Les maisons de disques n’attendent pas qu’il pleuve et qu’il neige pour nous inonder de disques en ce début d’année. Quelques-uns d’entre eux confirment l’immense talent de leurs auteurs ou constituent des surprises à ne pas ignorer. Puisse cette première sélection hivernale réchauffer vos petons glacés.
Philip CATHERINE : “Côté Jardin”
(Challenge / Distrart)
Il est en forme Philip Catherine. Après un bel hommage à Cole Porter en 2011, le voici entouré d’une formation comprenant deux jeunes musiciens belges prometteurs dans un disque très réussi. “Côté Jardin” nous fait découvrir Antoine Pierre, batteur au drumming aussi perspicace que subtil, et Nicola Andrioli, pianiste italien installé à Bruxelles qui signe trois des compositions de l’album. Je préfère celles de Philip, mais le piano mobile aux notes colorées complète idéalement la guitare (électrique ou acoustique) qui cisèle des mélodies chantantes. Dans cette association délicate sur un plan harmonique, les deux hommes ne se gênent pas, mais se complètent, la musique se faisant toujours fluide et élégante. Dans Misty Cliffs qui ouvre l’album, les modes de l’Inde semblent trempés dans le blues. On pense à Homecomings, une pièce que Catherine enregistra en duo avec Larry Coryell. “Twin House” un disque Atlantic de 1976, la renferme. Cette approche « indienne » du jazz se retrouve aussi dans Virtuous Woman, une autre grande réussite de l’album. Solide comme un chêne, le fidèle Philippe Aerts y tient la contrebasse. Les claviers discrets de Philippe Decock apportent les couleurs des rêves, en fixent les images. Isabelle Catherine, la fille de Philip, pose sa jolie voix sur Côté Jardin. George Brassens qu’admire tant Philip est lui aussi à l’honneur avec une reprise de Je me suis fait tout petit que Django Reinhardt aurait sûrement appréciée.
Bill CARROTHERS : “Castaways”
(Pirouet / Codaex)
Bill Carrothers enregistre beaucoup. Après le très beau “Family Life” en solo et le rôle essentiel que tient son piano dans “I’ve Been Ringing You”, un disque de Dave King, son nouvel opus pour Pirouet le fait entendre en trio avec Drew Gress à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie, musiciens avec lesquels il aime jouer et enregistrer. Au programme, neuf compositions originales dont une Scottish Suite en trois parties, écrite à l’occasion de sa participation à un festival de jazz en Ecosse il y a quelques années. Bill parvient à reproduire le son d’une cornemuse en grattant certaines cordes en acier de son piano dans les premières mesures de Rebellion, morceau construit sur un ostinato obsédant. Dans Oppression, le mouvement suivant, le pianiste adopte un jeu en accords, joue moins de notes et fait davantage respirer sa musique. Il procède de même dans d’autres pièces de l’album. La mélancolie de Trees et de Castaways provient de leur dénuement sonore, mais aussi des accords inattendus et parfois dissonants qui en enveloppent les thèmes. Même chose pour Araby, la troisième nouvelle de “The Dubliners” de James Joyce. La musique s’y développe dans l’espace, progresse par petites touches harmoniques, se déplace vers la lumière.
Nik BÄRTSCH’S RONIN “Live”
(ECM / Universal)
Après trois disques studio pour ECM (et trois autres auparavant), Ronin sort un double album live plus excitant que jamais. La formation comprend Nik Bärtsch aux claviers, Sha à la clarinette basse et au saxophone alto, Björn Meyer à la basse électrique, Kaspar Rast à la batterie et Andi Pupato aux percussions. Un nouveau bassiste, Thomy Jordi, se fait entendre dans Modul 55, le dernier morceau. Difficile d’imaginer une musique si précise et architecturée jouée en temps réel sans overdubs et boucles préenregistrées. Pourtant, non seulement le groupe y parvient, mais encore improvise, chaque musicien apportant sa propre contribution à l’édifice sonore en association étroite avec les autres instrumentistes. Constitué en 2001, Ronin mêle habilement musique répétitive, jazz et funk, sa musique hypnotique constamment sous-tension accordant une place prépondérante au groove. Le pianiste zurichois ne donne jamais de titres aux pièces sur lesquelles il travaille. Il numérote des modules constitués par des figures rythmiques entrelaçant rythmes pairs et impairs, battement réguliers et irréguliers. Il a étudié conjointement le piano et la batterie et utilise souvent son piano comme un instrument percussif. Bien que le rythme reste la priorité du groupe, chaque pièce débouche sur des perspectives mélodiques. Enregistré entre 2009 et 2011 lors de concerts donnés dans des festivals en Allemagne, mais aussi dans plusieurs clubs européens et à Tokyo, ce double album reste très excitant. Sa dramaturgie résulte d‘un savant montage en studio. Chaque module se rattache au précédent, l’ensemble constituant une suite cohérente et logique.
Ludovic De PREISSAC sextet : “L’enjeu des paradoxes”
(Frémeaux & Associés)
Son disque précédent, un nouvel arrangement de “West Side Story”, souffre de sa comparaison avec un enregistrement de la même œuvre par Manny Albam en octobre 1957. De grands musiciens de la Côte Est – Al Cohn, Bob Brookmeyer, Hank Jones et Eddie Costa – le servent magnifiquement. Pianiste se souciant de faire swinguer ses lignes mélodiques, Ludovic de Preissac réunit pour ce nouvel opus, son sixième, une fine équipe de musiciens talentueux. Au sextet auquel il fait jouer ses compositions s’ajoutent quelques invités parmi lesquels Sylvain Beuf qui ouvre le bal sur les rythmes fiévreux d’Ouakam’s Trip. Mais c’est surtout l’arrangeur qui nous séduit ici. Preissac mêle anches et cuivres avec bonheur, donne de belles couleurs à ses partitions. Celle qui s’intitule Les paradoxes de l’instinct enchante aussi par son thème, une mélodie qui profite aux solistes pour improviser brillamment. Sylvain Gontard à la trompette et au bugle, Michaël Joussein au trombone, Michaël Cheret aux saxophones connaissent leurs affaires et embellissent la musique par leurs chorus. Salsacerdose tourne du feu de Dieu avec des couleurs harmoniques peu courantes et une métrique inhabituelle. Trempé dans le gospel, sa structure mélodique relevant du choral, Quiet Time est fort réjouissant. Cet album, une bonne surprise, mérite une écoute attentive.
Omar SOSA : “Eggūn”
(World Village / Harmonia Mundi)
Pianiste virtuose aux notes plein les doigts, Omar Sosa en fait généralement trop ou trop peu, comme dans le léthargique “Calma” enregistré en solo en 2011. Incorporant des rythmes afro-caribéens, sa musique très marquée par l’Afrique se situe en marge du jazz. Dans “Eggūn”, un hommage au “Kind of Blue” de Miles Davis, une commande du Barcelona Jazz Festival, le genre se voit dilué au sein d’un savant métissage de musiques. Bien que la trompette très présente de Joo Kraus rappelle celle de Miles et que l’introduction d ‘Alejet reste un démarquage habile de So What, “Kind of Blue” n’est qu’un prétexte pour Sosa qui invente une toute autre musique tout en incorporant certains motifs mélodiques du chef-d’œuvre de Miles. Très réussi, son disque atypique révèle un compositeur arrangeur pour une fois très inspiré. Le pianiste économise ici ses notes, pratique un jeu modal lui permettant de poser de belles couleurs sur une musique lumineuse et planante. El Alba déploie sa mélodie féérique sur un tapis sonore percussif. Introduit par une kalimba, le très africain So All Freddie s’enrichit progressivement de rythmes latins. Une basse électrique funky, un large choix de rythmes portent la transe et la béatitude. Les guitares de Lionel Loueke et de Marvin Sewell improvisent au plus près du blues, des racines africaines de la musique, et tirent des sons d’un autre monde. Confiés à Leandro Saint-Hill et à Peter Apfelbaum, saxophones, clarinette et flûte épaulent la trompette pour chanter les thèmes d’un grand voyage musical qui s’achève sur un pur moment de grâce, une prière Yoruba.
Photo de Philip Catherine © Wim Van Eesbeek