un de Ralph Towner et une belle reprise de Jade Visions de Scott LaFaro.
-Guilhem Flouzat au Sunside le 30 octobre et le 1er novembre. Compositeur, arrangeur et batteur, il a enregistré en 2016 pour Sunnyside 9 portraits de musiciens amis. L’un d’entre eux est Desmond White, son bassiste,. C’est avec lui et le pianiste Sullivan Fortner qu’il est attendu dans un Sunside rénové pour fêter la sortie de leur disque en trio. Entièrement consacré à des standards, “A Thing Called Joe” (Sunnyside / Socadisc) rassemble des mélodies naguère popularisées par Frank Sinatra (There’s No You), Doris Day (When I Fall In Love), Peggy Lee et Ella Fitzgerald (Hapiness is a Thing Called Joe, un extrait de la comédie musicale “Cabin in the Sky” qui vit le jour en 1943). A ce répertoire s’ajoutent des compositions de Thelonious Monk, Jaki Byard et Joe Zawinul, Midnight Mood figurant dans “Money in the Pocket”, un de ses disques des années 60. Sur un tel répertoire, Sullivan Fortner fait des merveilles et se montre bien plus convaincant que dans son propre disque publié l’an dernier sur le label Impulse. Jouant de délicates notes perlées dans There’s No You, une ballade au tempo très lent, il colore subtilement la musique, adopte un jeu varié et inattendu et, dans Walking My Baby Back Home que chanta si bien Nat King Cole, introduit une dose d’humour appréciable. Une rythmique en apesanteur, aussi souple qu’inventive, chemine avec lui. Quarante précieuses minutes de bonne musique.
Deux ans après “For One to Love”, Prix du Jazz Vocal de l’Académie du Jazz 2015, et de très nombreux concerts à travers le monde, Cécile McLorin Salvant, vingt-sept ans cette année, nous revient avec un double CD principalement enregistré au Village Vanguard de New York avec ses musiciens habituels, Aaron Diehl au piano, Paul Sikivie à la contrebasse et Lawrence Leathers à la batterie. Une session en studio avec un quatuor à cordes (le Catalyst Quartet*) complète ces deux disques, plus proches d’elle-même que ceux qu’elle a faits précédemment. Car c’est sur scène que Cécile manifeste pleinement ses possibilités, que sa voix en or croque avec gourmandise les textes de chansons souvent anciennes qu’elle réactualise, leur insufflant une vie nouvelle. Habituée aux récompenses – la revue Downbeat lui a décerné en août dernier le titre de chanteuse de l‘année –, la chanteuse franco-américaine n’a pas fini de faire parler d’elle. Sa carrière ne fait que commencer.
*Karla Donehew Perez & Suliman Tekalli (violons), Paul Laraia (alto), Karlos Rodriguez (violoncelle).
Deux disques, cent dix minutes de musique dont seulement une douzaine enregistrée en studio, c’est donc davantage qu’un simple concert que nous offre Cécile McLorin Salvant. Elle en a d’ailleurs conçu elle-même la pochette, écrivant tous les textes à la main, l’illustrant de ses dessins comme un journal intime. Elle fait de même avec le matériel thématique qu’elle interprète ici, des chansons qu’elle personnalise et fait réellement siennes. La scène le permet. Elle peut étirer ses phrases si elle a en a envie ou modifier la structure du morceau qu’elle reprend. Elle le fait d’autant mieux que le pianiste caméléon qu’elle a à ses côtés déborde d’invention. Travaillant sur des comédies musicales et des blues – Sam Jones Blues que Bessie Smith enregistra en 1923 –, Aaron Diehl les modernise par les couleurs, les harmonies contemporaines qu’il fait jaillir de son piano. Tell Me What They’re Saying Can’t Be True, une ballade que Buddy Johnson grava en 1950 pour le label Decca révèle ainsi la modernité d’un jeu aux notes audacieuses, parfois même orchestral, Diehl étant un orchestre à lui seul dans You’re Getting to Be a Habit With Me, une chanson de 1932 que Bing Crosby et Frank Sinatra rendirent populaire. C’est toutefois un autre pianiste, Sullivan Fortner, qui accompagne Cécile dans You’ve Got to Give Me Some. Son jeu chaloupé et proche du stride apporte une authenticité supplémentaire à ce blues de Spencer Williams que Bessie Smith enregistra également en 1929.
Une instrumentation réduite suffit ainsi à rendre la musique de cet album particulièrement vivante. Let’s Face the Music and Dance et I Didn’t Know What Time It Was mettent en valeur Paul Sikivie à la contrebasse, Lawrence Leathers confiant à Devil May Care et à Never Will I Mary de courts solos de batterie. Cécile a également soigné le montage de son disque, intercalant de courts intermèdes pour cordes à des endroits judicieusement choisis. À un Sam Jones Blues teinté d’humour, succède More, une ballade mélancolique composée par Cécile qui donne le vague à l’âme. Il fallait aussi un morceau très différent, une sorte d’entracte après cette reprise de Si j’étais blanche, que Joséphine Baker chantait en 1932 au Casino de Paris. Enveloppant la voix dans Fascination, les cordes apportant avec bonheur ce moment de respiration au sein de l’album. Outre les quelques courts intermèdes qui leur sont confiés, elles tiennent un grand rôle dans More et You’re My Thrill qu’elles colorent et enveloppent sensuellement. Ce dernier morceau dont Billie Holiday et, plus près de nous, Joni Mitchell nous ont offert des versions émouvantes, Cécile le chante avec une telle intensité qu‘elle nous les fait presque oublier. Car c’est une voix très pure qui nous est donnée d’entendre. Une voix puissante et à la large tessiture qui change allègrement d’octave, se fait petite fille espiègle dans If a Girl Isn’t Pretty, un extrait de “Funny Girl”, une voix qui tour à tour gronde, murmure, vit les paroles qu’elle chante, les mots qu’elle prononce. Théâtralisé par « des aigus frémissants et des graves qui remuent l’âme » pour reprendre cette jolie phrase du communiqué de presse, My Man’s Gone Now et You’re Getting to Be a Habit With Me acquièrent une dimension que seules les grandes chanteuses peuvent leur donner.
Octobre. Les feuilles mortes s’amoncellent et se ramassent à la pelle, les érables prennent la couleur de l’aurore et, sous un cortège de nuages gris saturés de pluie, les champignons champignonnent. Les concerts aussi. Il y en a tant à Paris que mes « Concerts qui interpellent » ne portent que sur les quinze premiers jours du mois – vous patienterez jusqu’au 15 pour connaître ceux de la seconde quinzaine d’octobre que je vous recommande, un choix subjectif mais qui peut aussi être le vôtre. À l’initiative de l’association Paris Jazz Club, 25 clubs de la capitale et de l’île de France (Le Triton, le Carré Bellefeuille, l’Espace Carpeaux de Courbevoie) proposent la 6ème édition de leur festival Jazz Sur Seine, rendez-vous annuel désormais incontournable de notre automne culturel. Pour seulement 40€, un « pass » à utiliser dans trois lieux différents donne accès à trois concerts, une « offre découverte » étant également proposée aux étudiants, demandeurs d’emploi et élèves de conservatoires. Rassemblant 450 musiciens, 180 manifestations musicales vous sont ainsi proposées entre le 13 et le 28 octobre. Une soirée « showcases » en entrée libre est également prévue le 17 dans les clubs de la rue des Lombards. Ne manquez pas les concerts de Frédéric Nardin et d’Aaron Goldberg (mes « concerts qui interpellent » ne les ont pas oubliés) en attendant de découvrir à la mi-octobre la totalité de ma sélection du mois.
L’autre événement d’octobre, c’est le 30ème anniversaire de Jazz en Tête, le festival pas comme les autres, que la Maison de la Culture de Clermont-Ferrand abritera entre le 24 et le 28. Vous trouverez la programmation complète sur le site du festival en attendant que je vous la transmette. Son directeur artistique, Xavier « Big Ears » Felgeyrolles, le chef indien du massif central, en a, comme chaque année, préparé le programme. Tigran Hamasyan, Wallace Roney, Donald Brown et Roy Hargrove sont les têtes d’affiche de cette 30ème édition. Tigran mis à part, ce sont tous des afro-américains, « Big Ears » privilégiant un jazz en osmose avec ses racines, son canal historique. Il reste toutefois ouvert à un jazz européen de qualité. La liste impressionnante et incomplète des musiciens européens invités depuis trente ans que je vous communique ci-dessous en témoigne*. Car si « Big Ears » a bien sûr ses préférences (ce jazz ancré dans la tradition pour lequel il bataille depuis des années), il a aussi des oreilles, des grandes, l’aspect qualitatif de la musique ne leur échappant pas. On ne sait trop où il est allé les chercher, mais il nous a aussi fait découvrir de grands musiciens, et pas seulement de la grande Amérique. Robert Glasper (en 2003), Lionel Loueke (en 2004), Ambrose Akinmusire & Walter Smith III (en 2006), Gregory Porter (en 2011), Cory Henry (en 2014) ont tous donné leur premier concert français à Jazz en Tête. Bon anniversaire Monsieur Felgeyrolles.
* Franck Amsallem – Stéphane & Lionel Belmondo – Pierre de Bethmann – Pierre Boussaguet – André Ceccarelli – Laïka Fatien – Richard Galliano – Stéphane Guillaume – Baptiste Herbin – Daniel Humair – Alain Jean-Marie – Bireli Lagrène – Géraldine Laurent – Eric Legnini – Julien Lourau – Sylvain Luc – Grégoire Maret – Gilles Naturel – Pierrick Pédron – Vincent Peirani – Michel Petrucciani – Enrico Pieranunzi – Jean-Michel Pilc – Michel Portal – Manuel Rocheman – Aldo Romano – Hervé Sellin – Martial Solal – Jacky Terrasson – Toots Thielemans – André Villéger – Laurent De Wilde.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT (première quinzaine d’octobre)
-Le 3 au Sunside, André Villéger (saxophones), Philippe Milanta (piano) et Thomas Bramerie (contrebasse) fêtent la sortie de “Strictly Strayhorn” (Camille Productions), disque consacré comme son nom l’indique à la musique de Billy Strayhorn. Villéger et Milanta nous ont déjà régalé l’an dernier avec “For Duke and Paul” (Duke Ellington et Paul Gonsalves), un album également produit par Michel Stochitch que je salue ici. Nouveau Président de la Maison du Duke, Claude Carrière en a de nouveau rédigé les notes de pochette, donnant quantité d’informations sur les compositions de Strayhorn que contient ce nouvel opus. Lotus Blossom, Lush Life et Passion Flower en sont les plus célèbres. André Villéger qui utilise plusieurs saxophones les reprend successivement au soprano, ténor et baryton. Auteur d’une bonne partie des arrangements de l’album, il joue aussi de la clarinette basse et nous offre avec Cap Strayhorn, écrit pour cette séance qu’il aborde avec suavité au ténor, un joli portrait musical du compositeur. Philippe Milanta fait de même avec Exquise, une délicieuse ballade aux tendres couleurs harmoniques. Ce jazz certes classique et donc indémodable est à écouter sans modération.
-Enrico Pieranunzi au Sunside les 6 et 7 octobre. En trio avec toujours André Ceccarelli à la batterie (personne ne s’en plaindra) mais Diego Imbert laissant la contrebasse à Darryl Hall. Enrico est un peu chez lui au Sunside. Il y joue souvent, les nombreux admirateurs de son merveilleux piano (je suis l’un d’entre eux) s’y pressant pour l’entendre. Très demandé mais souvent oublié par les festivals de l’hexagone, le maestro enregistre beaucoup. Il tient le piano dans “Tribute to Charlie Haden”, un disque de Diego Imbert qui sort ces jours-ci. André Ceccarelli en est le batteur. Pierre Bertrand a arrangé la moitié du disque, des plages au sein desquelles des cordes et des bois s’ajoutent au trio. Enrico s’y montre éblouissant et apporte beaucoup à l’album. Ecoutez son piano dans In the Wee Small Hours of the Morning. De la grande musique tout simplement.
-Diana Krall à l’Olympia du 7 au 9 octobre. Après plusieurs albums dans lesquels elle aborde d’autres musiques, la chanteuse est revenue au jazz au début de cette année avec “Turn Up the Light”, un disque entre swing et glamour produit par Tommy LiPuma qui devait décéder peu de temps après son enregistrement. On y retrouve ses musiciens habituels, les guitaristes Russell Malone et Anthony Wilson, le pianiste Gerald Clayton, le batteur Jeff Hamilton. Le disque n’est toutefois pas aussi convaincant que ses grands opus, “When I Look in your Eyes”, “The Look of Love” et “The Girl in the Other Room”, le seul dans lequel elle s’essaye à la composition. En outre, le prix très élevé des places (de 79,50€ à 156,50€ !!!) est pour le moins dissuasif.
-Refait à neuf, le Bal Blomet (33 rue Blomet 75015 Paris) programme du jazz avec le 12 octobre à 20h30 le nonet du pianiste Laurent Marode, auteur d’un album très réussi publié en début d'année chez Black & Blue. Arrangé avec talent et plein de bonnes idées, “This Way Please” swingue avec élégance, la présence d’un vibraphone donnant une touche originale à une musique aux arrangements très soignés. Pour l'accompagner rue Blomet, la même fine équipe que celle du disque, Fabien Mary (trompette), Jerry Edwards (trombone), Luigi Grasso (saxophone alto), David Sauzay (saxophone ténor), Frank Basile (saxophone baryton), Nicholas Thomas (vibraphone), Fabien Marcoz (contrebasse) et Mourad Benhammou (batterie). On peut difficilement trouver mieux.
-Le 13, Daniel Humair (batterie) Stéphane Kerecki (contrebasse) et Vincent Lê Quang (saxophone) fêtent au cinéma Le Balzac (1, rue Balzac 75008 Paris), la sortie de “Modern Art” (Incises), album de moments musicaux composés au regard d’une sélection d’œuvres de peintres du XXème siècle, des amateurs de jazz pour la plupart. Jackson Pollock, Bram Van Velde, Pierre Alechinsky, Cy Twombly et quelques autres dont les travaux sont reproduits dans le livret grand format accompagnant le disque inspirent au trio une musique aventureuse en correspondance avec les formes, les couleurs, les paysages intérieurs de ces peintres visionnaires. Consacré à la peinture et à la musique de Daniel Humair, “En résonnance”, film de Thierry Le Nouvel (52 minutes), sera projeté à cette occasion.
-De grands pianistes sont attendus au Sunside ce mois-ci. Parmi eux, Aaron Goldberg s’y produit trois soirs de suite (le 13 et le 14 à 21h30 et le 15 à 20h00) avec Yasuchi Nakamura à la contrebasse et Leon Parker à la batterie. C’est avec lui qu’Aaron a donné ses derniers concerts parisiens au Duc des Lombards en octobre 2015. Il n’a pas enregistré sous son nom depuis “The Now” (Sunnyside) en 2014, un recueil de compositions personnelles qui voisinent avec des standards du bop, des pièces sud-américaines et un morceau traditionnel haïtien. On n’est jamais déçu par ses prestations souvent enthousiasmantes en trio, format qui lui permet de révéler pleinement ses harmonies raffinées et la richesse de son jeu pianistique.
-Le 13 et le 14 au Duc des Lombards, club dans lequel il se produit souvent, Fred Nardin jouera le répertoire de son premier disque en trio en vente depuis le 15 septembre. Avec lui, Or Bareket à la contrebasse et Rodney Green à la batterie, ce dernier remplaçant Leon Parker indisponible. “Opening” (Jazz Family) contient des compositions originales, deux reprises de Thelonious Monk et une remarquable version de You’d Be So Nice to Come Home to, un morceau de Cole Porter qui témoigne de la grande maturité de ce jeune pianiste (Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz l’an dernier), de l’ancrage de son instrument dans la tradition. D’autres thèmes méritent également l’attention Lost in Your Eyes et Hope sont des ballades très réussies. Porté par un rythme irrésistible, Travel To… révèle une petite mélodie espiègle et chantante et raconte une histoire. C’est du très beau piano, même si Fred Nardin s’abandonne parfois à tricoter trop de notes, à exhiber une virtuosité qu’il n’a plus à prouver. On lui pardonne aisément ce péché de jeunesse.
S’il fait peu de disques, Dan Tepfer n’en reste pas moins un pianiste qui compte aujourd’hui. Ses improvisations autour des Variations Goldberg du grand Jean-Sébastien Bach ne sont pas passées inaperçues. “Eleven Cages” est le second disque qu’il publie en trio. “Five Pedals Deep”, le précédent, date de 2010. Thomas Morgan en est déjà le bassiste. Musicien très demandé, il peut jouer sans difficultés des métriques complexes, mais aussi de belles lignes mélodiques qui portent la musique. Batteur de Kneebody, groupe dans lequel officie le saxophoniste Ben Wendel qui a enregistré un album en duo avec Dan en 2013, Nate Wood est également un musicien complet. Capable de jouer un nombre impressionnant d’instruments, c’est aussi l’un des deux ingénieurs du son de ce disque avec Dan qui enregistre souvent les siens et parfois ceux des autres (la belle prise de son du “What is This Thing Called ?” de Jean-Michel Pilc pour n’en citer qu’un).
Ces deux musiciens, Dan Tepfer ne les a donc pas choisis par hasard. Pianiste mais aussi astrophysicien de formation, Dan est un chercheur qui explore ici à travers ses compositions le concept de liberté en musique. Une liberté impliquant certaines contraintes pour que la musique se structure, s’organise sur le plan de la forme. C’est dans un cadre, une « cage » librement créée par les musiciens eux-mêmes qu’elle parvient à se construire. L’autre fil conducteur de l’album est la malléabilité du temps musical. Le temps, un battement de vide et de plein qui s’étire comme un ruban de caoutchouc et que l’on peut remplir de notes ou de silence. Largement expérimental, “Eleven Cages” alterne les deux, ajouter ou retirer des notes offrant plus ou moins de place au silence. Battements ajoutés ou retirés à un riff groovy (Roadrunner), réduction et extension d’une ligne de basse chromatique descendante jusqu’à son point de rupture (Little Princess), ou superposition de rythmes dans 547, Dan Tepfer et ses complices s’amusent à se tendre des pièges, à rendre fluides, lisibles et séduisantes des métriques impossibles. Comme tous les jeux, les études de rythmes savamment architecturées et pensées par Dan sont régies par des règles. Cage Free I &II, les deux improvisations de ce recueil, en possèdent également. Dans ce cas, la musique se structure, se cadre au fur et à mesure qu’elle est jouée. Seule pièce en solo de l’album, Hindi Hix est construit sur une cadence rythmique de l’Inde du Nord, le tihai. Des rythmes sur lesquels Dan pose des couleurs, des harmonies chatoyantes. Car le pianiste joue des accords aussi magnifiques qu’inattendus. Avant que ne rentre une contrebasse percussive, Minor Fall ressemble à du Eric Satie. Reprendre Single Ladies de Beyoncé, c’est le réinventer, lui apporter un foisonnement mélodico-rythmique novateur. Une très belle version de I Love You Porgy conclut le disque. Les musiciens jouent tranquillement les notes du thème, font délicatement ressortir sa beauté mélodique. On écoute fasciné la musique d’un album dont on oublie progressivement la complexité pour en découvrir la poésie.