Décembre. Tenus en laisse avec une corde vingt fois plus longue – nous pouvons nous déplacer dans un rayon de vingt kilomètres autour de notre domicile depuis le samedi 28 novembre –, nous passerons les fêtes en semi-liberté, évitant par prudence de nous rassembler, prenant soin de limiter les contacts physiques avec nos proches les soirs de réveillons. Mais qui a vraiment envie de faire la fête après une année pareille ? Une année que l’on n’avait encore jamais connue et qui laisse le pays sinistré, la culture exsangue d’avoir été si longtemps bâillonnée. « Viens voir les comédiens, voir les musiciens, voir les magiciens » chantait Charles Aznavour. Le public confiné, les spectacles interdits, on les a malheureusement très peu vus et entendus en 2020.
Les théâtres, musées, cinémas et salles de concerts reprendront leurs activités le 15 décembre. Une bonne nouvelle, mais l’instauration ce jour-là d’un nouveau couvre-feu entre 21h00 et 7h00 du matin, et ce jusqu’au 20 janvier, restreint leurs heures d’ouverture. Les clubs de jazz vont devoir aménager leurs horaires en conséquence, ce qu’ils ont déjà fait en octobre. Concerts avancés à 17h00 et 19h00 au Sunside le 19 décembre pour le New Monk Trio de Laurent de Wilde, à 16h00 et 19h00 les 26 et 27 pour le trio de Jacky Terrasson. Le Duc des Lombards reste fermé mais retransmet à 20h00 des concerts en direct sur TSF Jazz, la radio se trouvant dans l’impossibilité d’organiser You & The Night & The Music, son gala annuel. Vous pourrez ainsi écouter le 9 décembre Baptiste Herbin et le 16 le Belmondo Quintet. Le New Morning reprend ce jour-là ses activités, mais redémarrer ma rubrique « Quelques concerts qui interpellent » me semble prématuré. Tous peuvent être encore annulés, de nouvelles restrictions annoncées. On consultera les programmes des clubs sur internet avant de s’y précipiter.
Avant la mise en sommeil de ce blog autour du 20 décembre, vous découvrirez mes Chocs de l’année, treize disques que je place au-dessus des autres. Un choix difficile car si le virus a considérablement ralenti le travail des studios d’enregistrement, beaucoup de disques sont sortis en 2020. Mes chroniques ont été plus nombreuses que d’habitude, surtout cet automne. Profitant du confinement, certains pianistes ont enregistré leurs albums à domicile, Fred Hersch dans sa maison de Pennsylvanie et Jean-Christophe Cholet dans celle qu’il possède à Paucourt dans le Loiret. Quant à Brad Mehldau, il a réalisé le sien dans un studio d’Amsterdam, les douze morceaux de sa “Suite : April 2020” reflétant ses sentiments devant une pandémie qui allait le contraindre à changer ses habitudes. J’attends la sortie de “Songs from Home” de Fred Hersch le 11 décembre pour réunir ces trois disques solo dans un article que vous trouverez prochainement dans ce blog. Merci de lui être fidèle.
Cinq nouvelles chroniques de disques édités cet automne lorsque les feuilles mortes se ramassent à la pelle. Coproducteur et pianiste du Quint5t, un all star qui s’est produit dans l’hexagone en octobre 2019 et dont l’album mérite mes éloges, Marc Copland a depuis enregistré un opus en solo consacré au regretté guitariste John Abercrombie dont la sortie française est prévue l’année prochaine. Sous la plume de Frédéric Goaty, Jazz Magazine n’a pas attendu 2021 pour en publier un compte rendu dans son numéro de décembre. Le mien attendra qu’il paraisse. Le “Budapest Concert” de Keith Jarrett est par contre déjà disponible à la vente. Enregistré le 3 juillet 2016, c’est l’un des derniers concerts en solo du pianiste, le côté gauche de son corps aujourd’hui paralysé après deux AVC. Le 15 février 2017, peu après l’élection de Donald Trump, Jarrett donnait une ultime prestation au Carnegie Hall de New York et fustigeait la politique du nouveau président. Joué en rappel, Autumn Nocturne est le dernier morceau qu’il interpréta sur scène.
Keith JARRETT :“Budapest Concert” (ECM / Universal)
Le 3 juillet 2016, sur la scène du Béla Bartók Concert Hall de Budapest, Keith Jarrett improvise une suite musicale, douze parties indépendantes de longueur raisonnable qu’il fait suivre par deux standards. Un flot de notes abstraites et dissonantes envahit la première, la plus vaste, une cathédrale sonore qu’il construit pierre par pierre sans craindre le vide, sans convoquer de mélodie. La tempête s’apaise par de sombres accords (Part II). Les doigts courent à nouveau sur le clavier sans exposer de thème, Jarrett le derviche faisant tourner les notes ondulantes d’un ostinato incantatoire tout en contrôlant parfaitement leur dynamique, leur puissance orchestrale. Les pièces lyriques du second de ces deux disques séduisent toutefois bien davantage. Le pianiste virtuose devient romantique et met son merveilleux toucher au service des mélodies qu’il invente. De forme chorale, les cinquième et onzième parties de son concert bénéficient d’un jeu sobre et lumineux. Jarrett s’abandonne pour faire pleinement chanter la mélodie de la septième dans un majestueux crescendo de notes chatoyantes. Ces dernières tintinnabulent dans la huitième, procédé utilisé à Rio en 2011 (Part II) et à Paris en 2008 (Part III) dont nous possédons les enregistrements. Quant aux deux rappels, It’s a Lonesome Old Town et Answer Me, My Love, ils semblent sortir d’un rêve et éblouissent davantage encore qu’à Munich où, quelques jours plus tard, le pianiste en donna des versions que l’on croyait indépassables.
Daniel HUMAIR : “Drum Thing” (Frémeaux & Associés)
Il y a trente ans, Patrick Frémeaux éditait pour sa galerie un album de six lithographies de Daniel Humair intitulé “Scratch, Bop and Paper”, Patrick entendant « dans les traits de l’abstraction narrative de la peinture de Daniel les fondamentales de ses baguettes sur les peaux, et dans ses aplats les harmoniques parfois longues de ses cymbales ». Avec Vincent Lê Quang aux saxophones ténor et soprano et Stéphane Kerecki à la contrebasse, le batteur a formé le trio Modern Art, pour improviser une musique aventureuse et ouverte, sans piano pour une plus grande liberté harmonique, une prise de risque illimitée. Composée par les musiciens de l’orchestre auquel se joint Yoann Loustalot au bugle, encadrée par un prologue et un épilogue, la musique qui rassemble trois Drum Thing(s) et cinq Interlude(s) conserve un aspect brut, primitif, la valorisation des timbres des instruments la rendant fortement expressive. Stéphane fait puissamment chanter les cordes de sa contrebasse. Sa sonorité ample se marie idéalement aux tambours de Daniel qui colore l’espace sonore, peaux, métal et bois la teintant de vibrations. Souple et ouvert, son drumming favorise l’interaction, le jeu collectif au sein duquel les deux souffleurs inventent et dialoguent, esquissent des pas de danse, une émouvante version de Send in the Clowns de Stephen Sondheim refermant un album dont je conseille vivement l’écoute.
Diego IMBERT / Alain JEAN-MARIE : “Interplay - The Music of Bill Evans”
(Trebim Music / L’autre distribution)
Admirateur du pianiste Bill Evans, de ses albums en duo avec Eddie Gomez, “Intuition” (1975) et “Montreux III”, un concert donné la même année au Festival de Jazz de Montreux, Diego Imbert n’a jamais oublié le stage qu’il fit avec Gomez à Capbreton à la fin des années 90. Reprendre les morceaux que jouait Evans, ses compositions sans chercher à les copier, à imiter le duo originel, c’est ce qu’il proposa à Alain Jean-Marie qui hésita avant d’accepter l’aventure, le bassiste l’« encourageant à ne surtout pas chercher à jouer comme Bill, mais à revisiter son répertoire à sa manière ». Deux instruments heureux de s’épauler en proposent ainsi une relecture intimiste non dénuée de mélancolie. Assurant l’assise rythmique de l’album, la contrebasse sobre et lyrique de Diego répond aux choix mélodiques d’Alain qui expose sobrement les thèmes et les harmonise par ses voicings, ces accords qu’il plaque fréquemment et dont il modifie l’ordre des notes pour en changer les couleurs. Leurs sonorités riches et panachées qui ont séduit les nombreuses chanteuses qu’il a accompagnées habillent ici Nardis, Very Early, Blue in Green, Waltz for Debby et d’autres thèmes moins célèbres que jouait Bill Evans. Loin d’exhiber leur technique, d’allonger inutilement les versions qu’ils en donnent, les deux hommes les abordent avec simplicité, ne s’éloignent jamais des mélodies qu’ils mettent en valeur, la tendresse qu’ils leur portent les rendant très appréciables.
QUINT5T (InnerVoiceJazz / L’autre distribution)
Cinq grands musiciens (six avec Ralph Alessi présent sur deux plages) sont ici rassemblés autour du piano de Marc Copland, coproducteur de cet album qui paraît sur son propre label. Drew Gress (contrebasse) et Joey Baron (batterie) assurent la rythmique de ses derniers disques. Marc a souvent joué avec David Liebman, “Bookends”, un album en duo de 2002, témoignant de leur complicité. Avec Randy Brecker, Marc enregistra deux ans plus tard “Both/And” pour le label Nagel Heyer. Si leur réunion en studio après une tournée européenne n’est donc pas surprenante, la musique, très variée, étonne néanmoins. Marc excepté, tous ont apporté des compositions, la musique chaloupée d’un thème que Duke Ellington écrivit en 1931, Mystery Song, introduisant le disque. Ornette Coleman aurait pu signer Off a Bird, un thème très simple de Liebman qui occasionne un dialogue plein d’humour entre les deux souffleurs. Le saxophoniste l’interprète au soprano bien que jouant surtout du ténor dans l’album. Le bugle de Randy Brecker donne de la douceur à Moontide et à Pocketful of Change, une ballade dont il cisèle les notes évanescentes. Drew Gress rend épaisses ses notes rondes et puissantes. Un piano rêveur les accompagne dans une reprise de Broken Time. Marc embellit Moontide et Figment par les couleurs de ses notes cristallines et tintinnabulantes. Leurs cascades ornementent Broken Time, morceau au tempo relevé, prétexte à une succession de chorus flamboyants.
Glenn ZALESKI “The Question” (Sunnyside / Socadisc)
Installé à Brooklyn et originaire de Boylston (Massachussetts) Glenn Zaleski fait partie des talents émergeants que l’Amérique du jazz révèle à chaque génération. Influencé par le Bill Evans de “Everybody Digs Bill Evans” et de “Portrait in Jazz”, le pianiste reste attaché à la grammaire et au vocabulaire du jazz dont il joue le répertoire. Après deux enregistrements en trio pour Sunnyside, il publie aujourd'hui un disque largement consacré à ses propres compositions et presque entièrement en quintette avec des musiciens qu’il connaît bien. Lucas Pino qui joue du saxophone ténor est l’un de ses plus anciens amis. Il fréquente le bassiste Desmond White depuis ses années d’université et le batteur Allan Mednard a souvent été le gardien du tempo de ses concerts. Glenn retrouve aussi Adam O’Farrill dont la trompette contribue beaucoup à la réussite de cet album, ses interventions dans Backstep et Strange Meadow Lark de Dave Brubeck étant particulièrement convaincantes. Dans “Fellowship”, Glenn reprend déjà un thème de ce dernier. Il a joué avec lui en 2006 au Monterey Jazz Festival et le Brubeck Institute Fellowship de Stockton (Californie) au sein duquel il a étudié reste son alma mater. Écrit pour un nonnette, trois saxophones et un trombone y mêlant leurs timbres, le polyphonique Subterfuge nous fait découvrir le talent d’arrangeur du pianiste dont les notes fluides redoublent d’élégance dans BK Bossa Nova, morceau magnifié par la guitare de Yotam Silberstein.
Que de disques cet automne ! Plus que d’habitude car la covid-19 bouleversant l’ordre des choses, une partie de ceux qui devaient paraître au printemps sortent aujourd’hui. Une dizaine d'entre eux, des nouveautés, m'ont interpellé. Je livre à votre attention les chroniques des cinq premiers. Vous en découvrirez cinq autres lundi prochain dans ce blog. Puissent-elles donner envie de vous procurer ces albums.
Pierre de BETHMANN Trio : “Essais / Volume 4” (Aléa / Socadisc)
Rassemblant Pierre de Bethmann (piano et rhodes) Sylvain Romano (contrebasse) et Tony Rabeson (batterie), ce trio né il y a bientôt sept ans du hasard d’une rencontre, publie aujourd’hui la seconde moitié de sa séance studio de septembre 2019 enregistrée au Studio Recall (Pompignan) par Philippe Gaillot, ses “Essais / Volume 3” contenant la première. Sachant que les bonnes mélodies ne meurent jamais, Pierre puise son inspiration dans des thèmes qui n’appartiennent pas forcément au jazz et leur fait porter de nouveaux habits. Des pièces du répertoire classique, des chansons nourrissent son piano, ses “Essais”. Tout aussi réussi que les trois autres, le Volume 4 réunit surtout des compositions de jazzmen. Monk est une nouvelle fois à l’honneur avec une version aussi tonique qu’originale de Think of One, mais aussi Sonny Rollins (Saint Thomas), Wayne Shorter (Deluge, un extrait de “Juju”, un de ses disques Blue Note), Charlie Parker et Dizzy Gillespie (Anthropology). Si Ma Bel de Kenny Wheeler – joué par Pierre qui, en solo, le ré-harmonise en profondeur –, et Three Blind Men de Carla Bley sont rarement interprétés, reprendre This Never Happened Before, une des plages de “Chaos and Creation in the Backyard”, un disque de Paul McCartney est encore plus inhabituel. De même que Moreira que le pianiste et chanteur Guillermo Klein enregistra en 2011 avec son groupe Los Guachos. Fidèle à sa mélodie, Pierre nous en transmet la mélancolie par un piano sensible qui nous va droit au cœur*.
*Un coffret de 5 CD(s) rassemble également les quatre volumes de ces “Essais”. Le cinquième, un bonus, contient cinq plages inédites enregistrées entre 2015 et 2019, deux en trio et trois en solo.
Pascale BERTHELOT : “Saison Secrète” (La Buissonne / Pias)
Engagée dans la création musicale – elle a enregistré des œuvres de Morton Feldman, John Cage et de compositeurs d’aujourd’hui –, Pascale Berthelot a principalement étudié la musique avec Bernard Flavigny, Éric Heidsieck et Claude Helffer. Directrice artistique de Cuicatl, collection du label de La Buissonne consacrée aux musiques contemporaines, elle vient d’enregistrer à l’invitation de Gérard de Haro, un disque de piano solo pas comme les autres. De son imaginaire, de son être intime, intérieur, le « weltinnenraum » du poète Rainer Maria Rilke dont le livret de son disque reproduit la dixième “Élégie de Duino”, a surgi cinq pièces improvisées très personnelles. Elle s’en étonne elle-même dans ses notes de pochette. Comment une telle musique a-t-elle pu naître, se mouvoir ? Comment le compagnonnage du silence peut générer ces improvisations inattendues ? Pascale Berthelot n’improvise pas comme une pianiste de jazz dont elle ignore la grammaire. Le swing, le blues et ses progressions harmoniques, n’existent pas dans cette musique profondément onirique qui séduit autrement. Son piano envoûte par ses harmonies, ses couleurs, le chromatisme de ses accords, le toucher de son interprète. Écoutez Balance des étoiles, la première plage de l’album. Dans un temps magiquement suspendu, la pianiste spatialise poétiquement une musique ruisselante de notes et de tendresse imaginée avec le cœur.
Thomas FONNESBÆK & Justin KAUFLIN : “Standards” (Storyville / UVM)
En 2015, le bassiste danois Thomas Fonnesbæk rencontrait à Copenhague le pianiste américain non-voyant Justin Kauflin. Deux ans plus tard, les 14 et 15 juin 2017, les deux hommes enregistraient de nombreux morceaux au Studio Nilento de Gothenburg. “Synesthesia”, le disque Storyville qu’ils sortirent cette année-là, en réunit une dizaine, essentiellement des compositions originales. Lors de cette même séance, Kauflin et Fonnesbæk interprétèrent des standards, y greffant leurs propres harmonies. Ce sont eux que contient ce disque, des thèmes de Bud Powell, Duke Ellington, Benny Golson, mais aussi Nigerian Marketplace d’Oscar Peterson et It’s All Right With Me de Cole Porter, deux des morceaux de “Synesthesia”. De Thomas Fonnesbæk, digne héritier du grand Niels-Henning Ørsted Pedersen, j’ai toujours dit le plus grand bien. Les albums qu’il enregistra en duo avec Sinne Eeg (“Eeg-Fonnesbæk”),Enrico Pieranunzi (“Blue Waltz”) ou en trio avec AaronParks et Karsten Bagge (“Groovements”) font entendre une contrebasse à la voix mélodique ample et puissante. Demi-finaliste de la Thelonious Monk Jazz Piano Competition en 2012, protégé de Clark Terry et de Quincy Jones sur le label duquel il enregistra “dedication” en 2014, Justin Kauflin reste inconnu en France. Puisse cet excellent album contribuer à le faire découvrir.
Tim GARLAND “ReFocus” (Edition Records / UVM)
Arrangé par Eddie Sauter et enregistré par Stan Getz en 1961, “Focus” n’en finit pas d’inspirer les saxophonistes. Après le “Re Focus” de Sylvain Rifflet en 2017, le britannique Tim Garland sort aujourd’hui un “ReFocus” dont il a presque entièrement écrit la musique, les improvisations de Getz lui servant à architecturer de nouveaux morceaux. Si I’m Late, I’m Late de Sauter introduit les deux disques, l’instrumentation choisie par Garland – cinq violons, deux altos, un violoncelle, une harpe et une section rythmique, (contrebasse et batterie) – s’écarte de l’original. Sauter utilise un grand orchestre à cordes et rejette la présence continue d’une rythmique. Dans ce nouveau disque, le batteur Asaf Sirkis occupe une place importante. Thorn in the Evergreen, Night Flight et Dream State possèdent une grande tension rythmique. Past Light est plus apaisé et dans The Autumn Gate, les cordes apportent un bel écrin mélodique au saxophone. La dernière plage de l’album Jezeppi, un bonus, bénéficie d’une orchestration différente. Tim Garland y joue du soprano. Le pianiste John Turville et le guitariste Ant Law interviennent dans l'enregistrement et Yuri Goloubev, le bassiste de la séance, y prend également un solo. On peut préférer, ce qui est mon cas, le “Re Focus” de Rifflet superbement arrangé par Fred Pallem et riche de dialogues entre le saxophone et l’orchestre, mais le travail de Garland n’en reste pas moins impressionnant.
Adam KOLKER “Lost” (Sunnyside / Socadisc)
Quatrième opus d’Adam Kolker sur Sunnyside, “Lost” réunit des musiciens avec lesquels il travaille depuis longtemps. Le saxophoniste retrouve ici Bruce Barth, pianiste avec lequel il enregistra il y a vingt ans l’album “Somehow It’s True”, (Double-Time Records), mais aussi Ugonna Okegwo (contrebasse) et Billy Hart (batterie) qui en assuraient la rythmique. Kolker apprécie beaucoup les compositions flottantes et souvent oniriques de Wayne Shorter, les étranges harmonies qui peuplent ses thèmes porteurs de fortes et troublantes images. “Lost” devait être entièrement consacré à ce grand créateur de thèmes, mais se rendant compte que sa propre musique basée sur des modes ressemblait beaucoup à la sienne, Kolker changea d’idée, ne gardant de Shorter que deux morceaux : Dance Cadaverous emprunté à “Speak no Evil” (1964), et Lost, le thème d’ouverture de “The Soothsayer” (1965). Kolker nous en donne une version plus longue et plus lente dans “Whispers and Secrets” publié il y a deux ans. Le saxophoniste reprend aussi Time of the Barracudas que Gil Evans composa et enregistra en juillet 1964 avec Shorter au ténor, ce dernier l’enregistrant à son tour l’année suivante dans son album “Etcetera”. Billy Hart fouette ses cymbales comme le faisait naguère Joe Chambers. Adam Kolker joue du ténor mais aussi du soprano dans Dance Cadaverous et While My Lady Sleeps, une des ballades de cet album très réussi dans lequel Bruce Barth affirme une grande intelligence pianistique.
Intéressé par la « Nouvelle Vague » française et les réalisateurs italiens Federico Fellini et Michelangelo Antonioni, Arthur Penn rêvait depuis longtemps de réaliser un film « européen ». Les succès de “The Left-Handed Gun” (“Le Gaucher”) et de “The Miracle Worker” (“Miracle en Alabama”) lui permirent d’obtenir carte blanche de la Columbia pour le tourner avec un budget limité. Warren Beatty auquel Elia Kazan avait confié le rôle de Bud Stamper dans “Splendor in the Grass” (“La Fièvre dans le sang”) tient celui de Mickey One. L’acteur n’aimait pas le scénario mais fit confiance à un réalisateur avec lequel il voulait travailler.
Un artiste de cabaret de Détroit se croit piégé par une mystérieuse organisation. Il prend peur, détruit ses papiers, s’enfuit à Chicago, change d’identité et de travail, et devient Mickey One. Sa rencontre avec Jenny (Alexandra Stewart), jeune femme habitant son immeuble lui redonne la confiance qui va lui permettre de retrouver la scène bien que son désordre mental ne semble pas avoir complètement disparu.
Sorti sur les écrans en 1965, “Mickey One” dérouta le public américain par le manque de clarté de sa narration. On ne sait ni par qui, ni pourquoi Mickey se sent persécuté. Jeune acteur, Warren Beatty est d’ailleurs peu convaincant dans le rôle. Pour Arthur Penn, la paranoïa de Mickey, « coupable de ne pas être innocent », est une allégorie du maccarthysme mais le film n’en donne pas la clef. On y croise des personnages étranges en des lieux improbables. Celui de l’artiste muet interprété par l’acteur japonais Kamatari Fujiwara qui tourna dans de nombreuses œuvres d’Akira Kurosawa est l’un des plus étonnants. Le film est davantage apprécié aujourd’hui, surtout en Europe. David Lynch nous a depuis habitué à des scénarios tout aussi obscurs qu’il vaut mieux ne pas chercher à comprendre.
L’un des points forts du film est son ambiance de film noir particulièrement bien rendue par une superbe photo en noir et blanc de Ghislain Cloquet, le chef-opérateur d’Alain Resnais et de Robert Bresson. La musique y tient aussi une place importante. Arthur Penn la confia à Eddie Sauter qui avait déjà travaillé pour lui. Ce dernier lui parla de Stan Getz pour lequel il avait composé “Focus”, l’un des grands albums du saxophoniste. Penn l’admirait et donna son accord pour qu’il participe au projet. Sauter et Getz visionnèrent de nombreuses fois les rushes sur une moviola et enregistrèrent la musique à New York avec un grand orchestre en août 1965*. De nombreuses répétitions et des journées de studio supplémentaires firent exploser le budget.
Improviser sur la musique de “Mickey One” constitua pour Stan Getz un véritable défi, le plus dur de sa carrière compte tenu de la complexité de la partition et ce qu’il devait exprimer. Alter-ego de Mickey, son saxophone traduit ses états d’âme : sa résignation, sa tendresse pour Jenny, mais surtout sa peur et ses angoisses. Pour y parvenir, Getz dut s’investir dans la musique et donner le meilleur de lui-même. Il en fut très satisfait, la trouvant même plus réussie que celle de “Focus”. Éditée en 1965 sur le label MGM, “Stan Getz Plays Music from the Soundtrack of Mickey One” fait entendre la musique avant qu’elle ne soit coupée au montage. Elle est donc beaucoup plus complète que celle du film qui n’en présente que des extraits**. Seul le générique, l’éblouissant Once Upon a Time, n’a pas été tronqué. Ce dernier est d’ailleurs d’un grand raffinement esthétique. Playmate de l’année 1964, Donna Michelle, la ravissante jeune femme qui s’y promène, y contribue beaucoup.
*Outre Stan Getz (saxophone ténor), l’orchestre (57 musiciens) comprend Clark Terry (trompette et bugle), Roger Kellaway (piano), Barry Galbraith (guitare), Richard Davis (contrebasse) et Mel Lewis.
**Sa réédition en CD en 1998 (Verve) contient ces extraits séquencés et son livret les propos d’Arthur Penn sur Getz précédemment cités.
Réalisé en 1968 par Peter Yates, “Bullitt”* est aujourd’hui un classique du film policier sur lequel il eut une grande influence. Steve McQueen qui avait précédemment tourné dans “The Thomas Crown Affair” (“L’Affaire Thomas Crown”) y incarne Frank Bullitt, un lieutenant de police intègre, rebelle à sa hiérarchie dans la recherche de la vérité. Sa poursuite de voitures dans les rues de San Francisco, McQueen en pilote accompli conduisant lui-même sa Ford Mustang, et la course finale sur les pistes de l’aéroport, l’acteur courant lui-même entre les avions qui décollent, sont célèbres. Michael Mann se souviendra de cette dernière scène lors du tournage de “Heat” quelques années plus tard. Quant à la course-poursuite en voiture, elle en inspira bien d’autres, à commencer par celle de “French Connection” de William Friedkin, un film également produit par Philip d’Antoni.
*Écrit par Harry Kleiner et Alan Trustman, le scénario est l'adaptation d'un roman de Robert L Pike (pseudonyme de Robert L. Fish), “Mute Witness” traduit dans la Série Noire sous le titre “Un Silence de mort”.
Lalo Schifrin fut chargé de la musique. Ancien pianiste de Dizzy Gillespie*, Schifrin qui avait été staff arranger pour le label Verve et compositeur pour la MGM avait poursuivi une fructueuse carrière de compositeur de musiques de films. Avec “Dirty Harry” (“L’Inspecteur Harry”) et “Mission : Impossible”, celle de “Bullitt” est l’une de ses grandes réussites. Très présente dans le générique, la guitare d’Howard Roberts traduit bien l’atmosphère qui règne alors à San Francisco. La ville a vu naître le Flower Power un an plus tôt et le jazz en subit l’influence. Celui que Schifrin place dans sa partition possède ainsi des couleurs chatoyantes. Confié à un trombone, The Aftermath of Love séduit par ses timbres, flûtes et cordes y faisant bon ménage, et dans l’énergique On the Way to San Mateo les chorus de flûte et de guitare sont ponctués par les impressionnants tutti des cuivres.
Construit sur les simples accords d’un blues, mais complexe dans sa texture et son maillage de timbres, Shifting Gears et ses glissando de cuivres et de cordes qui se place juste avant la course des deux voitures, lorsque dans ces dernières les tueurs et Steve McQueen jouent au chat et à la souris, est également très réussi. « Contrairement à Peter Yates, je ne voulais pas de musique pendant la poursuite. Émettant des bruits différents, le moteur de la Dodge et celui de la Ford Mustang rendaient la scène suffisamment réaliste**. » C’est également dans un vrai club de jazz de San Francisco que se rendent Steve McQueen et Jacqueline Bisset. « Un groupe s’y produisait avec une flûtiste mais l’acoustique était si mauvaise que joué par Bud Shank (flûte), Howard Roberts (guitare) et Ray Brown (contrebasse), une de mes compositions, (A Song for Cathy), remplace le morceau initial ».
*Dizzy le rencontra en 1956 lors d’une tournée en Argentine. Pour le trompettiste, Lalo Schifrin (né à Buenos aires en 1932) écrivit “Gillespiana”.
**Entretien avec Lalo Schifrin contenu dans le livret de “Bullitt, Music from the Motion Picture” (Warner Bros), CD édité en 2001.
Réédité en CD en 2001 par la Warner, la musique de l’album n’est pas tout à fait celle du film. À la demande du producteur Jimmy Hilliard qui souhaitait donner au disque un aspect plus pop, d’autres prises furent enregistrées à Hollywood (Western Recorders) les 6 et 7 décembre 1968. Si des rythmes et des couleurs propres à l’époque habillent une partition de jazz élégante qui traverse le temps, on peut lui préférer l’enregistrement plus moderne et percutant qu’en a donné plus de trente ans plus tard, en avril 2000 dans ses studios de Cologne, le WDR Big Band.
Dans “Bullitt, Music Recreated from and Inspired by the Motion Picture” (Aleph Records/Warner), la formation placée sous la direction de Lalo Schifrin reprend les arrangements du disque, mais interprète aussi ceux que le compositeur destinait au film. On y découvre également certains morceaux supprimés au montage et un arrangement pour guitare du thème principal.
Adapté d’une pièce de théâtre que son auteur, Bill Naughton, transforma en scénario, et réalisé par Lewis Gilbert, réalisateur anglais auquel on doit quelques James Bond (“You Only Live Twice”), “Alfie” (“Alfie le dragueur”) conserve une réputation sulfureuse et ferait probablement scandale s’il était tourné aujourd’hui. Le Prix Spécial du Jury qu’il obtint au Festival de Cannes l’année de sa sortie en 1966 n’empêcha pas le film de se mettre à dos une partie de la critique. Plusieurs acteurs parmi lesquels Richard Harris et Terence Stamp refusèrent le rôle. Michael Caine l’accepta, portant le film sur ses épaules.
Alfie, passe sa vie à séduire des femmes pour lesquelles il n’a aucune empathie. Jane Asher, qui est alors la compagne de Paul McCartney, interprète Annie, et la cynique Shelley Winters joue Ruby qui a un faible pour les hommes jeunes. Interpelant directement le spectateur, Alfie tient en aparté des propos choquants sur ses conquêtes et nous livre ses pathétiques états d’âme. Profondément misogyne, mais aussi lâche, menteur, manipulateur et égocentrique, c’est un affreux goujat, une personne détestable qui ne laisse derrière lui que des amitiés trahies et des destins brisés. Sous les traits de Michael Caine, il devient par moments presque sympathique, ce qui rend le film encore plus dérangeant.
Lors d’un concert donné au Ronnie Scott en 1965, Sonny Rollins se vit approcher par le metteur en scène pour en écrire la musique. Le saxophoniste l’enregistra à Londres fin octobre avec Keith Christie (trombone) Tubby Hayes et Ronnie Scott (saxophones), Dave Goldberg (guitare) Stan Tracey (qui improvise au piano Little Malcolm Loves His Dad), Rick Laird (futur bassiste du Mahavishnu Orchestra) et Phil Seamen (batterie). Seules une douzaine de minutes de cette séance sont utilisées dans le film.
Trois mois plus tard, le 26 janvier 1966, Sonny Rollins enregistra une version plus complète et étoffée de sa partition dans le studio de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs (New Jersey). Le saxophoniste en confia les arrangements à Oliver Nelson, son instrumentation nécessitant cinq saxophones, deux trombones et une section rythmique*. Bob Thiele produisit l’album sur le label Impulse, précisant qu’il ne contenait pas la bande originale du film, mais sa musique. Les titres des morceaux font tous références à des scènes. Arrangée par Oliver Nelson, ses compositions se parent de couleurs chatoyantes. On Impulse est une valse et He’s Younger Than You Are une délicieuse ballade que son chorus rend très émouvante. Le saxophoniste est au sommet de sa forme. Son jeu impétueux et expressif, sa sonorité volumineuse dynamisent Street Runner with Child. Souvent utilisé dans le film, Alfie Theme est ici proposé dans deux versions différentes. Dans la première (le plus long morceau de l’album) Kenny Burrell y prend un solo éblouissant.
La chanson Alfie qui accompagne le générique fin du film est chantée par Cilla Black. Son auteur Burt Bacharach (son complice Hal David en signa les paroles) en supervisa l’enregistrement à Londres. Il fut également l’arrangeur et le pianiste de la séance. Produit George Martin, le morceau fit un tabac en Angleterre mais un flop en Amérique. Raison pour laquelle la même chanson est interprétée par Cher dans la version américaine du film qui fut commercialisée quelques mois après sa sortie anglaise. Cher l’enregistra à Los Angeles. Produite par Sonny Bono, elle ne dépassa pas la 37ème place des hit-parades.
*Le personnel est le suivant : Sonny Rollins, Oliver Nelson et Bob Ashton (saxophone ténor), Phil Woods (saxophone alto), Danny Bank (saxophone baryton), Jimmy Cleveland et J.J. Johnson (trombones), Kenny Burrell (guitare), Roger Kellaway (piano), Walter Booker (contrebasse) et Frankie Dunlop (batterie).
Cinq ans que Melody Gardot n’avait pas sorti de disque studio. “Currency of Man”, son précédent mélangeait avec bonheur jazz, soul, blues et gospel. “Sunset in the Blue” célèbre le Brésil et le jazz, la chanteuse interprétant une poignée de standards – You Won’t Forget Me qu’Helen Merrill fut la première à chanter en 1956, Moon River, I Fall in Love Too Easily – et des compositions originales.
Splendidement arrangé par Vince Mendoza qui orchestra pour Joni Mitchell “Both Sides Now” et “Travelogue”, ce nouvel album est à nouveau produit par Larry Klein qui confirme son immense talent artistique. Outre des disques pour Joni Mitchell, son mari entre 1982 et 1994, on lui doit ces dernières années d’excellents albums d’Herbie Hancock, de Madeleine Peyroux, Curtis Stigers, Lizz Wright, Ana Moura, Hailey Tuck, Molly Johnson et plus récemment de Kandace Springs (“The Women Who Raised Me”, son meilleur opus), Klein leur donnant à tous un brillant exceptionnel.
“Sunset in the Blue” fait partie de ses grandes réussites. Il suffit d’ écouter If You Love Me, sa première plage pour être immédiatement séduit par l’écrin de cordes magnifiant la voix sensuelle de la chanteuse. Une voix chaude et troublante au grain inimitable, le chant d’une sirène qui aurait sûrement envoûté Ulysse lors de son interminable Odyssée. À ces violons et violoncelles, le plus souvent ceux du Royal Philharmonic Orchestrarassemblés à Londres dans les studios d’Abbey Road, se mêlent parfois des vents, l’orchestre au grand complet déployant ses fastes dans un superbe Ave Maria, le Global Digital Orchestra (cinquante musiciens) se faisant également entendre dans From Paris With Love.
Larry Klein (photo) joue de la contrebasse dans There Where He Lives in Me et Um Beijo et de la guitare dans From Paris With Love. Discrètes, les sections rythmiques comptent dans leurs rangs le bassiste Chuck Berghofer, le batteur Vinnie Colaiuta et le percussionniste Paulinho Da Costa, tous musiciens confirmés. If You Love Me et Um Beijo bénéficient de la trompette de Till Brönner et Won’t Forget Me du saxophone ténor de Donny McCaslin. Le chanteur de fado António Zambujo accompagne Melody Gardot dans C’est magnifique et un quintette l’entoure dans le très brésilien Ninguém, Ninguém chanté en portuguais. Souvent confié à Anthony Wilson, la guitare rythme la musique et tient une place importante dans de nombreux morceaux, dans Love Song surtout, son instrument dialoguant alors avec la chanteuse, et dans I Fall in Love Too Easily, seule pièce en trio de l’album qui lui permet de prendre un bref chorus.
La chanson des vieux amants proposée en bonus diffère sensiblement de celle arrangée par Fred Pallem dans “Brel, ces gens-là” (Decca / Universal), un hommage à Jacques Brel produit par Larry Klein et publié l’an dernier. Alors que Melody Gardot y est accompagnée par un quatuor à cordes et le guitariste Mitchell Long, les cordes du Royal Philharmonic Orchestra (non crédité dans le livret) donnent ici beaucoup d’ampleur à cette chanson inoubliable que la voix de Melody qui la chante en français rend très émouvante.
Enregistré avec Sting et le guitariste Dominic Miller, Little Something, le second bonus de “Sunset in the Blue” ne devait pas initialement en faire partie. Banalisé par un autre producteur (Jen Jis), destiné aux radios et relevant davantage de la variété, il reste anecdotique au regard des suaves merveilles que contient ce cinquième album studio de la chanteuse, le plus laid-back de la discographie de l'une des grandes Dames des jazz(s) d'aujourd'hui.
1968, une année difficile pour l’Amérique. Le 4 avril, le pasteur Martin Luther King est assassiné à Memphis. Le 6 juin, sur le point d’être investi candidat à l’élection présidentielle par le parti démocrate, Robert Kennedy est abattu à Los Angeles. Des émeutes raciales éclatent cette année là dans plusieurs grandes villes du pays. De nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam s’y déroulent également, notamment à Chicago lors de la Convention nationale démocrate qui voit élire comme candidat le vice-président sortant Hubert Humphrey.
Pour Thelonious Monk, l’année n’est pas non plus très bonne. Le 15 avril sort “Underground” un album dont la pochette souhaitée par Columbia sa maison de disques fait sensation (il y apparait en résistant, mitraillette sur l’épaule) et qui contient quatre nouvelles compositions. Le pianiste l’a enregistré en trois séances (14 et 21 décembre 1967 et 14 février 1968) au cours desquelles le producteur Teo Macero fait peu de cas de sa musique. En mai, il est hospitalisé après une attaque et passe deux jours dans le coma. Rétabli, il enchaîne les concerts. Toronto et Pittsburgh l’accueillent en juin, Denver en juillet et Saint-Louis en août. Début septembre, Monk est en Californie. Son quartette – Charlie Rouse (saxophone ténor), Larry Gales (contrebasse) et Ben Riley (batterie) – donne un concert mémorable au San Diego Sport Arena devant 7000 personnes. Du 5 au 17 septembre, il se produit au Shelly’s Manne Hole de Los Angeles et en octobre est engagé pour deux semaines au Jazz Workshop de San Francisco.
C’est le moment que choisit Danny Scher, un lycéen de seize ans, pour proposer au pianiste de donner un concert dans son lycée de Palo Alto. Située au sud de la péninsule de San Francisco, la ville, a connu elle-aussi des émeutes. Séparée par une autoroute, la localité voisine de East Palo Alto abrite de nombreux afro-américains peu fortunés. Le chômage touche 12% de la population et les tensions raciales se sont exacerbées depuis l’assassinat du Dr. King. Réunissant les leaders du Black Panther Stokely Carmichael et Eldridge Cleaver, un important congrès du Black Power s’y est déroulé en septembre. Entre les deux communautés, les tensions restent vives.
Danny Scher tient pourtant à son projet. Il joue de la batterie dans un orchestre, et donne des conférences sur l’histoire du jazz. Ses relations avec des journalistes et des disc-jockeys dont il suit à la radio les émissions lui ont permis d’obtenir les téléphones de nombreux musiciens. Le pianiste Vince Guaraldi, le chanteur Jon Hendricks et le vibraphoniste Cal Tjader sont déjà venus jouer dans son lycée, les bénéfices engendrés servant à financer la construction d’écoles au Kenya et au Pérou. Monk est l’une de ses idoles, il a appris qu'il doit se produire dans un club de San Francisco et, pour le faire venir, contacte son manager Jules Colomby qui, moyennant 500 $, accepte le concert. Reste à en organiser la promotion. Palo Alto abrite aussi le campus de l’université de Stanford et Danny Scher espère bien en rameuter les étudiants. Malgré un avis défavorable de la police locale, il placarde également des affiches dans East Palo Alto, non sans un certain scepticisme de la part de ses habitants de couleur qui imaginent mal que le pianiste puisse jouer chez les Blancs.
Les billets se vendent difficilement malgré l’annonce de la présence de deux formations locales, le Jimmy Marks Afro-Ensemble et le quintette du vibraphoniste Salah Woodi Webb en partie constitué par des étudiants de Stanford. Membre du Roscoe Mitchell Quartet, son trompettiste, Fred Berry, est affilié à l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) coopérative de jeunes musiciens afro-américains dont l’ambition est la création d’une « Great Black Music » neuve et expérimentale. Quant au saxophoniste Kenny Washington, il codirige le syndicat des étudiants noirs de Stanford. Dans le doute, la communauté afro-américaine s’est toutefois déplacée ce dimanche 27 octobre. Bien avant le début du concert annoncé à 14h00, ils sont nombreux malgré la pluie à attendre le pianiste devant les portes de l’auditorium de la Palo Alto High School, à guetter son improbable venue. Ce n’est que lorsque Monk et ses musiciens sortent de leur van pour gagner la salle de classe transformée en loge qu’ils se presseront pour acheter leurs billets, les deux communautés se voyant réunies par la musique.
Ce concert, nous pouvons l’écouter aujourd’hui grâce au concierge du lycée qui, l’enregistrant sur un magnétophone à cassette, sut parfaitement capter le son des instruments. On y entend les musiciens s’accorder avant que Charlie Rouse au ténor ne développe Ruby My Dear. Monk le composa pour Rubie Richardson, sa petite amie de l’époque, et l’enregistra pour Blue Note en 1947 (“Genius of Modern Music Vol. One”). Bien calé sur le solide tempo médium que la contrebasse pneumatique de Larry Gales donne à la musique, Ben Riley s’autorise aux balais quelques fioritures rythmiques sur sa caisse claire et fait chanter les peaux de ses tambours. Les deux hommes assuraient la section rythmique de Johnny Griffin et d’Eddie « Lockjaw » Davis au Minton’s en 1960 et l’année suivante celle du pianiste Junior Mance avant de rejoindre Monk en 1964, en janvier pour Riley, en octobre pour Gales. Dans Well, You Needn’t, un autre thème des années 40 abordé sur un tempo plus musclé que d’habitude, ce dernier prend un élégant solo à l’archet, Ben Riley, batteur souvent discret, s’y révélant exubérant. Particulièrement inspiré Monk se lance dans un long et étonnant chorus qui en transcende la mélodie.
En solo, il se réserve Don’t Blame Me, co-écrit par Dorothy Fields et Jimmy McHugh, un thème qu’il joue en stride depuis 1963. Son album “Criss-Cross” en contient une version plus lente que celle acrobatique du présent concert, le pianiste très en forme multipliant dissonances et cascades de notes arpégées. Est-ce parce que Monk l’appréciait particulièrement que la version de Blue Monk qui vient après est si joyeuse ? Pour le label Prestige, il l’enregistra en trio en 1954 avec Percy Heath et Art Blakey peu de temps après l’avoir composée. Là encore le tempo est vif et régulier, une autoroute pour Charlie Rouse qui improvise six chorus, Monk qui lui succède obligeant parfois sa rythmique à accélérer. Rouse est son saxophoniste depuis 1958. Il l’a connu dans les années 40 alors qu’il se produisait au Minton’s Playhouse de Harlem. Co-écrit avec le batteur Kenny Clarke, dont le drumming très moderne fonctionnait très bien avec les conceptions rythmiques monkiennes, Epistrophy date de cette époque. Le pianiste qui le jouait à la fin de ces concerts en donne ici une version plus longue et plus énergique que d’habitude. Brièvement exposée en solo, la mélodie de I Love You Sweetheart of All My Dreams, une chanson de 1928 que popularisa Rudy Vallee, conclut une prestation mémorable de 47 minutes aujourd’hui ressuscitée.
Le 13 octobre, le président de la République annonçait un couvre-feu applicable dès le 16 à minuit en Ile-de-France et dans huit métropoles particulièrement touchées par la covid 19. Dès le lendemain, contraints de fermer leurs portes à 21h00, les clubs de jazz aménageaient leurs horaires en conséquence et annulaient une partie de leurs concerts. Le Duc des Lombards optait pour une fermeture provisoire et après avoir organisé quelques concerts à 18h30, le Sunset-Sunside décidait de limiter sa programmation aux week-ends. Le 23 octobre à minuit le couvre-feu était élargi à trente-huit autres départements et le mercredi 28, le président de la République décrétait un confinement général à partir de minuit le lendemain pour une durée minimum d’un mois. Aurait-il pu faire autrement ? Pas sûr face à une épidémie galopante et des hôpitaux très bientôt surchargés. Je n’aurais vraiment pas aimé être à sa place, mais entre perdre des vies et des emplois, la seconde option s’imposait. Rien n’est plus précieux qu’une vie humaine et il devenait urgent d’en sauver.
Malheureusement, la culture se voit une nouvelle fois sacrifiée. On aurait certes pu laisser les librairies ouvertes, les disquaires indépendants travailler. Beaucoup ne s’en relèveront pas. Les clubs de jazz à nouveau fermés, ma rubrique “Quelques concerts qui interpellent” réactivée le mois dernier n’a donc plus de raison d’être. Quant aux disques qui devaient être commercialisés en novembre et en décembre, leur sortie sera probablement repoussée. Mes prochaines chroniques porteront donc sur des albums qui étaient disponibles à la vente jusqu’au 29 octobre, dernier jour de liberté avant le confinement. Ce jour-là, les magasins purent exceptionnellement mettre en rayon les disques qui devaient paraître le lendemain.
C’est ce que fit Gibert Joseph, qui dès le 29 proposait à ses clients le “Budapest Concert” de Keith Jarrett, un double CD ECM qui contient des moments inoubliables, les deux standards joués en rappel, It’s a Lonesome Old Town et Answer Me, My Love, justifiant à eux seuls son achat. Ces deux morceaux, Jarrett les interpréta quelques jours plus tard, le 16 juillet 2016, au Philharmonic Hall de Munich. Ce sont les enregistrements les plus récents de sa discographie. Le 21 octobre, le New York Times révélait que, victime de deux attaques cérébrales en février et mai 2018, le pianiste, la partie gauche de son corps paralysée, ne pourrait plus jamais donner de concerts.
Depuis qu’un anévrisme au cerveau faillit lui coûter la vie en 2015, Joni Mitchell n’est plus remontée sur scène. Il est également très improbable qu’elle enregistre à nouveau, mais elle nous révèle aujourd’hui une partie de ses archives, cinq CD(s) de démos, broadcasts radio et enregistrements live couvrant les années 1963-1967 qui témoignent de l'importance de la jeune folk singer qui a donné tant de standards au jazz (“Archives Vol.1 : The Early Years” - Rhino / Warner). D’autres volumes sont prévus. On ose espérer des faces inédites avec Jaco Pastorius, Herbie Hancock, Pat Metheny, Michael Brecker avec lesquels elle travailla dans les années 70.
En attendant, je me confine, des films, des disques et des livres ensoleillant mon lazaret. Dépassant le millier de pages, la récente publication en français de l’autobiographie de Ramón Gómez de la Serna, “Automoribundia” (Éditions Quai Voltaire), devrait m’y aider. Le confinement me laissera également le temps de poursuivre mon étude sur le jazz et le cinéma commencée le 11 mai dernier. En décembre, je vous révélerai mes Chocs de l’année avant de remettre mon blog en sommeil pour des fêtes qui s’annoncent bien compromises. Mais nous n’en sommes pas encore là.
P/S : J’écris ces lignes dans l’attente du résultat des élections américaines. Puissent les États-Désunis d’Amérique en finir avec le pire président de son histoire.
Second volet consacré à des chroniques d’albums déjà disponibles que l’ouverture tardive de mon blog le 1er octobre a quelque peu retardées. “Masters in Paris” réunissant Martial Solal et Dave Liebman est paru au début de l’été et “Valentine” de Bill Frisell le 14 août. Le vendredi 18 septembre “More Morricone” du duo Ferruccio Spinetti / Giovanni Ceccarelli et “Lonely Shadows” de Dominik Wania étaient mis en vente. Une semaine plus tard, le 25 septembre, sortait “Mondenkind”, un album solo de Michael Wollny. Tous ces enregistrements sont à écouter sans modération.
Martial SOLAL / Dave LIEBMAN : “Masters in Paris ”
(Sunnyside / Socadisc)
J’aime beaucoup Martial Solal. Âgé de 93 ans, c’est un charmant vieux monsieur qui se déplace avec quelque difficulté, mais conserve intacte sa mémoire, son humour et son piano. Lorsqu’il pose ses doigts sur un clavier, on peine à croire qu’il puisse jouer toutes ces notes, jongler avec elles sur des rythmes changeants et surprenants qui font battre nos cœurs. Martial est un sorcier. On le sait depuis longtemps, mais les rares concerts qu’il donne sont encore de grands moments d’étonnement. Celui-ci date du 29 octobre 2016. Presque trois mois se sont donc écoulés depuis sa prestation bordelaise du 4 août publiée par Sunnyside sous le nom de “Masters in Bordeaux”. Né un 23 août, le pianiste a donc 89 ans lorsqu’il retrouve Dave Liebman sur la scène du studio 104 de Radio France. Ce dernier sait qu’il a intérêt à être au meilleure de sa forme, Martial en embuscade ne lui fera pas de cadeaux. Dave a vingt ans de moins que son illustre aîné qui l’oblige à se surpasser. Son soprano caresse les mélodies de Stella By Starlight, Satin Doll et Summertime avant d’en violenter les notes aigües, registre que le saxophoniste affectionne. Son ténor leur tord le cou avec rage et véhémence. Un festival de passe d’armes à fleurets mouchetés nous est donc donné à entendre, nos escrimeurs rivalisant d’adresse pour remettre à neuf, non sans les avoir désossés, sept standards archi-célèbres, et pour interpréter avec brio trois de leurs compositions.
Bill FRISELL : “Valentine” (Blue Note / Universal)
Enregistré en trois jours à Portland (Oregon) après deux ans de concerts et un engagement de deux semaines au Village Vanguard de New York, “Valentine” réunit pour la première fois autour du guitariste Bill Frisell, le bassiste Thomas Morgan et le batteur Rudy Royston. Avec Morgan, Frisell a enregistré deux albums pour ECM. Il apprécie cette contrebasse qui se projette souvent en amont de la musique comme si elle savait quelles notes sa guitare allait jouer. Rudy Royston qui passa comme lui sa jeunesse dans le Colorado ne fige jamais un tempo mais commente avec sensibilité une musique ouverte, jouée rubato et largement improvisée. Car Frisell n’est pas un jazzman comme les autres. Sa guitare aux notes économes dispose dans l’espace des sons aériens très travaillés. Le folk et la country music, mais aussi le blues et le rock nourrissent sa musique, onirique et profondément américaine. Nombreuses dans ce nouveau disque, ses compositions séduisent par la sonorité inimitable, les harmonies qu’il leur apporte. Le morceau Valentine est un clin d’œil à Thelonious Monk. Écrit pour un film de Bill Morrison, Levees baigne dans blues et une nouvelle et splendide version de Winter Always Turns to Spring interpelle. Des thèmes de Billy Strayhorn, Burt Bacharach, du chanteur malien Boubacar Traore, et un classique de la country music, Wagon Wheels, complètent cet album au répertoire éclectique. Une magnifique interprétation de We Shall Overcome le conclut en beauté.
Ferruccio SPINETTI & Giovanni CECCARELLI : “More Morricone”
(Bonsaï Music / L’autre distribution)
Pour rendre hommage et célébrer les musiquesd’Ennio Morricone qu’il admirait depuis ses jeunes années, Pierre Darmon, le producteur de cet album, eut l’idée de réunir en 2019, plusieurs mois avant la disparition du compositeur, deux musiciens italiens, Ferruccio Spinetti et Giovanni Ceccarelli. Tous deux sélectionnèrent le répertoire avec Massimo Cardinaletti, un ami de Morricone connaissant bien son œuvre, Pierre Darmon s’impliquant également dans ce choix. Outre de la contrebasse, Ferruccio Spinetti joue de basse électrique, de la guitare et du bouzouki. Giovanni Ceccarelli utilise de nombreux claviers acoustiques et électriques et la chanteuse belge Chrystel Wautier interprète trois morceaux, My Heart and I restant le plus émouvant. Si les deux hommes se partagent donc de nombreux instruments, quelques notes de piano suffisent à traduire la noirceur de Ricatto, à reconnaître Le clan des siciliens ou le magnifique Nuovo Cinéma Paradisio dont le Tema d’Amore, simplement joué par un piano et une contrebasse, est inoubliable. Comme le sont à jamais les thèmes choisis d’“Il était une fois la révolution” (I Figli Morti) et d’“Il était une fois en Amérique” (Poverty), mon film préféré de Sergio Leone car porté par l’une des plus belles musiques d’Ennio Morricone.
En Pologne – il y est né en 1981 –, Dominik Wania a été l’un des pianistes du trompettiste Tomasz Stanko qui savait fort bien les choisir. Il travaille aujourd’hui avec le compositeur Zbigniew Preisner (“La double vie de Véronique”, “Trois couleurs”) et est membre du quartette du saxophoniste Maciej Obara qui a gravé deux disques pour ECM. La qualité de son piano sur ces enregistrements n’a pas échappé à Manfred Eicher qui lui a proposé d’en faire un en solo. Wania qui a étudié l’instrument à Cracovie puis à Boston possède une solide formation classique. Composés entre 1904 et 1906, les Miroirs de Maurice Ravel ont d’ailleurs été les principales sources d’inspiration de “Ravel”, son premier album. Dans Lonely Shadows, un morceau d’un grand raffinement qui ouvre ce premier opus en solo, il convoque les ombres des compositeurs du début du XXème siècle qu’il admire, Ravel mais aussi Erik Satie et Claude Debussy. La main gauche installe un doux balancement hypnotique, la droite de subtiles variations harmoniques. Car c’est un piano très maîtrisé que joue Dominik Wania dans ces onze pièces improvisées dans le silence de l’auditorium Stelio Molo de Lugano. Inspiré par la sonorité magnifique de son instrument, le pianiste fait surgir de ses doigts des musiques aux tempos et aux climats variés, certaines vives et aux notes cristallines (Liquid Fluid), d’autres recueillies et plus sombres (Towards the Light, AG76 dédié au peintre Zdzislaw Beksiński), toutes en profonde résonnance avec lui-même.
Michael WOLLNY : “Mondenkind” (ACT / Pias)
Cet album en solo, son premier, Michael Wollny l’a enregistré en deux jours en avril dernier dans la solitude d’un vaste studio berlinois. En pleine période de confinement, le pianiste s’est souvenu de Michael Collins, l’un des trois astronautes d’Apollo 11 qui, resté seul dans la navette spatiale Columbia, perdait tout contact avec la terre à chaque passage orbital autour de la lune pendant 46 minutes et 38 secondes, la durée exacte de ce disque. Après une courte introduction, “Mondenkind” (Enfant de la lune) s’ouvre sur Father Lucifer, un morceau au thème séduisant de la chanteuse Tori Amos sur lequel le pianiste brode de délicates variations. Car ses propres musiques, Michael Wollny les réunit ici à des compositions empruntées à des musiciens qu’il admire. Des pièces du répertoire classique, Schliesse mir die Augen beide d’Alban Berg, le deuxième mouvement de la septième sonatine de Rudolf Hindemith (1900-1974), le jeune frère de Paul Hindemith, côtoient ainsi des compositions du groupe de folk rock canadien Timber Timbre et du chanteur Sufjan Stevens. Reprenant Mercury, une des plages du “Planetarium” de Stevens, le pianiste offre un grand raffinement harmonique à une mélodie lumineuse. Tirant une grande dynamique de son instrument, Wollny mêle ici des pièces lentes et expressives souvent en mode mineur, à des morceaux plus sombres, de courtes pièces abstraites. De ses notes surgissent des paysages, des atmosphères rêveuses, des moments inquiétants. En pleine possession de ses moyens, un musicien inventif donne vie à un opus majeur de sa discographie.
Comme promis, voici donc la suite de “Sur quelques films et leurs musiques”, que le confinement m’a laissé le loisir d’écrire mais que je peine à terminer, l’actualité galopante du jazz en retardant la publication. La mise en sommeil de mon blog jusqu’au 1er octobre, m’a permis de consacrer de nombreux jours de septembre à avancer dans sa rédaction, à revoir des films parfois difficiles à trouver, à rassembler une iconographie afin de rendre cette étude plus attrayante. Sa longueur m’oblige à la diviser en deux. Déjà prête, la sixième partie sera en ligne dans quelques jours.
Le cinéma expérimental de Shirley Clarke
Premier long métrage (1960)de Shirley Clarke*, jeune cinéaste blanche proche de John Cassavetes, “The Connection” montre des junkies prisonniers de leur addiction, la drogue associée à la déchéance de l’homme étant présentée sous son aspect le plus sombre. Bien qu’ayant son importance, l’héroïne qu’attendent tous impatiemment les comédiens et musiciens-acteurs de son film n’en est pas le seul sujet. L’aliénation de la communauté afro-américaine, ses problèmes quotidiens et le jazz qui donne à cette dernière son identité artistique y tiennent aussi une place importante.
Dans un appartement reconstitué en studio, un documentariste et son cameraman filment des personnages en attente de leur piqûre espérée. Marmaduke de Charlie Parker écouté sur l’électrophone portable qu’apporte sans mot dire un homme mystérieux et la musique du pianiste Freddie Redd, calme leur impatience, mais aussi l’ennui qui les gagne. Car si “The Connection” séduit par l’esthétique très soignée des images d’Arthur Ornitz, son directeur de la photo, et par ses effets de mise en scène plutôt réalistes – personnages heurtant la caméra, synchronisation image/son brusquement défaillante –, le film nous faisant voir le tournage d’un documentaire, c’est bien la musique qui rythme le film, lui donne son mouvement, son tempo. Elle n’accompagne pas l’action mais y participe, produit de l’émotion. “The Connection” se regarde et s’écoute.
Écrit par Jack Gelber et sous-titré “A Play with Jazz”, “The Connection” a d’abord été une pièce de théâtre créée à New-York par le Living Theater en 1957. Proche du bop de Charlie Parker, la musique y était largement improvisée avant que Freddie Redd, le pianiste de la pièce, ne parvienne à convaincre Gelber de la structurer par une partition originale collant mieux à l’action. C’est cette dernière composée par Redd et qu’il interprète en quartette avec Jackie McLean à l’alto, Michael Mattos à la contrebasse et Larry Ritchie à la batterie que l’on entend dans le film. Les morceaux enregistrés en studio pour Blue Note par Rudy Van Gelder le 15 février 1960, en sont des versions sensiblement différentes**. Si le jeu de Freddie Redd reste très marqué par Bud Powell, celui très libre de Jackie McLean annonce une autre modernité. Le saxophoniste expérimente déjà une musique aux harmonies ouvertes tout en conservant son phrasé de bopper, sa sonorité aiguë, plaintive et mordante, son falsetto léger.
*Fille d’un riche industriel juif new-yorkais, Shirley Clarke se passionne très jeune pour la danse. À 14 ans, elle entre dans la troupe de Martha Graham. Un danseur, Daniel Nagrin, est la vedette de son premier court-métrage, “Dance in the Sun” qu’elle réalise en 1953. Six autres seront tournés avant “The Connection” dont le financement sera assuré par un crowdfunding. Le film nécessita dix-neuf jours de tournage, trois mois de montage lui donnant sa fluidité chorégraphique. Le jazz est très présent dans plusieurs films de la cinéaste. Son dernier, “Ornette : Made in America” (1986), est d’ailleurs consacré au saxophoniste Ornette Coleman.
**“The Music from The Connection” a également été enregistré quelques mois plus tard, le 13 juin 1960 (Felsted Records), par le trompettiste Howard McGhee avec Tina Brooks (saxophone ténor), Milt Hinton (contrebasse) et Osie Johnson (batterie).
-Aldo Romano qui avait participé en tant que musicien acteur à la version française de la pièce (en 1968 au théâtre des Arts, puis en 1969 au Vieux Colombier) nous en donna en 2012 une nouvelle version sur Dreyfus Jazz (Aldo Romano’NewBlood “Plays The Connection”) avec Baptiste Herbin (saxophone alto), Alessandro Lanzoni (piano) et Michel Benita (contrebasse).
-L’album édité sur Charlie Parker Records sous le titre “The Connection” ne fait pas entendre la même musique. Kenny Drew et le saxophoniste baryton Cecil Payne sont les auteurs de cette nouvelle partition destinée à la pièce. Ce dernier l’enregistra en mars 1962 avec Clark Terry (trompette), Bennie Green (trombone), Duke Jordan (piano), Ron Carter (contrebasse) et Charlie Persip (batterie).
Tiré d’un roman de Warren Miller que Robert Rossen adapta avec lui au théâtre et tourné dans les rues de Harlem avec une caméra soumise aux déplacements des acteurs qui improvisent de nombreuses scènes, “The Cool World” est centré sur la personne de Duke, un adolescent au cœur tendre, un jeune dealer qui joue au dur. Duke cherche à se procurer le flingue qui lui permettra de devenir le roi de la rue, le chef des Pythons, le gang de jeunes délinquants auquel il appartient. Il a le béguin pour Luanne, une jeune prostituée qui rêve de San Francisco et ignore que l’océan est au bout du métro, à Coney Island. Très réaliste, le film est aussi un documentaire sur les habitants de Harlem. Il ne cache rien de la violence qui règne dans ce quartier pauvre de New-York, de la pègre qui y sévit, de la drogue qui y circule, de « ce monde Noir et sale que les Blancs traitent comme de la merde. »
“The Cool World” qui fut distribué en France sous le nom d’“Harlem Story” bénéficie d’un montage nerveux qui le rend très attrayant. Shirley Clarke l’assura elle-même, mettant beaucoup de rythme dans les images souvent nocturnes de Baird Bryant, son chef opérateur, la bagarre finale entre les Pythons et les Loups étant chorégraphiée comme un ballet. Clarke confia la musique à Mal Waldron qui n’avait encore jamais travaillé sur un film, et l’associa étroitement au montage afin de renforcer l’impact émotionnel des images. Mal enregistra dans un premier temps ses compositions au piano avant de les faire jouer par une formation comprenant Dizzy Gillespie (trompette), Yusef Lateef (saxophones, flûte), Aaron Bell (contrebasse) et Art Taylor (batterie). « La partition a été faite en relation permanente avec chaque image, ça nous a pris plusieurs mois. Lors de l’enregistrement, nous avons projeté le film, et les musiciens ont énormément contribué au résultat*. »
Dirigé par le saxophoniste Hal Singer, un « Rock & Roll Group » contribue aussi à la musique. Celle que Dizzy Gillespie enregistra en avril 1964 à New York, n’est pas la véritable bande originale du film. Une formation différente entoure le trompettiste qui reprend les thèmes de Mal Waldron, ce dernier se voyant remplacer par Kenny Barron au piano. James Moody (saxophone ténor et flûte), Chris White (contrebasse) et Rudy Collins (batterie) sont les autres musiciens. “The Cool World” (Philips) est une des grandes réussites de Dizzy Gillespie. Sa musique est toutefois loin d’être aussi crépusculaire que celle du film, son aspect dramatique y étant considérablement réduit.
*Entretien avec Shirley Clarke par Daniel Soutif et Graciela Rava dans Jazz Magazine n°300, septembre 1981. Cité par Gilles Mouëllic dans “Jazz et Cinéma” (Collection Essais – Cahier du Cinéma).
On retrouve Mal Waldron au générique de “Sweet Love, Bitter”, un film d’Herbert Danska*, obscur cinéaste qui lui demanda d’en composer la musique. Longtemps invisible, il a été restauré et remis sur le marché il y a une vingtaine d’années par Bruce Ricker (Rhapsody Film) sous le patronage de Clint Eastwood. Tiré d’un roman de John Alfred Williams (“Night Song”) et librement inspiré de la vie de Charlie Parker, “Sweet Love, Bitter” (1967), est l’histoire d’une amitié. Un saxophoniste de jazz, Richie «Eagle» Stokes interprété par l’acteur Dick Gregory, croise sur sa route l’un de ses admirateurs, David, joué par Don Murray. Professeur de collège, ce dernier est à la ramasse depuis qu’il a perdu son épouse dans un accident de voiture. Si l’amitié entre un Blanc et un Noir n’est pas toujours bien vue dans l’Amérique raciste des années soixante, une liaison entre un Noir et une Blanche est encore moins acceptée. Della (Diane Varsi) qui sort avec Keel (Robert Hooks), un ami de Stokes, en sait quelque chose. « On nous dévisage, on nous scrute de la tête aux pieds. Qui peut nous dire quand disparaîtra la haine ? » confie-t-elle à David. Stokes ne sait faire qu’une chose : jouer du saxophone. Musicien célèbre, sa musique ne lui rapporte rien ; junky, une overdose l’emportera. David retrouvera son travail. Le monde misérable des jazzmen afro-américains dans lequel vit Strokes n’est pas le sien. « C’est votre monde, et vous ne me laisserez pas y entrer » déclare-t-il à David qui n’intervient pas lorsqu’un flic Blanc lui frappe la tête avec sa matraque, référence probable à Bud Powell, victime de cette même violence policière en 1945.
Bénéficiant de bons acteurs – Dick Gregory, Don Murray et Robert Hooks sont même excellents – “Sweet Love, Bitter” n’est pas sans défauts. Un manque de rythme, des scènes trop longues et pas toujours bien éclairées l’affaiblissent. Sa musique, excellente, est mal utilisée, pas toujours bien mixée avec l’image. Jouées par Charles McPherson, les rares parties de saxophone que Stokes interprète se rajoutent à la bande-son, mais sont absentes de l’album Impulse qui en contient la B.O.
Herbert Danska en passa commande à Mal Waldron sur les conseils du critique Nat Hentoff. Le pianiste l’enregistra à Englewood Cliffs (New Jersey) le 23 mars 1967 avec Dave Burns (trompette), George Coleman et Charles Davis (saxophones), George Duvivier et Richard Davis (contrebasse) et Alfred Dreares (batterie). Le piano est mis en avant dans Della’s Dream et Candy’s Ride, mais le plus souvent les chorus sont confiés aux souffleurs. Si la vision des rushes a influencé l’écriture de la musique et déterminé certains tempos, les longues plages ont été préférées aux courtes séquences musicales. Elles permettent aux solistes de pleinement s’exprimer, le disque s’écoutant non comme une B.O. mais comme un vrai disque de jazz.
*Né en 1926, Herbert Danska semble avoir réalisé trois films : “The Gift” en 1962, “Sweet Love, Bitter” en 1967, et Right On ! un documentaire sur les Last Poets en 1970.
Dans “Paris Blues” de Martin Ritt, deux jazzmen américains expatriés à Paris, (Paul Newman et Sidney Poitier) rencontrent deux compatriotes en vacances dans la capitale (Joanne Woodward et Diahann Carroll) et en tombent amoureux. Les idylles respectives des deux couples – l’un est Blanc et l’autre Noir bien que l’intention première du réalisateur était de les mélanger – est l’occasion d’une visite touristique de la ville lumière. Notre-Dame, les Champs-Élysées, le Belvédère des Buttes-Chaumont, Montmartre et son Sacré Cœur, les Halles au petit matin, presque rien n’a été oublié. Pas même les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés qui n'ont pourtant pas le même attrait auprès du public que lors de l'après-guerre, des caves reconstituées par le décorateur Alexandre Trauner aux studios de Boulogne .
Dans l’une d’entre-elles est donnée une jam session à laquelle participe Louis Armstrong en personne. Serge Reggiani grimé interprète un ridicule guitariste gitan en manque de drogue et quelques vrais jazzmen, Aaron Bridgers, Guy Pedersen, Michel Portal et Moustache apparaissent à l’écran. Malgré de bons acteurs, des images en noir et blanc de cartes postales, et des bons sentiments – le racisme y est évoqué avec prudence –, “Paris Blues” qui repose sur un scénario déficient n’est pas un grand film.
Son principal intérêt est la musique de Duke Ellington, bien qu’à l’époque où le film a été tourné (1961) le jazz que l’on écoute est surtout du be-bop. Enregistrée à New York, au Reeves Sound Studios, les 2 et 3 mai 1961 et publiée à l’origine sur United Artists, sa bande originale reprend quelques anciens thèmes de l’orchestre (Take The ‘A’ Train de Billy Strayhorn, l’ouverture du film) et des compositions nouvelles dont le générique Paris Blues. Louis Armstrong interprète deux morceaux, Battle Royal* et Wild Man Moore. Le disque a été réédité par Rykodisc en 1996.
*La version de Battle Royal que l’on entend dans le film a été enregistrée à Paris en décembre 1960. Outre Armstrong, Billy Byers (trombone), Guy Lafitte (saxophone ténor) et Jimmy Gourley (guitare) en sont les solistes.
Retardé de plusieurs mois par un virus tenace qui continue d’inquiéter, “Skin in the Game” de David Linx est dans les bacs des disquaires depuis le 18 septembre. J’en publie la chronique à l’occasion du concert que le chanteur donne en octobre au New Morning. Ce même 18 septembre paraissait “Faune”, un opus très remarqué du batteur Raphaël Pannier. Le 19 juin sortait “Les heures propices” de Franck Tortiller et Misja Fitzgerald-Michel. Enfin le 28 août étaient mis en vente “1291” du trio Humair / Blaser / Känzig et le “No Solo” d’Andy Emler. Ma chronique élogieuse de ce dernier peut vous surprendre, mais contre toute attente, il est inoubliable.
Andy EMLER : “No Solo” (La Buissonne / Pias)
Tout en la respectant, je ne suis guère sensible à la musique d’Andy Emler. Ses arrangements millimétrés pour son MegaOctet me laissent froid malgré les excellents musiciens qui l’entourent. Je n’en crois pas mes oreilles en découvrant ce “No Solo”, voyage musical au sein duquel les compositions du pianiste bien qu’écrites sur mesure pour ses invités, s’ouvrent à l’imprévu et irradient un feeling inhabituel. Ces pièces aménagées comme une suite, Andy Emler les a enregistrées en solo avant de les confier aux musiciens pour lesquelles elles ont été pensées, chacun d’eux rajoutant en re-recordingdans un autre studio sa propre partie instrumentale ou vocale. “No Solo”, pas vraiment car les deux premières pièces de l’album, Andy Emler les réserve à son seul piano avant que l’instrument ne donne le jour à des duos et à des trios, à une musique qui s’éveillant à la lumière, devient quasi orchestrale. Les harmonies lumineuses de The Warm Up évoquent les envolées lyriques de “Selling England By The Pound”, l’un des grands disques de Genesis. Une flûte admirable, celle de la syrienne Naïssim Jalal plonge For Nobody dans un bain de douceur. Les voix de l’iranienne Aïda Nosrat, de la malienne Aminata « Nakou » Dramé que la kora de Ballaké Sissoko accompagne, de Thomas de Pourquery chantant comme Robert Wyatt humanisent une musique sensible et colorée qui devient pure magie lorsque Géraldine Laurent y insuffle son âme, longues et miraculeuses notes de saxophone alto portées par un ostinato de piano envoûtant.
Premier disque qu’enregistrent ensemble Daniel Humair (batterie), Samuel Blaser (trombone) et Heiri Känzig (contrebasse), “1291” fait entendre une musique ouverte et inventive jouée sans filet par un trio interactif à l’instrumentation inhabituelle. Samuel Blaser nous est connu pour son éclectisme musical, son jeu énergique. Entre ses mains, l’instrument fait entendre une voix nouvelle, des sonorités inouïes. Le tromboniste tord souvent le cou à ses notes, les fait grogner et crier. Mais c’est aussi un grand mélodiste qui n’hésite pas à actualiser le blues et à dépoussiérer des œuvres de Claudio Monteverdi ou de Guillaume de Machaut comme en témoigne sa discographie. Daniel Humair aime lui aussi les défis, les combinaisons sonores improbables qu’il nourrit d’un drumming très libre. Associée à la contrebasse ronde et puissante d’Heiri Känzig qui pratique aussi un jeu mélodique, sa batterie colore la musique et porte haut le langage expressif du trombone, l’absence d’un piano ou d’une guitare offrant une grande liberté harmonique au trio. Le titre de l’album, fait référence à la Suisse, leur terre natale, fondée en 1291 par un pacte fédéral unissant les cantons d’Uri, de Schwytz et de Nidwald. Outre des compositions originales, le répertoire comprend des pièces d’Edward Kid Ory et de Sidney Bechet (Les Oignons) le grégorien d’un saint neuchâtelois, un cantique et un chant traditionnel suisses (Guggisberglied). Trois jazzmen d’exception nous en livrent des versions modernes et inattendues qu’il faut absolument écouter.
David LINX : “Skin in the Game” (Cristal / Sony Music)
Ses musiciens – Gregory Privat (piano), Chris Jennings (contrebasse) et Arnaud Dolmen (batterie) –, le chanteur les a rencontrés le 14 février 2018, jour de la Saint Valentin, sur la scène de l’Auditorium de Radio France. De ce coup de foudre musical résulte cet opus, l’un des meilleurs enregistrements de David Linx qui, idéalement accompagné, se livre et donne le meilleur de lui-même. Plusieurs morceaux particulièrement réussis, rendent hommage à des femmes qui comptent ou ont compté dans sa vie. Prophet Birds est dédié à la romancière Toni Morrison, Azadi à Aisha Karefa-Smart, la nièce de l'écrivain James Baldwin que David évoque dans la pièce qui donne son nom à l'album, et On the Other Side of Time à l’épouse de Claude Nougaro. Sa voix expressive impressionne par sa justesse, l’émotion qu’elle dégage, les sentiments qu’elle exprime. Invitée sur plusieurs plages, la guitare de Manu Codjia colore très subtilement l’espace sonore. Auteur de ses textes, David s’implique (« Skin in the Game » signifie s’impliquer, se positionner), chante haut et fort la beauté du monde et ses musiques splendidement orchestrées nous la fait approcher.
Agencé comme une seule et grande pièce dont chaque morceau est l’un des éléments, “Faune”, enregistré à New York sous la direction artistique du saxophoniste Miguel Zenón, est le premier disque que le batteur Raphaël Pannier publie sous son nom. Il rassemble des compositions originales habiles et séduisantes (l’étonnant Lullaby porté par l’alto de Zenón), des thèmes écrits par des jazzmen (Lonely Woman d’Ornette Coleman, ESP de Wayne Shorter) mais aussi Forlane de Maurice Ravel et Le Baiser de l’Enfant-Jésusd’Olivier Messiaen qui bénéficient d’arrangements très séduisants et du piano de Giorgi Mikase (présent également dans Monkey Puzzle Tree), Aaron Golberg le jouant dans les autres morceaux. Réduite à un saxophone alto, un piano, une contrebasse et une batterie, l’instrumentation parvient à donner une grande richesse de timbres à ce jazz moderne rythmiquement complexe que soutient avec brio la contrebasse attentive de François Moutin. Une seule réserve, la batterie trop présente laisse peu respirer la musique. Pourquoi constamment saturer l’espace sonore de coups de cymbales, de roulements intempestifs ? Colorer la musique, oui, mais un drive plus discret aurait sûrement mieux convenu à celle, superbe, qu’il a si finement arrangée.
Franck TORTILLER / Misja FITZGERALD-MICHEL :
“Les heures propices” (Label MCO / Socadisc)
Depuis qu’il avait entendu Misja Fitzgerald-Michel interpréter en concert son disque autour de la musique de Nick Drake, “Time of no Replay”, Franck Tortiller souhaitait jouer avec lui. Après avoir tester en quartette la musique d’un album, ils choisirent de l’enregistrer en duo et sans aucune amplification, l’absence d’une section rythmique pour les accompagner leur permettant de retrouver le son naturel de leurs instruments, un son acoustique qui convient parfaitement aux mélodies qu’ils interprètent, un son chaud qu’ont capté avec précision les vieux micros à ruban de l’ingénieur du son Ludovic Lanen. Des compositions originales séduisantes de Franck Tortiller, mais aussi Air, Love and Vitamins écrit par le guitariste autrichien Harry Pepl, aujourd’hui un standard, et une délicieuse version de Redemption Song que Bob Marley enregistra en 1980 en constituent le programme. Utilisant deux guitares (6 et 12 cordes), Misja fait entendre les belles sonorités de ses instruments, son jeu folk et mélodique répondant aux notes cristallines du vibraphone de Franck. Se répartissant avec bonheur des chorus fluides et inspirés, les deux hommes donnent vie à une musique heureuse, reflétant la joie qu’ils éprouvent à la jouer.