Après un album déconcertant avec des cordes entremêlées d’électronique, Vijay Iyer retrouve le trio qui l’accompagne depuis plus de onze ans. Stephen Crump (contrebasse) et Marcus Gilmore (batterie) lui ont déjà permis d’explorer de nombreux territoires sonores, de défricher d’autres métriques. Les réussites n’ont pas manqué, le novateur “Historicity” (2009) gardant ma préférence. Plus accessible, “Break Stuff” reste tout aussi surprenant. On est d’emblée déconcerté par la simplicité de Starlings qui ouvre le disque, mais aussi par Wrens qui renferme l’album. De même que Geese, ces pièces proviennent d’“Open City”, une collaboration entre Iyer et le romancier nigérien Teju Cole, une suite musicale consacrée aux oiseaux de New York. Réduction d’un travail conçu pour grand ensemble, ces morceaux très aérés laissent beaucoup d’espace au soliste. La section rythmique n’en reste pas moins active. On perçoit mieux son travail dans ces pièces lentes que teintent de belles couleurs harmoniques. Sur tempo rapide, le piano enregistré (ou mixé) trop en avant masque un peu la contrebasse et le jeu du batteur. Ce dernier parvient à rythmer les morceaux les plus complexes. Hommage au producteur et DJ Robert Hood figure culte de la scène techno de Detroit, Hood décoiffe par ses métriques impossibles et qui pourtant fonctionnent. J’ose dire que Marcus Gilmore est un as, sans doute le plus grand batteur de sa génération. Il semble ignorer les difficultés que pose Mystery Woman et son rythme de mridangam (tambour à deux faces de forme oblongue), une pièce s’inscrivant dans la tradition de la musique carnatique de l’Inde du Sud et qui fait partie d’une autre suite que le trio créa au Museum of Modern Art de New York. S’il introduit un rythme de reggae inattendu dans Taking Flight, la grande influence de Gilmore reste toutefois Brice Wassy, un batteur camerounais qui joua beaucoup avec Manu Dibango et fut le directeur musical de l’orchestre de Salif Keita. Des rythmes de l’Afrique de l’Ouest enrichissent une relecture fiévreuse de Countdown, un classique de John Coltrane. Le pianiste s’offre de longs voicings aux notes dissonantes, organise et transforme le morceau en lui donnant un autre groove. Il respecte bien davantage la musique de Thelonious Monk dans sa reprise étonnamment fidèle de Work, un des thèmes le plus étrange du pianiste. Dans ses disques, Vijay Iyer convoque ses modèles, et renouvèle son attachement à la tradition du jazz en réinventant Bud Powell, Cecil Taylor, Andrew Hill, Herbie Nichols et Duke Ellington. Outre des compositions de Monk et de Coltrane, “Break Stuff” contient Blood Count de Billy Strayhorn qu’il interprète en solo. Le musicien rigoureux se laisse aller à l’émotion, aère son jeu, semble écouter ses notes, comme s’il cherchait son inspiration au cœur même du piano.