Peu d’amateurs de jazz français connaissent Hans Ulrik, saxophoniste danois né en 1965 très apprécié dans son pays. Son imposante discographie comprend des enregistrements avec John Scofield, Lars Danielsson et Peter Erskine (“Short Cuts” en 2000), Steve Swallow, Bobo Stenson et Ulf Wakenius (“Believe in Spring” en 2008). Gary Peacock, Adam Nussbaum et Eiving Aaset ont également travaillé avec Ulrik, musicien qui, pour Pâques, nous emmène à l’église. Avec lui, le blogueur de Choc “Goes to Church” (pour reprendre le titre d’un disque en big band de Carla Bley) et vous invite à le suivre.
En 2015, Hans Ulrik fut invité à composer la musique d’un office religieux pour célébrer le 75ème anniversaire de l’église Grundtvig. Depuis 1940, date de son inauguration officielle, elle se dresse, majestueuse sur la colline du Bispebjerg au nord ouest de Copenhague. C’est son architecte, Peder Vilhelm Jensen Klint, qui eut l’idée de bâtir une église à la mémoire de Nikolai Frederik Severin Grundtvig (1783 - 1872), pasteur luthérien, écrivain, poète, historien et pédagogue (peint ici par Constantin Hansen) dont l’influence fut grande sur la culture danoise. À la première pierre posée en 1921, furent ajoutées six millions de briques de couleur ocre. Car l’édifice, plutôt imposant, peut accueillir 1.800 personnes. La hauteur de son campanile fait 49 mètres. Hautes de 22 mètres, ses trois nefs ont une longueur totale de 76 mètres et une largeur de 35 mètres. Si Klint s’est inspiré de l’église traditionnelle du village danois c’est pour lui donner la dimension harmonieuse d’une cathédrale gothique.
Hans ULRIK : “Suite of Time” (Stunt Records / Una Volta Music)
Introduite par un prélude, complétée par un hymne, un sacrement et un postlude, la Suite of Time d’Hans Ulrik (saxophones ténor et soprano) comprend quatre mouvements, chacun d’eux associé à une date chapitrant un texte de l’historien Henrik Jensen que le livret de l’album reproduit. Examinant la période écoulée depuis la construction de l’église, Jensen met en avant les années 1945 (fin de l’occupation allemande le 5 mai), 1967 (le Summer of Love), 1989 (chute du mur de Berlin le 9 novembre) et 2001 (destruction des tours jumelles du World Trade Center le 11 septembre).
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la musique de ce disque n’est en rien religieuse. Faites la écouter à un mélomane averti, il vous dira que c’est du jazz à cent pour cent. Même l’hymne Min Jesus, lad mit hjerte få (Mon Jésus, laisse mon cœur te recevoir) et le sacrement O du Guds lam (O, Agneau de Dieu) relèvent du jazz. Pour le jouer, cinq excellents musiciens inconnus à nos oreilles, la sixième, Marilyn Mazur qui brille aux percussions sur trois plages, nous étant familière. La section rythmique a beau se révéler excellente avec Kaspar Vadsholt à la contrebasse (ses basses rondes, profondes et pneumatiques font danser la musique) et Anders Mogensen à la batterie, la batteuse / percussionniste apporte un foisonnement rythmique appréciable à la musique, et ce dès le Præludium (prélude) qui ouvre le disque. Ulrik le joue au soprano et en est le seul soliste. Le lyrisme de son chorus, sa sonorité volumineuse ne laissent pas insensible et l’orchestration soignée du morceau donne une idée de la qualité de ce qui va suivre.
À commencer par la longue pièce de résistance de l'album, cette Suite of Time en quatre parties introduite par Ulrik au ténor. Confiée à Peter Rosendal qui joue aussi du piano électrique Wurlitzer, une trompette basse (une octave plus basse que la trompette habituelle) double subtilement le thème puis toujours en compagnie du ténor, ajoute des riffs derrière le solo d‘Henrik Gunde, le très actif pianiste de la séance. Porté par une section rythmique qui a adopté un confortable tempo de croisière, le morceau swingue comme aux plus beaux jours du jazz. Le ténor a repris la main avant de laisser le batteur démarrer le mouvement suivant, un thème riff au tempo encore plus rapide sur lequel Ulrik improvise de courtes phrases mélodiques. Derrière lui, la basse ronronne, la batterie assure un bon vieux ternaire et les claviers chantent. La troisième partie de l’œuvre met en valeur la contrebasse de Kaspar Vadsholt. Trompette basse (flugabone) et saxophone exposent son thème magnifique. C’est au tour du piano d’introduire la partie suivante tout aussi lyrique et captivante, pleine de swing et de souffle. Après une dernière improvisation du ténor, c’est au tour des deux pianistes de dialoguer, de mêler leurs timbres, le batteur mettant un point final à cette suite inspirée.
Trois autres plages lui succèdent. L’hymne Min Jesus, lad mit hjerte få, une ballade, fait entendre une mélodie superbe. Le saxophone la décline, le piano la trempe dans un bain harmonique qui lui donne de tendres couleurs. Marilyn Mazur enrichit à nouveau l’espace sonore de ses percussions. Elle fait de même dans The Sacrement / O du Guds Lam, un morceau plus tendu, plus sombre, son thème hypnotique se voyant répété ad libitum. Peter Rosendal s’offre enfin un chorus de trompette basse dont le timbre évoque beaucoup celui du trombone. La tension s’estompe, remplacée par le chant apaisé du soprano. C’est sur ce dernier instrument, en duo avec son pianiste, qu’Hans Ulrik, en état de grâce, achève sa “Suite of Time” par un sobre Postludium (postlude) dans lequel il reprend le thème d’ouverture et conclut magnifiquement une œuvre impressionnante.
Photos X/D.R.