Après “Blue Moon” enregistré à New York en octobre 2011 et publié l’an dernier, Ahmad Jamal a choisi le Studio La Buissonne pour de nouvelles compositions et un nouvel album aussi excitant et jubilatoire que le précédent. On ne change pas un groupe qui fonctionne comme les rouages d’un chronomètre, surtout lorsque les musiciens qui entourent le pianiste constituent peut-être sa meilleure formation. Avec Israel Crosby à la contrebasse et Vernell Fournier à la batterie, Jamal, né en 1930, eut certes le bonheur d’avoir à ses côtés une rythmique qui servit son piano de manière exemplaire, mais Reginald Veal (contrebasse), Herlin Riley (batterie) et Manolo Badrena possèdent une technique bien plus grande et jouent mieux une musique que Jamal partage étroitement avec eux. Elle a peu changé, mais le pianiste l’aborde depuis quelques années de manière plus orchestrale, donne du volume, de l’épaisseur à des notes dont il a longtemps été avare. Ses silences sont parfaitement intégrés à sa musique. Jamal la bâillonne, la met sous tension pour mieux la faire jaillir. Ce sont alors des cascades d’arpèges et de trilles, de joyeuses notes perlées, des gerbes d’accords sèchement plaqués qui la libèrent après une longue attente.
Dans Back to the Future, le groupe fait longuement tourner un riff funky puis, par deux fois, décolle en ternaire, la contrebasse menant la danse. L’instrument est la principale assise rythmique de Saturday Morning qui donne son nom à l’album, une pièce d’une dizaine de minutes construite sur le même principe que Poinciana, le cheval de bataille du pianiste qui active un second thème après une longue mise en boucle du premier. Edith’s Cake envoûte par son introduction flottante, ses bouquets de notes colorées. Contrebasse, batterie et percussions encadrent souplement un piano espiègle qui saupoudre son chant de dissonances.
Ahmad reprend aussi d’anciens thèmes de son répertoire, décline leurs mélodies avec parcimonie, ces dernières, visions sonores fugitives, surgissant de trames rythmiques répétitives et prêtes à rompre, comme la corde d’un arc trop tendu. One et The Line héritent également d’un traitement funky. Dans Firefly, Jamal musarde, papillonne, tourne autour d’un riff dont s’emparent ses mains virevoltantes. Le disque contient quelques standards qu’il aborde avec une nonchalance calculée. I’ll Always Be With You et I’m in the Mood for Love, une chanson de 1935 que Nat King Cole et Frank Sinatra interprétèrent, bénéficient de relectures élégantes, d’une ornementation au petit point. I Got it Bad and That Ain’t Good introduit brièvement un autre thème ellingtonien celui de Take the A Train. Le pianiste connaît ses classiques. Styliste, il leur offre d’autres couleurs, celles d’un orchestre qu’il incarne à lui seul. Et c’est ainsi qu’Ahmad est grand !
Ahmad Jamal & Reginald Veal, Photo © Pierre de Chocqueuse