Elle n’a enregistré que quatre albums, mais Melody Gardot sait faire parler d’elle et soigne son image. La chanteuse qui a séduit les amateurs de jazz avec “My One and Only Thrill” est aussi une pop star qui joue de la guitare électrique. Salué par une presse unanime, disque d’or en France trois semaines après sa sortie, “Currency of Man”, son nouvel album réalisé à l’ancienne, mélange heureux de jazz, de soul, de blues et de gospel, est sa plus grande réussite.
Melody Gardot n’a pourtant pas toujours eu bonne presse. Plus proche du fado que de la musique brésilienne, “The Absence” son disque précédent fut plutôt mal reçu par les critiques de jazz. En France, on aime classifier, placer les artistes dans des cases. Melody Gardot qui change de musique à chaque album dérange et déconcerte. Une blanche à la voix sensuelle et chaude qui chante comme une noire ne plait guère aux puristes, aux dogmatiques du jazz. On lui reproche de remplir les salles avec une musique facile, de la variété sophistiquée. On jalouse son succès. C’est oublier qu’elle écrit elle-même ses chansons, que ses concerts sont de vrais spectacles, et qu’elle apporte un soin maniaque à la production de ses disques.
Prélude aux trois concerts qu‘elle donna à l’Olympia, celui qu’elle offrit le 24 juin dernier au public de l’Archéo Jazz Festival de Blainville-Crevon, un show inoubliable sous chapiteau, fut l’occasion pour la chanteuse de roder le répertoire de son nouveau disque. Elle pourrait s’offrir de meilleurs musiciens mais ceux qui l’entourent (trois souffleurs, un clavier, un guitariste, un bassiste jouant plus souvent de la basse électrique que de la contrebasse et un batteur bûcheron dont les bras sont de vrais troncs d’arbre) assurent parfaitement et anonymement leur travail. À part quelques thèmes qui la voient s’accompagner au piano, Melodie Gardot, large chapeau à la Zorro, pantalon en cuir et chemisier noir, les yeux dissimulés par d’épaisses lunettes, assure à la guitare rythmique et parfois au piano. Elle possède une réelle présence scénique, dialogue souvent en français avec un public dont elle fait chanter sa musique.
Melody GARDOT : “Currency of Man” (Decca / Universal)
Bien qu’enregistré à Los Angeles, “Currency of Man” porte les rythmes et les couleurs de Philadelphie, sa ville natale. Les musiciens l’ont enregistré dans les conditions du direct, dans une seule et même pièce. Ils jouent souvent avec un léger retard sur le temps, ce qui donne à la musique une coloration soul, un groove bien plus présent. Il existe deux versions de l’album. La première sous boîtier plastique comprend dix morceaux. La seconde, un digipack, les place dans un ordre différent. Cinq autres plages s’y ajoutent. Habilement agencés, ils constituent une suite, se donnent la main sans s’interrompre. C’est bien sûr cette dernière qu’il faut vous procurer.
Six ans après “My One and Only Thrill”, Melody Gardot retrouve Larry Klein. Il a produit de grands disques de Joni Mitchell, Madeleine Peyroux, Herbie Hancock (“River : the Joni Letters”, “The Imagine Project”) et sait habilement guider ses artistes tout en leur laissant tout pouvoir de création. La chanteuse souhaite un disque que l’on peut écouter de bout en bout, avec des morceaux s’enchainant les uns avec les autres, comme l’histoire du rock et sa « décade prodigieuse » (1967-1976) en ont parfois produits. Un disque enregistré comme naguère sur bandes analogiques afin de lui donner une sonorité chaude, moelleuse et que les timbres des instruments soient parfaitement audibles. Son diapason est également plus bas. Melody l’a voulu ainsi car parfaitement adapté à son chant, le la à 432 (au lieu de 440) donne une sonorité plus naturelle à la musique.
Ayant eu l’occasion de participer à “Autour de Nina”, un disque hommage à Nina Simone, Melody a été enthousiasmée par le travail de l’ingénieur du son Maxime Le Guil et par les arrangements de Clément Ducol, un autre français. Conseillé par Le Guil qui met superbement en valeur la voix de la chanteuse, l’enregistrement s’est fait avec de vieux magnétophones, de vieux micros qui ont fait leur preuve et les musiciens utilisent des amplis à lampe. Les cuivres sont arrangés par Jerry Hey (Al Jarreau, Michael Jackson, Manhattan Transfer) et les cordes par Clément Ducol. Très soignées, ces dernières apportent un aspect romantique à la musique, la rendent élégante et rêveuse.
Dans “Currency of Man” (un titre difficile à traduire), Melody Gardot questionne l’homme d’aujourd’hui. Comment définir sa valeur ? Par l’argent ? Par son talent ? Qu’a-t-il à offrir ? La chanteuse ne donne pas de réponse. Elle observe sans prendre parti, commente sans juger. Ses textes parlent de la vie des gens, de ceux qui connaissent des temps difficiles et se battent pour gagner, qui luttent pour triompher, du racisme de toujours dans Preacher Man, un titre porté par des riffs de guitare, le morceau le plus rock.
Utilisées comme des vagues, des cordes embellissent Don’t Misunderstand que la voix introduit. Le tempo est lent, bercé par la guitare. Les deux premiers tiers du disque, des plages groovy, bénéficient de choristes, d’un orgue que se partagent Pete Kuzma et Larry Goldings. Les cuivres sont également très présents. It Gonna Come, She Don’t Know et Same to You, des morceaux funky aux basses puissantes, profitent de leurs riffs. Dans Bad News, ils chantent et pleurent le blues. Succédant à un court instrumental dédié à Charles Mingus, Preacher Man est introduit par une chorale constituée par les voix de chanteurs et chanteuses que Melody a sélectionnée via Facebook. Magnifiquement chanté et arrangé, No Man’s Prize baigne dans le jazz ; le miraculeux Morning Sun dans le gospel. Le disque s’achève sur des ballades mélancoliques que sépare un court instrumental joué au piano. Violons et violoncelles en soulignent les mélodies exquises. Il n’y a plus de section rythmique, juste un écrin de cordes pour magnifier la voix.
Photos : Melody Gardot à Blainville-Crevon (Archéo Jazz Festival) © Pierre de Chocqueuse