Cécile McLORIN SALVANT : “For One to Love”
(Mack Avenue / Harmonia Mundi)
Dès les premières mesures de Fog, un des morceaux qu’elle a composé, la voix chaude et veloutée de Cécile McLorin Salvant subjugue. On l’écoute, la chair de poule au corps et au cœur. Impossible de chanter mieux. Sa large tessiture lui permet de changer d’octave, de se livrer à des acrobaties qui n’altèrent en rien sa justesse. Au début de Fog, elle semble jaillir de la cymbale que fouette Lawrence Leathers, le batteur de son quartette. L’effet est surprenant. À la contrebasse, Paul Sikivie. Au piano, Aaron Diehl, un orchestre à lui seul, émerveille. Fog fait entendre plusieurs changements de tempo. Les passages rapides en ternaire sont un vrai bonheur. Du jazz à l’ancienne, mais porté par un pianiste qui, le blues plein les doigts, lui apporte des couleurs et des harmonies contemporaines. Capable d’aborder tous les styles, Diehl adapte son jeu au répertoire de Cécile. Outre ses propres thèmes, pour la plupart très réussis (j’aime moins Left Over qu‘elle chante avec une voix de petite fille), elle reprend avec bonheur Le Mal de Vivre qu’interprétait Barbara, mais aussi plusieurs extraits de comédies musicales. Tiré de “West Side Story” et bénéficiant d’une improvisation judicieuse de son pianiste, Something’s Coming est une réussite. Wives and Lovers également. Mais Stepsisters’ Lament (“Cendrillon”) et The Trolley Song, une des chansons de “Meet Me in Saint-Louis” (“Le Chant du Missouri”), passent moins bien. Cécile minaude, en fait trop, et agace dans ces pièces trop datées à mon goût. Si “For One to Love” confirme la naissance d’une grande chanteuse et contient de grands moments, “Woman Child”, son disque précédent, me séduit davantage.
Aaron DIEHL : “Space Time Continuum”
(Mack Avenue / Harmonia Mundi)
Publié un peu avant l’été, le nouvel album d’Aaron Diehl, est quant à lui très réussi. Conçu comme une suite, il met en évidence les qualités d’arrangeur du pianiste, qui autour de sa section rythmique – David Wong à la contrebasse et Quincy Davis à la batterie – fait tourner des souffleurs de plusieurs générations. Après une version acrobatique et en trio d’Uranus, un thème que Walter Davis Jr. écrivit dans les années 70 pour Art Blakey et ses Jazz Messengers, Dahl introduit son premier invité. Né en 1929, Joe Temperley remplaça un temps Harry Carney au sein de l’orchestre de Duke Ellington. Employé depuis plusieurs années par Wynton Marsalis, ce musicien expressif et chaleureux dont le saxophone baryton émet un léger vibrato se voit confier la mélodie de The Steadfast Titan que Billy Strayhorn aurait pu composer. Dahl a également convié deux saxophonistes ténor à participer à ce projet. Dans Kat’s Dance, Stephen Riley impressionne par le souffle volumineux qui accompagne ses notes. On pense à Coleman Hawkins, à Ben Webster, aux grands anciens dont les fantômes hantent cet album. Benny Golson, également né en 1929, n’en est pas encore un. On est même surpris de l’entendre jouer aussi bien. Sa sonorité reste moelleuse, son phrasé fluide. La trompette de Bruce Harris, jeune espoir de l’instrument, intervient dans deux morceaux. L’un d’eux, Space Time Continuum (paroles de Cécile McLorin Salvant), fait également entendre la chanteuse Charenee Wade, beaucoup plus convaincante que dans son propre disque, “Offering”, consacré aux musiques de Gil Scott-Heron et de Brian Jackson. S’il laisse beaucoup de place à ses musiciens, Aaron Diehl prend aussi des chorus – celui, superbe, de Santa Maria au sein duquel il évoque fugacement Maria de “West Side Story” –, assure les liaisons, reprend la main pour relancer ou conclure. Enraciné dans le jazz, son piano élégant chante et enchante. A la virtuosité, il préfère les tempos vifs et ternaires qui donnent du poids à ses silences, à se notes économes trempées à même le swing. Un must tout simplement.
Cécile McLorin Salvant © Mark Fitter – Cécile McLorin Salvant & Aaron Diehl © Photo X/D.R.