Mai 2020. Privé de ses promeneurs, de ses cafés et de ses terrasses, noires de monde en cette période de l’année où le soleil chasse l’hiver et annonce déjà l’été, on peine à reconnaître Paris. L’an dernier, il pleuvait des concerts sur la capitale. En mai 2018, je déplorais que les grands festivals programment si peu de jazz et de jeunes musiciens talentueux. Enfin, il y a trois ans, le1er mai 2017, cherchant à en découdre avec les forces de l’ordre, quelques centaines d’enragés, cassaient, pillaient et vociféraient devant mes fenêtres.
Aujourd’hui plus personne. Les rues sont vides, les magasins fermés. Les visiteurs sont restés chez eux. Les vendeurs de muguet manquent à l’appel et on offre des fleurs avec mille précautions. Le 15 avril, le Covid-19 nous a enlevé Lee Konitz*. Dans l’incapacité de faire imprimer son numéro 727, Jazz Magazine le propose sous forme numérique à ses lecteurs pour la première fois depuis sa naissance en décembre 1954. Les festivals d’été n’auront pas lieu et comme les bars, les restaurants, les musées et les salles de concert, les clubs de jazz devront malheureusement attendre des jours meilleurs. On se console par l’annonce d’une réouverture probable le 11 mai des librairies et des disquaires. Pour le moment, pour la sécurité de tous, le confinement se poursuit. Le port du masque sera bientôt obligatoire.
Le temps pour moi est passé trop vite. Lire, écrire, écouter de la musique, visionner des films, regarder les programmes d’Arte occupent mes journées. Sans concerts à annoncer, de nouveaux disques à conseiller, les sorties physiques de ces derniers ayant été repoussées, j’ai partagé avec vous en avril ma redécouverte de quelques Blue Note oubliés. La réouverture des disquaires qui vendent encore du jazz conditionnant la reprise des chroniques que j’ai été amené à interrompre**, j’ai commencé la rédaction d’une série d’articles sur le cinéma et le jazz que vous découvrirez ce mois-ci. Trop longue pour être mise en ligne en une seule fois, sa publication s’étalera. Exceptionnellement, des liens vous permettront de visionner les bandes annonces de quelques films que j’ai été amené à revoir. Ayant réécouté leurs musiques, j’y ai redécouvert des pépites, des partitions que j’avais oubliées. Le confinement, cette parenthèse temporelle qui nous est imposée, m’a laissé le loisir de regarder derrière moi, de plonger dans le monde d'hier déjà différent du nôtre mais qui demain peut l’être encore davantage car, avec le Covid-19, rien ne sera plus comme avant.
*Outre ses albums avec Lennie Tristanoet Warne Marsh et son “Lee Konitz Meets Jimmy Giuffre” pour Verve en 1959, c’est “Toot Sweet” (Owl) qu’il enregistra à Paris en mai 1982 avec Michel Petrucciani qui me vient à l’esprit lorsque je pense à lui. En 1999, Jean-Jacques Pussiau produira également pour BMG France “Sound of Surprise”, un de ses derniers grands disques.
**Je me refuse à parler de la musique uniquement disponible sur les plateformes de streaming ou vendue sur internet. La fermeture des magasins nous a donné un aperçu de la ville qui risque de devenir celle de demain, une ville dans laquelle, tué par les achats en ligne, le disquaire, comme tant d’autres points de vente, n’existera plus.
“Tokyo Live” de Tony Williams, “No Words” de Tim Hagans, “Seventh Sense” de Kevin Hays, “The Invisible Hand” de Greg Osby, s’ajoutent aux disques Blue Note de Don Grolnick, Bill Stewart et Stefon Harris dont vous avez pu lire les chroniques la semaine dernière. Bien que passés inaperçus, vous les connaissez peut-être. Je vous invite à les (re)découvrir et à les (ré)écouter. Les mêmes musiciens s’y font parfois entendre. Seamus Blake joue du saxophone ténor dans les albums de Kevin Hays et de Bill Stewart, ce dernier étant également le batteur de celui de Tim Hagans. Greg Osby joue aussi du saxophone alto dans le disque de Stefon Harris, l’autre saxophoniste de la séance, Gary Thomas, accompagnant Greg Osby dans son propre disque. Présent au concert de Tokyo de Tony Williams, le trompettiste Wallace Roney, nous a quitté le 31 mars, emporté par le Covid-19. Il avait 59 ans. Ma chronique de “Tokyo Live” lui est dédiée.
Tony WILLIAMS : “Tokyo Live”(2 CD(s) enregistrés en mars 1992)
On doit à Tony Williams (1945-1997) l’un des chefs-d’œuvre du jazz moderne, “Life Time”, un disque Blue Note, le premier qu’il enregistra sous son nom. Il a travaillé avec Jackie McLean – il joue dans “One Step Beyond”, l’un des plus beaux disques du saxophoniste –, mais a surtout été le batteur du second quintette de Miles Davis avec Wayne Shorter, Herbie Hancock et Ron Carter, musiciens qu’il va retrouver à partir de 1976 au sein du VSOP, les années 70 le voyant également rejoindre Hank Jones et Ron Carter au sein du Great Jazz Trio. À son Lifetime, formation à géométrie variable qu’il reforme à plusieurs reprises entre 1969 et 1976, succèdera entre 1985 et 1992 un excellent quintette de bop moderne. Après plusieurs changements de personnel, Wallace Roney (trompette), Bill Pierce (saxophones ténor et soprano), Mulgrew Miller (piano) et Ira Coleman (contrebasse) en seront les membres définitifs.
Avec eux, en février 1992, Tony Williams s’envole pour le Japon. En mars, la formation joue une semaine à Tokyo et en profite pour enregistrer cet album, le seul live de sa carrière, un disque difficile à trouver. Il n’a pas été réédité dans le coffret Mosaic Select qui regroupe ses cinq albums studio pour Blue Note et n’a jamais existé en vinyle. Une bonne partie du répertoire, de la plume du batteur Blackbird excepté, provient de “Civilization”, le second album du quintette enregistré en 1986 avec Charnett Moffett à la contrebasse. Les morceaux sont beaucoup plus développés qu’en studio. Wallace Roney et Bill Pierce exposent les thèmes à l’unisson et tous y prennent des solos. Tony Williams s’en offre plusieurs, longs, sculpturaux, tous soigneusement construits. Ses toms parfaitement accordés avec sa caisse claire, ses cymbales finement bruissées, introduisent Warriors, Sister Cheryl, Mutants On the Beach et Geo Rose. Dans ce dernier, Mulgrew Miller y prend deux chorus fluides et imbibés de blues. Sa riche palette harmonique se fait surtout entendre dans Citadel. Il est seul à le jouer pendant neuf minutes (le morceau en dure dix-huit), et son imagination semble intarissable. Raffiné dans Sister Cheryl, son piano est aussi d’une grande élégance dans Angel Street, un grand thème du batteur, une mélodie sur laquelle Wallace Roney brille à la trompette et que Miles Davis aurait sûrement aimé jouer.
Tim HAGANS : “No Words”(enregistré en décembre 1993)
Né en 1954, trompettiste aux attaques franches dont la sonorité claire et droite évoque parfois Kenny Wheeler, Tim Hagans, fait peu parler de lui. Après trois ans dans l’orchestre de Stan Kenton et quelques mois dans celui de Woody Herman il s’installe en Suèdeet travaille avec Thad Jones – sa principale influence avec Freddie Hubbard auquel il consacra un album – qui l’encourage à poursuivre une carrière musicale et enregistre une de ses compositions. Tim Hagans a joué et enregistré avec Joe Lovano, le Bob Belden Ensemble, Bob Mintzer, le quartette de Gary Peacock, mais a peu fait de disques sous son nom. Les labels Pirouet (“Beautiful Lily” en 2006 et “Alone Together” en 2008, tous les deux avec Marc Copland) et Palmetto (“The Moon is Waiting” en 2011) abritent ses rares albums, mais c’est pour Blue Note en 1993 que Tim Hagans a gravé son meilleur opus, “No Words”.
Si Tim Hagans reste le principal soliste de son disque, Joe Lovano (saxophones ténor et soprano), John Abercrombie (guitare) et Marc Copland (piano et Fender Rhodes) se partagent avec lui les chorus. Largement improvisé, “No Words” est coproduit par Lovano qui, l’année précédente, a invité Hagans à participer à l’enregistrement de son “Universal Language”. Scott Lee qui en est l’un des bassistes, assure ici la rythmique avec le batteur Bill Stewart. Les envolées lyriques sont l’apanage de la guitare de John Abercrombie qui brode de délicats contre-chants derrière la trompette. Les tempos rapides, le tonique Nog Rhythms, contraignent Marc Copland à jouer un piano nerveux. Les petites notes qu’il fait sonner dans Walking Iris, celles légères et brumeuses de Passing Giants, nous sont davantage familières. Le pianiste leur apporte de subtiles nuances, des harmonies raffinées. Avec ses parties jouées par les souffleurs à l’unisson, Walking Iris bénéficie d’un arrangement soigné. C’est un des trois morceaux dans lequel se fait entendre Joe Lovano. Au chorus enveloppant de son ténor répondent les longues notes tenues par la trompette. Improvisation aux modulations vagabondes riches en audaces harmoniques, Immediate Left mêle avec bonheur instruments électriques et acoustiques. Copland fait gronder son Fender Rhodes derrière une guitare véloce et rageuse, Lovano soufflant dans l’urgence les notes brûlantes de son imaginaire.
Kevin HAYS : “Seventh Sense”(enregistré en janvier 1994)
Né à New York le 1er mai 1968, le pianiste Kevin Hays a joué avec les Harper Brothers, Benny Golson et Joe Henderson avant d’enregistrer son premier disque en août 1990 (“El Matador”) avec ce dernier comme invité. Tout en poursuivant une carrière de sideman auprès de Sonny Rollins et de John Scofield, il ajoute dans les années 90 trois SteepleChase et trois Blue Note à sa discographie (le troisième avec Ron Carter et Jack DeJohnette) avant de l’augmenter de plusieurs disques en trio avec Doug Weiss et Bill Stewart. Après s’être retiré trois ans au Nouveau-Mexique (“Open Range” en solo est un peu le reflet musical de cette période), il publie en 2010 “Modern Music” (Nonesuch) un opus en duo avec Brad Mehldau. Hays excelle aussi au Fender Rhodes. Ses derniers enregistrements sont disponibles sur Sunnyside et Edition Records (“Hope” en duo avec le guitariste Lionel Loueke).
Premier des trois opus que Kevin Hays enregistra pour Blue Note, “Seventh Sense”, produit par John Scofield, reste l’un des sommets de sa discographie. C’est aussi son premier disque avec Doug Weiss à la contrebasse, orthographié Wiess sur la pochette. Brian Blade complète la rythmique d’un quintette qui comprend Seamus Blake au saxophone ténor et Steve Nelson au vibraphone. Ce dernier va bientôt s’illustrer au sein du quintette de Dave Holland qu’il rejoint l’année suivante. Kevin Hays qui a derrière lui de solides études de piano – il a notamment étudié l’instrument avec la pianiste Eleanor Hancock remerciée sur la pochette –, ne dédaigne pas adapter des pièces du répertoire classique. Mais si Interlude de Paul Hindemith évoque ainsi lointainement la musique du Modern Jazz Quartet, “Seventh Sense” est un disque de jazz moderne dans lequel les musiciens prennent tour à tour d’excellents chorus. Ceux de Seamus Blake donnent de l’énergie à la musique de Hays dont le jeu brillant est aussi d’une grande finesse mélodique. Three Pillars qui dégage un subtil parfum oriental, et My Man’s Gone de Gershwin, ré-harmonisé et joué sur un tempo inhabituellement rapide, en témoignent. Hays aime surprendre, diversifier ses couleurs harmoniques. Sa version de Little B’s Poem (une composition de Bobby Hutcherson) s’inspire de Black Narcissus, célèbre thème de Joe Henderson qui conclut magnifiquement son disque.
Greg OSBY : “The Invisible Hand”(enregistré en septembre 1999)
Engagé comme saxophoniste au sein de la Special Edition du batteur Jack DeJohnette en 1987 – il est présent sur trois albums de la formation –, Greg Osby est avec les saxophonistes Steve Coleman et Gary Thomas, la pianiste Geri Allen, et la chanteuse Cassandra Wilson l’un des membres fondateurs du M-Base Collective, mouvement qui dans les années 80 tente une synthèse de toutes les musiques afro-américaines. Après trois disques pour la firme allemande JMT – “Sound Theatre”, son premier, date de 1987 –, Greg Osby va enregistrer quatorze albums pour Blue Note avant de fonder son propre label, Inner Circle Music. “Friendly Fire” (Blue Note) associe Greg Osby à Joe Lovano. “Round & Round” et “Night Call”(Nagel Heyer Records) réunissent Greg Osby et Marc Copland.
Retrouver dans un même album Jim Hall et Andrew Hill s’explique par la présence de Greg Osby dans plusieurs de leurs disques – “Panorama” et “By Arrangement” de Jim Hall, “Eternal Spirit” et “But Not Farewell” d’Andrew Hill. C’est la première fois que les deux hommes jouent ensemble et que Hall accepte de participer à une séance qui n’est pas une des siennes depuis 1964. “The Invisible Hand” rassemble également Gary Thomas (saxophone ténor, flûte et flûte en sol), Scott Colley (contrebasse) et Terry Lyne Carrington (batterie), cette dernière ayant mission de colorer une musique très ouverte. Associées aux clarinettes que Greg Osby joue en re-recording, les flûtes de Thomas offrent de magnifiques couleurs à Nature Boy et à Who Needs Forever que Quincy Jones composa pour le film de Sidney Lumet “A Deadly Affair” (“M.15 demande protection”). Greg Osby fait subir un profond lifting à Indiana qu’il reprend en trio, le Jitterbug Waltz de Fats Waller étant pareillement déconstruit. La sonorité feutrée de son alto, son phrasé fluide, son lyrisme s’accordent bien avec les intervalles inattendus du pianiste, son approche élastique du tempo. Les deux versions de The Watcher qu’ils interprètent en duo témoignent de leur complicité, l’univers pianistique de Hill se reflétant dans ses compositions, Tough Love et Ashes qu’il a écrit pour cette séance. Sanctus de Jim Hall est également un original. Jouant une guitare raffinée, le guitariste privilégie l’harmonie, la spontanéité de son jeu étant d’une fraîcheur délectable.
“Weaver of Dreams” de Don Grolnick, “Telepathy” de Bill Stewart, “BlackActionFigure” de Stefon Harris, trois disques Blue Note que vous connaissez peut-être et que je livre à votre attention. D'autres feront l’objet de chroniques la semaine prochaine. Je ne vous communique pas leurs noms pour vous en laisser la surprise. Enregistrés entre 1990 et 1999, mal ou pas du tout distribués dans l’hexagone, ces enregistrements passés inaperçus n’ont jamais existé en vinyle. En attendant que les magasins rouvrent leurs portes et que paraissent les nouveautés discographiques dont les sorties ont été repoussées, je vous propose de les (re)découvrir en deux temps et, si cela vous est possible, de les (ré)écouter.
Don GROLNICK : “Weaver of Dreams”(enregistré en 1990)
Décédé en 1996 à l’âge de 48 ans, le pianiste Don Grolnick n’enregistra que cinq albums, mais participa à quantité de séances avec des jazzmen et des pop stars dont il assurait les claviers. On trouve son nom au générique d’enregistrements de James Taylor, Linda Ronstadt, Paul Simon, Garland Jeffreys, Phoebe Snow, Michael Franks, Boz Scaggs et Steely Dan. Très lié aux Brecker Brothers (il joue sur plusieurs de leurs disques et produisit le premier album de Michael Brecker), il fut aussi le premier pianiste de Steps. “Weaver of Dreams” est son second disque après “Hearts and Numbers” (Hip Pocket Records 1985), et le premier de ses deux enregistrements pour Blue Note, “Nighttown“ (1992) étant presque aussi bon.
“Weaver of Dreams” réunit un septuor de musiciens qui ont déjà travaillé avec lui. Exposant le thème à l’unisson, Randy Brecker (trompette), Barry Rogers (trombone), Michael Brecker (saxophone ténor) et Bob Mintzer (clarinette basse) font merveille dans Taglioni, une frémissante pièce chorale dans laquelle Barry Rogers montre son savoir-faire. Son trombone est également à l’honneur dans His Majesty the Baby que la contrebasse de Dave Holland et les cymbales de Peter Erskine rythment avec souplesse. Musicien de studio et de salsa, Barry Rogers s’éteignit en 1991, moins d’un an après cette session. Composé en 1925, le bientôt centenaire I Want to Be Happy est l’occasion d’un réjouissant lifting. Michael Brecker et Bob Mintzer s’y époumonent à cœur joie. Jouant un piano raffiné, Don Grolnick se fait seulement accompagner par sa rythmique dans Weaver of Dreams, l’autre standard de ce disque dont les arrangements très réussis impressionnent. L’influence de George Russell est perceptible dans les accentuations et les changements de rythmes de Nothing Personnal. Comme dans le lent et crépusculaire Pensimmons, la trompette de Randy Brecker s’envole, son frère Michael se réservant un chorus d’anthologie dans Five Bars, dernière plage d’un album honteusement méconnu.
Bill STEWART : “Telepathy”(enregistré en septembre 1996)
Batteur très demandé pour son sens des nuances et la finesse de son jeu, mais également pianiste, Bill Stewart, né à Des Moines (Iowa) en 1966, a participé à un grand nombre de séances. L’une de ses premières fut pour “Out A Day”, un album en trio du pianiste Franck Amsallem avec Gary Peacock à la contrebasse. La même section rythmique joue sur “Home Row” enregistré en 1992 par le pianiste Bill Carrothers mais commercialisé en 2008. Membre du quartette de John Scofield et du trio du pianiste/organiste Larry Goldings, Bill Stewart a fait peu de disques sous son nom. Si les deux derniers, Incandescence” (2008) et “Space Squid” (2015) sur le label Pirouet ne sont pas ses meilleurs, son premier, “Think Before You Think” (Jazz City 1989) et les deux albums qu’il enregistra pour Blue Note dans les années 90, le second étant “Telepathy, révèlent aussi un compositeur inspiré.
“Telepathy”, réunit autour de lui Steve Wilson (saxophones alto et soprano), Seamus Blake (saxophone ténor), Bill Carrothers (piano) et Larry Grenadier (contrebasse). Quelques thèmes relèvent du hard bop, Thelonious Monk et Jacky McLean signent deux plages du répertoire mais, composés par Stewart, la plupart des morceaux de l’album possèdent des harmonies inhabituelles et leur cheminement mélodique est souvent inattendu. Wayne Shorter aurait très bien pu les écrire. On pense à lui à l’écoute de Myrnah qui se termine par un court solo de batterie, de These Are They qui abrite de nombreuses dissonances. Son solo de piano semble surgir de nulle part. Bill Carrothers en ralentit le rythme, emprunte des sentiers qui bifurquent pour mieux faire ressortir son aspect onirique. Le pianiste brille aussi dans les deux ballades de l’album, Lyra dont les harmonies flottantes évoquent un paysage brumeux et Calm une invitation au rêve que la contrebasse de Grenadier accompagne. Ce dernier a rejoint le trio de Brad Mehldau et va bientôt se faire connaître. Quant à Carrothers, il est alors quasiment inconnu. Les rares disques qu’il a enregistrés, il les a produit lui-même sur son label. C’est à l’écoute de “Telepathy” que je l’ai découvert. Enthousiasmé par cet album, Dany Michel l’invita quelques mois plus tard à se produire à La Villa, club de la rue Jacob dont il assurait la programmation. Sa carrière ne faisait que commencer.
Stefon HARRIS : “BlackActionFigure” (enregistré en février 1999)
Diplômé de la Manhattan School of Music en 1994, le vibraphoniste Stefon Harris entreprit d’emblée une carrière de sideman. Influencé par Milt Jackson et Bobby Hutcherson –, il remplace ce dernier en 2008 au sein du SF Jazz Collective – il apporte d’autres couleurs et d’autres rythmes à l’instrument. Membre du Classical Jazz Quartet (quatre disques avec Kenny Barron, Ron Carter et Lewis Nash), il a enregistré avec Steve Turre, Joe Henderson (“Porgy & Bess”), Cassandra Wilson, Greg Osby, Jason Moran, Joshua Redman et Kurt Elling (“Man in the Air). Ses propres albums, Stefon Harris les a publiés sur Blue Note jusqu’en 2006. Henri Renaud ne tarissait pas d’éloges sur “A Cloud of Red Dust” (1998), son premier. “Kindred” (2001) est cosigné avec Jacky Terrasson.
Second opus de Stefon Harris pour Blue Note, “BlackActionFigure” rassemble sept musiciens. De ceux qui ont enregistré avec lui “A Cloud of Red Dust”, il garde Steve Turre au trombone, Greg Osby au saxophone alto* et Jason Moran au piano. Un nouveau flûtiste (Gary Thomas qui joue aussi du saxophone ténor) et une nouvelle rythmique – Tarus Mateen à la contrebasse et Eric Harland à la batterie – répondant mieux à son désir d’ouverture musicale, complètent son septuor. Ils ne jouent pas toujours ensemble, “BlackActionFigure” étant pensé et organisé comme une suite, de courts intermèdes en duo et en solo unissant les morceaux. Conversation at the Mess, un duo vibraphone-batterie, introduit ainsi BlackActionFigure,l’une des deux pièces en quartette de l’album, une conversation nerveuse entre le vibraphone et le piano dont la tension est entretenue par la section rythmique. Collage, une composition du pianiste Onaje Allen Gumbs, met en valeur la flûte en sol (alto flute) de Gary Thomas, son long solo s’écartant des barres de mesure pour en poétiser le thème. L’instrument donne à l’arrangement d’Alovi sa couleur chatoyante et se joint au trombone de Steve Turre dans Chorale, une pièce dont le motif mélodique joué à l’unisson introduit Faded Beauty, ballade à l’orchestration soignée dans laquelle Stefon Harris exprime tout son talent.
*Coproducteur de cette séance, Greg Osby va enregistrer deux mois plus tard pour Blue Note “Inner Circle” avec presque le même personnel.
Chick Corea à la Philharmonie, Xavier Desandre Navarre au Studio de l’Ermitage, Enrico Pieranunzi au Sunside, Anne Ducros enthousiasmant le Café de la Danse, c’était hier, en mars, quelques jours avant que le Président de la République s’exprimant le 16 à la télévision ne décide un confinement général sur l’ensemble du territoire. Depuis, les rues sont vides, les écoles, les magasins, les théâtres, les cinémas fermés, les parcs interdits au public. Occupant le terrain abandonné par l’homme, les animaux se réapproprient les villes. Des canards se dandinent en toute tranquillité devant la Comédie Française. Les rares passants que l’on croise portent des masques, gardent leur distance comme pour se protéger de la peste. Car c’en est une, invisible, inodore et incolore, un ennemi qui peut être mortel. Qui pouvait imaginer chose pareille il y a seulement quelques semaines ?
Confiné dans sa maison ou son appartement, on s’organise. Le temps passe trop lentement pour les uns, trop vite pour les autres. S’il ne nous est impossible de le ralentir, on peut en modifier la perception en changeant nos habitudes. Temps de pause et de découverte de soi-même, parenthèse temporelle, le confinement nous y oblige. Prendre des nouvelles des uns et des autres, leur parler au téléphone, rester en contact par courriel avec ses amis, avec des membres de la communauté du jazz – musiciens, producteurs, attaché(e)s de presse, journalistes –, resserrer des liens distendus, la réclusion rapproche, nous donne une magnifique occasion d’aller vers l’autre et de lui consacrer du temps.
Je plains les couples mal assortis qui découvrent leur impossibilité à vivre ensemble, ceux qui ne vivent que pour le sport et ne s’intéressent à rien d’autre, ces supporters de l’entreprise football qui, privés de matchs et désœuvrés, tournent chez eux en rond comme le ballon qu’ils vénèrent. Ceux qui aiment se plonger dans les livres s’en sortent beaucoup mieux. Le musicien qui pratique quotidiennement son instrument aussi. Les clubs de jazz ayant fermé leurs portes et les maisons de disques reporté leurs sorties, on écoute chez soi des albums plus anciens que le temps peut nous faire oublier. Les nouveautés n’arrivant plus, j’ai l’intention ce mois-ci de vous faire partager mon admiration pour des enregistrements que vous connaissez peut-être pas et vous les faire découvrir. La musique, ce puissant anti-stress, devrait être vendu en pharmacie.
Un grand merci à Sylvie Durand qui m’a fait parvenir un lien permettant de découvrir gratuitement sur Vimeo “The Ballad of Fred Hersch”(1*), un film de Charlotte Lagarde et Carrie Lozano consacré au pianiste. On suit ce dernier à Cincinnati chez sa mère, chez lui à New York, en Pennsylvanie chez Scott Morgan, son compagnon, mais aussi dans des clubs de jazz (en solo et en trio au Village Vanguard), en studio avec le guitariste Julian Lage et au cours d’une longue répétition de “My Coma Dreams” (2*), un spectacle associant théâtre et musique avec Hersch au piano, un orchestre de dix musiciens et un chanteur. Des documents d’archive (Hersh jouant du Monk au sein du quintette d’Art Farmer en 1982) et des interviews du journaliste David Hadju et du pianiste Jason Moran enrichissent ce portrait intimiste.
Confinement oblige, pour la première fois depuis que ce blog existe, vous ne trouverez-pas à la suite de cet édito mes concerts et disques qui interpellent. J’avais prévu de vous annoncer ceux de Sébastien Lovato, Lionel Martin & Mario Stantchev, Jacky Terrasson, Jan Harbeck, Yonathan Avishai, Jean-Louis Matinier & Kevin Seddiki, Sinne Eeg, Marie Mifsud et Baptiste Herbin. Tous devaient se produire dans des salles parisiennes, et certains fêter la sortie d’un nouvel album. Ce n’est que partie remise. Le temps passe très vite, trop vite, comme un cheval au galop. Demain sera déjà septembre. Espérons qu’il sera loin ce mois d’avril 2020 où l’on ne se déconfinait pas d’un fil.
2*Disponible en DVD chez Palmetto, distribution Bertus.
Je vous signale également que chaque soir à 19h00 précise (heure d’été en France), Fred Hersch nous donne à entendre sur sa page Facebook un morceau en direct de chez lui (“Tune of the Day”). Toutes ces vidéos étant archivées, il est possible de les revoir en replay - www.facebook.com/fredherschmusic
Très actif dans le monde du jazz, récipiendaire du Prix du Jazz Européen 2019 de l’Académie du Jazz, le saxophoniste Daniel Erdmann se consacre aussi à ses propres formations, Das Kapital, trio qu’il codirige depuis 2002, et Velvet Revolution. J’ai découvert tardivement “A Short Moment of Zero G” le premier des deux albums que le groupe, un trio également, a enregistré à Budapest en 2016. “Won’t Put No Flag Out” qui paraît aujourd’hui est tout aussi attachant. Créée en 2015, Velvet Revolution réunit autour d’Erdmann le violoniste Théo Ceccaldi et le vibraphoniste britannique Jim Hart. Saxophone ténor, violon et vibraphone, son instrumentation inhabituelle réserve bien des surprises.
Emprunté à la révolution non-violente que connut la Tchécoslovaquie en 1989 et qui précipita la chute du régime communiste, le nom du trio, Velvet Revolution, la Révolution de Velours, définit assez bien sa musique, novatrice et douce, intimiste et profondément expressive. C’est sur le plan des timbres que le trio innove. Ces instruments n’ont pas l’habitude de se retrouver ensemble. Le violon et le piano font depuis longtemps bon ménage, mais réunir un violon ou un alto – Théo Ceccaldi se sert des deux – , un saxophone ténor et un vibraphone est beaucoup plus rare. Une sonorité de groupe originale et distincte en résulte.
Associer deux saxophones ténor (ou un saxophone ténor et une clarinette) à un violoncelle n’est pas plus fréquent. Vincent Courtois le fait avec son trio dont Daniel Erdmann est l’un des membres. Les deux formations ont des points communs. Toutes deux utilisent des cordes dont la pratique s’est aujourd’hui répandue dans le jazz européen. Le violoncelle est plus grave et sa tessiture plus étendue, mais il est parfois difficile de distinguer un alto d’un violoncelle lorsque les deux instruments sont joués en pizzicato, les cordes aiguës du violoncelle étant alors sollicitées. En outre, le saxophoniste possède un son propre au ténor, un moelleux, chaleureux et non dénué d’une certaine raucité.
Les deux trios n'ont toutefois pas les mêmes timbres. Au sein de Velvet Revolution la sonorité brillante et cristalline du vibraphone de Jim Hart apporte une couleur spécifique au savant maillage que tissent les instruments, un libre entrelacement harmonique et rythmique dont profite la musique. Hart est aussi un percussionniste et les cadences de certaines pièces (Except the Velvet Flag, La Tigresse) peuvent être très appuyées. En outre, Théo Ceccaldi marque aussi les rythmes sur son violon, en frappe les cordes avec ses doigts. Composés par Daniel Erdmann, les thèmes sont aussi d’une grande richesse mélodique. Give the Soul Some Rest, un morceau triste et lent, mêle un choral de Bach à un motif mélodico-rythmique ouest-africain. Rythmé par les notes aériennes du vibraphone, Outcast associe les plaintes du violon à celles du saxophone, Erdmann se montrant particulièrement lyrique dans Kauas pilvat karkaaat, la plus longue pièce du disque. Pour être complexe, cette musique de chambre non dénuée d’humour, a de nombreuses sources d’inspiration. Le Berlin de l’entre-deux guerres de Kurt Weill et de son “Opéra de quat’sous” est l’une d’elles. The Fuel of Life, une ritournelle un peu canaille, et le seul standard de l’album, une version d’Over the Rainbow ensorcelante par la nonchalance et le romantisme désuet de son interprétation, en subissent probablement l'influence.
La genèse de ce disque remonte à 2009. Cette année-là à Cracovie, Joachim Kühn et Mateusz Smoczyński sont membres de l’orchestre qui interprète pour la première fois devant un public polonais le concerto de violon de Zbigniew Seifert. Décédé d’un cancer en 1979 à l’âge de trente-deux ans, ce dernier avait enregistré plusieurs disques avec Kühn dans les années 70.
L’œuvre fut rejouée en 2018 à Katowice par les mêmes musiciens. Émerveillé par le violon de Smoczyński, le pianiste improvisa avec lui quelques pièces dans les loges du Philharmonic Hall où se tenait le concert. Cinq mois plus tard, en avril 2019 les deux hommes enregistraient cet album à Ibiza. Une séance limpide, lumineuse, une seule prise pour chaque morceau, une demi-journée de travail pour la mener à terme. Joachim Kühn s’y est installé en 1994 et possède une maison dans la partie la plus reculée de l’île. C’est dans le même studio qu’a été enregistré pour ACT “Melodic Ornette Coleman”, son disque précédent. Mais ici son Steinway dialogue avec le violon d’un musicien qui partage les mêmes racines que les siennes. Tous deux ont sérieusement étudié la musique classique, avant de se consacrer au jazz et tenter la fusion des genres.
Né en 1944 à Leipzig, en RDA jusqu’à l’effondrement du bloc communiste en 1990, Joachim Kühn donna son premier concert classique à l’âge de 5 ans. Leipzig est associé à Jean-Sébastien Bach qui occupa le poste de cantor de l’église luthérienne Saint-Thomas, l’une des deux plus importantes de la ville. Devenu le pianiste de jazz le plus célèbre d’Allemagne, Kühn intégrera à son répertoire des œuvres de ce dernier, notamment la chaconne de la deuxième partita pour violon seul en ré mineur. Né en 1984 et diplômé de l’Académie Frédéric Chopin de Varsovie sa ville natale, Mateusz Smoczyński est le co-fondateur du Atom String Quartet, le premier quatuor à cordes polonais à avoir joué du jazz. Il a enregistré sous son nom plusieurs disques en trio et en quintette et entre 2012 et 2015, a été membre d’un autre quatuor à cordes, le Turtle Island Quartet fondé en 1985 à San Francisco, et dont le répertoire mêle jazz, musique classique et rock.
Le rock n’a pas sa place dans le jazz de chambre fortement mâtiné de classique de leur duo. La mer toute proche, le ciel toujours bleu, la nature luxuriante des Baléares expliquent sans doute que Joachim Kühn, musicien fougueux, longtemps apôtre du free jazz européen, sert aujourd’hui la mélodie. Ses compositions gagnent en douceur, en sérénité, son jeu tendu et agressif se fait plus lyrique. L’ouverture de l’album, le séduisant Epilog der Hoffnung, en témoigne. Kühn laisse le violon exposer le thème qu’il a composé. Il donne le rythme, et accompagne sobrement les variations admirables que Mateusz Smoczyński invente à grands coups d’archet. Il écoute le violon chanter, lui répond, ses petites notes délicates s’ajoutant aux glissandos de l’instrument. Dans After the Morning, le violon accompagne en pizzicato une de ses rares improvisations, l’autre étant celle, trop brève, de Paganini, une pièce qu’il a également écrite. Privilégiant le chant intérieur, le pianiste préfère mettre son partenaire en valeur, donner le temps de briller à son violon virtuose. De mélancolique et lente, la musique de Maria devient peu à peu une conversation animée entre deux instruments. Dans Love and Peace que Smoczyński confie à un violon baryton, ils adoptent un jeu plus abstrait, des harmonies libres et flottantes qui en réveillent la mélodie. Si Kühn garde un toucher dur et attaque toujours puissamment ses notes, c’est pour sculpter des cadences, accompagner par de courtes phrases les envolées lyrique du violon, peindre de couleurs sonores adéquates l’Orient de Gurdjieff et de Rabih Abou-Khalil et en retrouver les parfums qui enivrent.
Curieux parcours que celui de Marc Benham. C’est en 2008, aux Trophées du Sunside, que j’entendis pour la première fois son piano, subjugué par sa virtuosité et l’abondance de ses idées mais décontenancé par un répertoire allant de James P. Johnson et Fats Waller à Bud Powell et Chick Corea. Je me souviens lui avoir demandé avec quel jazz il se sentait le plus en phase. « Avec tous » m’avait-il alors répondu. Un garçon capable de rassembler toutes les périodes de son histoire dans un piano espiègle, de jouer avec un égal bonheur du stride, du dixieland, du swing, du bop et du jazz moderne, ce n’était vraiment pas banal.
Plus tard, me documentant sur lui, je découvris qu’il avait appris très jeune le piano classique, joué dans des orchestres de New Orleans et de Dixieland, accompagné des films muets, suivi les cours de la Bill Evans Academy dans laquelle il enseigne aujourd’hui, enregistré avec des chanteurs et chanteuses de variété et composé des musiques de film.
Ses deux premiers disques en solo sur Frémeaux & Associés, “Herbst” (2013) et “Fats Food” (2016) autour de Fats Waller, m’ont laissé sceptiques malgré des moments aussi réjouissants qu’inattendus. Dans le second, Marc se permet de convoquer François Couperin pour déconstruire sa musique et la jouer en stride (Les Barricades Mystérieuses). “Fats Food” révèle également un compositeur habile jamais en panne d'idées. Tes Zygomatiques et son mélange de fantaisie et d’ingéniosité, Madreza et ses étranges et poétiques harmonies, ancrent son piano dans la modernité. Mais le plus souvent, au sein d’un même morceau, Marc Benham passe sans transition d’un jazz à un autre, des écarts ne facilitant nullement l’écoute de sa musique.
Réunissant des compositions originales et des standards de Thelonious Monk, Sidney Bechet, Charles Mingus et Bud Powell, son disque suivant, “Gonam City” (NeuKlang), publié en 2018, fait entendre un jazz de chambre au sein duquel tradition et modernité fusionnent avec cohérence. Marc l’a enregistré sur un piano de 102 notes avec le trompettiste Quentin Ghomari. Si certains thèmes nous sont familiers, la musique l’est moins. Imprévisible, chargée d’un humour malicieux, le jazz d’hier greffé sur celui moderne d’aujourd’hui, elle ne ressemble à aucune autre.
Sonoriginalité musicale ne prépare nullement au choc que provoque l’écoute de “Biotope” (SteepleChase / Socadisc) récemment publié. Un disque enregistré à Rueil-Malmaison en 2018 en une seule journée avec John Hebert (contrebasse) et Eric McPherson, la section rythmique de Fred Hersch, pianiste que Marc Benham admire avec raison. Un choix idéal pour accompagner les escapades de sa musique buissonnière. Le matériel thématique de l'album vient parfois de loin. Mood Indigo de Duke Ellington date de 1930, Jitterbug Waltz de Fats Waller de 1942 et Moonlight in Vermont de 1944. Jouée sur un tempo très lent, cette dernière pièce bénéficie d’une délicate introduction onirique. Un charme puissant se dégage également de Mood Indigo. Dans cette ballade raffinée, les notes choisies par Marc scintillent comme des étoiles et John Hébert y fait chanter sa contrebasse. Si l’instrument n’a pas sa place dans un Jitterbug Waltz humoristique et décoiffant, il introduit Con Alma, un autre standard qui, rajeuni et profondément transformé, étonne par son audace et sa modernité. Composé en 1954 par Sonny Rollins, Airegin donne ici le vertige, mais reste ancré dans le bop, l'un des nombreux styles de jazz que le pianiste affectionne.
Les morceaux de Marc Benham sont tout aussi étonnants. L’introduction brillante de Pablo n’annonce en rien sa musique chaloupée et acrobatique, un dandinement de notes étourdissantes habitées par le swing. Liée au nombre d’or et aux nombres entiers, sa Suite de Fibonacci est une petite merveille d’écriture conciliant profondeur, virtuosité et lyrisme. Écrit spécialement pour cette séance, le crépusculaire Year of the Monkey qu’il introduit en solo fascine par ses harmonies étranges, sa séduisante ligne mélodique. Enfin Samurai Sauce, morceau énergique et complexe partiellement construit sur une ligne de blues, referme avec bonheur un album en trio d’une musicalité exceptionnelle, l'un des plus enthousiasmants de ce début d'année.
Mars. La fin prochaine du CD est annoncée. Détrônée par le streaming, la musique du futur va-t-elle se passer de support physique et redevenir volatile, immatérielle, ce qu’elle a très longtemps été avant que l’homme ne trouve le moyen technique de s’en saisir et de la conserver ? Nous n’en sommes pas encore là. Une grande quantité de CD sort tous les mois mais l’espace que les grandes enseignes leur consacre s’est réduit comme peau de chagrin au bénéfice du vinyle, un support à la mode, survivant d’une technologie aujourd’hui obsolète.
Souvent publiées à compte d’auteur, les nouveautés surchargent leurs rayons, mais y trouver un disque de jazz vieux de plusieurs mois peut tenir du miracle. Contrairement au livre qui dispose d’une seconde vie avec son édition de poche, le CD disparaît très vite, et avec lui des chefs-d’œuvre souvent méconnus qu’il devient impossible d’écouter. Certains sont devenus des pièces rares recherchées par des amateurs avisés, introuvables même sur le géant Amazon que vous n’allez quand même pas continuer d’enrichir. Depuis son apparition en 1983 et jusqu’au récent retour du vinyle, c’est sur ce seul support que la musique a été préservée, trente-cinq ans de l’histoire du jazz devenue difficilement accessible, les plateformes numériques étant loin de proposer la totalité du matériel enregistré.
S’ils ne sont plus guère nombreux, certains disquaires parisiens vendent encore du CD d’occasion. Vaste caverne d’Ali Baba remplie de disques, le sous-sol de Gibert Joseph, boulevard Saint-Michel, réserve de bonnes surprises, des occasions nombreuses qui n’y restent jamais longtemps. Il faut y passer souvent, demander conseil aux deux vendeurs qualifiés du rayon jazz, Etienne et Sylvain, qui, ordinateur aidant, peuvent vous mettre sur liste d’attente, et vous prévenir lorsqu’ils ont rentré la rareté désirée. Depuis que Gilles Coquempot apris sa retraite et délaissé son ermitage de la Montagne Sainte-Geneviève, peu d’endroits accueillent des pèlerins en recherches jazzistiques.
Situé 5, rue de Navarre, à deux pas des arènes de Lutèce, le prieuré tout peinturé de bleu qu’occupe le Père Maxime, Paris Jazz Corner*, le coin du jazz parisien, renferme bien des trésors, des vinyles de collection, mais aussi de très nombreux CD(s) épuisés. Que n’y ai-je pas trouvé en m’y rendant régulièrement ? Le Père Maxime, je le fréquente depuis longtemps. Sa compétence est grande lorsqu'il s'agit de guitaristes. Retiré dans le Gard, son supérieur, le Père Boubet, lui a confié les clefs des lieux en toute confiance. Il a également la mienne. Il connaît les goûts des uns et des autres, sait ce que vous recherchez et peut vous mettre des disques de côté lorsqu’il les voit passer.
Grâce à lui et à quelques autres, le jazz de ces trente-cinq dernières années n’est pas encore enterré. Proposés à la vente, des chefs-d’œuvre que peu de gens connaissent circulent encore. Le CD dont la mort est paraît-il programmée assure toujours une vie durable à la musique. Big Brother n’a pas encore triomphé.
*Le site de PJC sur internet propose d'autres disques – CD(s) et vinyles – que ceux vendus rue de Navarre. On peut y trouver son bonheur :www.parisjazzcorner.com
QUELQUES CONCERTS ET QUELQUES DISQUES QUI INTERPELLENT
-Chick Corea à la Philharmonie, grande salle Pierre Boulez, le 2 mars (20h30) avec Christian McBride (contrebasse) et Brian Blade (batterie), musiciens avec lesquels il se produit depuis longtemps en concert. Ils sont présents sur “Trilogy 2”, publié au Japon en 2018 puis en Europe l’an dernier. À l’approche de ses 80 ans (il est né le 12 juin 1941), le pianiste enregistre beaucoup. Outre “Antidote”, un disque dans lequel il célèbre ses origines latines avec le Spanish Heart Band (l’un de mes 13 Chocs de l’année 2020), deux récents albums de lui en trio sont disponibles sur son site, sur Stretch Records son propre label. John Patitucci et Dave Weckl (son Akoustic Band) l’accompagnent dans l’un, Carlitos Del Puerto et Marcus Gilmore dans l’autre. Excellents tous les deux, ils confirment que Corea a toujours sa place au sein de l’élite des pianistes de jazz.
-Au Studio de l’Ermitage le 4 mars (21h00), Xavier Desandre Navarre fête la sortie de “In-Pulse 2” enregistré avec des musiciens de son disque précédent, “In-Pulse” publié en 2014, à savoir Stéphane Guillaume aux saxophones et à la clarinette basse, Emil Spanyi au piano et Stéphane Kerecki à la contrebasse, Xavier assurant batterie et percussions pour rythmer ses musiques aux arrangements soignés, véritables bandes-son de films imaginaires qui invitent au voyage. Sous ma plume, vous lirez une chronique détaillée de l’album dans le numéro de mars de Jazz Magazine. Elle est bien sûr très positive.
-Enrico Pieranunzi retrouve Diego Imbert (contrebasse) et André Ceccarelli (batterie) au Sunside le 4 et le 5 (à 21h00) pour un « Tribute to Claude Debussy », jouer la musique de “Monsieur Claude” un album qu’il a enregistré avec eux pour Bonsaï Music, l’un de mes Chocs de l’année 2018. En grande forme, le Maestro y arrange à sa manière quelques œuvres du compositeur français (Passepied, La fille aux cheveux de lin, Valse Romantique). S’y ajoutent quelques mélodies inoubliables qu'il a imaginées (L’Adieu sur un poème de Guillaume Apollinaire), la présence de la jeune chanteuse Simona Severini sur quelques plages le rendant très attachant.
-Anne Ducros au Café de la Danse le 8. Accompagnée par Adrien Moignard, guitariste toujours surprenant, et Diego Imbert, contrebassiste très demandé, gardien du tempo mais aussi voix mélodique appréciée, la meilleure de nos chanteuses de jazz éblouit dans “Something” (Sunset Records), son nouveau disque produit par Stéphane Portet. Dédié à Didier Lockwood présent dans “Purple Songs” (Dreyfus Jazz), un album d’Anne primé par l’Académie du Jazz en 2001, cet enregistrement capte merveilleusement les nuances, le timbre de sa voix. Les parties instrumentales sont d’une rare élégance. Une guitare merveilleuse fait corps avec son chant, joue les notes justes qui le met en valeur. Samba Saravah (paroles françaises de Pierre Barouh), Your Song (Elton John) Something de George Harrison devenu un standard, Anne leur donne une âme en leur confiant la sienne. Qu’elle chante en anglais, en français ou en italien (Estate), sa diction parfaite, son phrasé aérien et souple, ses onomatopées inventives suscitent l’admiration. Sa version The Very Thought of You, un thème de Ray Noble que Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Sarah Vaughan interprétèrent, compte parmi les meilleures. Un grand disque assurément.
-Pierre de Bethmann (piano et Fender Rhodes), Sylvain Romano (contrebasse) et Tony Rabeson (batterie) au Sunside les 13 et 14 mars (21h30). En trio, le pianiste puise dans un répertoire inattendu pour le relire avec ingéniosité et talent. Comme son nom l’indique “Essais / Volume 3” (Alea) est le troisième album qu’il sort avec cette formation, ré-harmonisant souvent en profondeur les thèmes qu’il reprend. La Cane de Jeanne de Georges Brassens, Que Sera, Sera immortalisé par Doris Day dans “L’Homme qui en savait trop” (“The Man Who Knew Too Much”) d’Alfred Hitchcock, version de 1956. La contrebasse de Sylvain Romano l’introduit, sa ligne mélodique, celle d’une valse, inspirant au pianiste des notes délicieuses. Son jeu élégant éclaire d’une douce lumière la Sonate Opus 105 de Robert Schumann, et L’Ours de Jean-Loup Longnon, sa virtuosité se manifestant davantage dans Cyclic Episode, une composition de Sam Rivers aujourd’hui à la mode. L’interaction permanente qui règne entre les musiciens donne beaucoup de saveur à une musique qui les inspire et qu’ils prennent manifestement plaisir à jouer. Philippe Gaillot les a enregistrés au Studio Recall, dans une configuration proche de celle d’un concert. La séance se passa si bien que le matériel thématique recueilli permettra de publier deux albums. Le second, “Essais / Volume 4”, sortira en automne.
Le 15 mars 2020
Par décision gouvernementale et pour des raisons de santé publique, les concerts qui suivent sont annulés et certains d'entre-eux reportés à des dates ultérieures. Ce qui n'empêche nullement d'écouter les disques dont on devait fêter la sortie.
-Banlieues Bleues du 6 mars au 3 avril : la plupart des formations de cette 37ème édition me sont parfaitement inconnues. Sarah Murcia s’y produit toutefois le dimanche 15 mars à 17h00 au nouveau théâtre de Montreuil. La chanteuse tient la contrebasse dans “Characters on a Wall”, le dernier disque de Louis Sclavis et m’a fait parvenir le sien, “Eyeballing”(dStream / L’Autre Distribution), un album difficilement classable mais dont la musique m’interpelle. On est plus près du rock progressif que du jazz, malgré les chorus que s’offrent Olivier Py aux saxophones ténor et soprano, et François Thuillier au tuba, improvisations qui enrichissent notoirement la musique. La singularité de cette dernière vient également de Benoît Delbecq qui outre du piano préparé, programme et invente les rythmes inouïs et entêtants de l’album – sur Come Back Later et Eyeballing notamment. Mais c’est un autre programme que proposera Sarah Murcia à Montreuil, “My Mother is a Fish”, libre adaptation musicale du célèbre roman de William Faulkner “Tandis que j’agonise”, Mark Tomkins (chant), Gilles Coronado (guitare) et Franck Vaillant (batterie) rejoignant les musiciens de l’album.
-Au Pan Piper le 16 (20h30), Claude Tchamitchian jouera la musique de “Poetic Power” (Émouvance / Absilone) , son nouveau disque enregistré avec Christophe Monniot au saxophone alto et Tom Rainey à la batterie. Le contrebassiste a organisé son album comme une suite, alternant fulgurances et envoûtements mélodiques, moments intenses et accalmies poétiques et magiques. Si Christophe Monniot met parfois le feu à ses notes, son chant imprévisible peut aussi se faire léger et aérien, la musique moins volubile gagnant en légèreté. Ici, trois solistes s’écoutent et dialoguent constamment. Claude Tchamitchian assure un tempo très souple mais impressionne aussi par son jeu mélodique, ses cordes frottées par l’archet accompagnant souvent une musique libre, spontanée et étonnamment expressive. Tom Rainey la colore, tambours et cymbales frappés et caressés lui apportant un riche foisonnement percussif. Cette déambulation musicale largement improvisée reste toutefois bornée par des thèmes qui permettent de suivre le trio pas à pas. Comme les cailloux du Petit Poucet, ils nous aident à sortir indemnes et subjugués d’une aventure sonore peu ordinaire.
-Le Trio Viret au Studio 104 de Radio France le 17 (20h30). Il fête ses vingt ans d’existence ce qui n’a pas échappé à Arnaud Merlin, programmateur de l’émission Jazz sur le Vif. Bien qu’occupés ces dernières années par leurs propres projets, Jean-Philippe Viret (contrebasse), Édouard Ferlet (piano) et Fabrice Moreau (batterie) se sont retrouvés en février 2019 à la Générale de Montreuil où leurs deux concerts ont été enregistrés. Publié l’automne dernier sur le label Melisse, “Ivresse” restitue parfaitement la musique du trio, un jazz de chambre raffiné à l’écriture lyrique qui génère de brillantes improvisations. Au même programme, le Jim Black Alasnoaxis – Chris Speed (saxophone ténor), Ilmar Jensson (guitare), Skuli Sverrisson (basse) et Jim Black (batterie et electronics) – me rend plus circonspect.
-Après le Sunside, club dans lequel il a fêté en octobre dernier la sortie de “Gotham Goodbye” (Jazz&People), l’un des 13 Chocs 2019 de ce blogdeChoc, l’excellent pianiste Franck Amsallem présentera le 18 au Duc des Lombards la musique de son disque ainsi que quelques autres morceaux (deux concerts, 19h30 et 21h45). À l’exception de Sylvain Romano (contrebasse) remplaçant Viktor Nyberg indisponible, Irving Acao (saxophone) et Gautier Garrigue (batterie) sont bien les musiciens de l’album. Vous en trouverez la chronique dans ce blog à la date du 18 octobre en vous servant de son moteur de recherche.
-Brad Mehldau au New Morning pour quatre concerts, les 18, 19, 20 et 21 mars, tous à 21h00, avec Larry Grenadier (contrebasse) et Jeff Ballard, les musiciens de son trio. Étroitement associés à sa musique, ils assurent un tapis rythmique très dense derrière un pianiste trouvant pour chaque morceau interprété des harmonies neuves et appropriées. Tirant parti de son jeu ambidextre, il aime répandre un flot de notes, étaler de longues phrases en expansion, ses improvisations n’en restant pas moins lisibles. “Blues and Ballads” (2016), un album apaisé et aux tempos lents dans lequel il privilégie la mélodie, et “Seymour Reads The Constitution !” (2018), deux disques du label Nonesuch, sont les plus récents enregistrements du trio. Brad Mehldau y joue son meilleur piano.
-Le Happy Hours Quartet de Christophe Marguet le 19 mars au Comptoir de Fontenay-sous-Bois (20H45). Le batteur aime changer de formation et participer à celles des autres. “Letters to Marlene”, disque co-signé avec Guillaume de Chassy, “Spirit Dance” en quintette avec le guitariste David Chevallier, et “Old And New Songs” l’ont récemment fait remarquer. Ce dernier album est aussi le nom du groupe, un quartette comprenant le trompettiste et joueur de bugle Yoann Loustalot. On le retrouve dans le Happy Hours Quartet dont est membre Julien Touery, le pianiste de “Slow”, un récent disque de Loustalot. Hélène Labarrière (contrebasse)complète le quartette qui joue un jazz allègre, des compositions dues à Christophe Marguet pour la plupart, certaines excellentes (Haute-Fidélité et Trop Tard ?). Toutes bénéficient d’arrangements très soignés. “Happy Hours”(Mélodie en sous-sol / L’Autre Distribution), le disque, sera commercialisé le 27 mars.
-Mélanie Dahan le 20 au Pan Piper (20h00). Elle vient de faire paraître “Le chant des possibles” (Backstage Production / L’Autre distribution), un disque dans lequel elle interprète des textes d’auteur, des poèmes (entre autres) de Tahar Ben Jelloun, Andrée Chedid, Henri de Regnier mis en musique par le pianiste Jeremy Hababou. Mélanie Dahan les chante avec tendresse et en français, y greffant des vocalises, des onomatopées habiles, attachée à la musicalité d’une langue qui convient très bien à son chant aérien. Je me souviens d’un concert d’Antoine Hervé au théâtre Jean Vilar de Suresnes en mars 2011, ce dernier reprenant de célèbres chansons françaises avec, pour les chanter, la voix délicieuse de Mélanie. On la retrouve avec plaisir dans cet opus qui lui ressemble, son chant aérien enserré dans l’écrin que lui apporte les musiciens qui l’accompagnent, des arrangements beaux et soignés la mettant en valeur. Outre Jeremy Hababou (piano), Arthur Alard (batterie) et Benjamin Petit (saxophone) qui entourent Mélanie dans l’album, Bertrand Beruard (contrebasse) et Marc Benham (claviers) seront avec elle sur scène, devant un public dont vous serez peut-être.
-Au Café de la Danse le 21 (20h00), Henri Texier présentera la musique de “Chance” (Label Bleu / L’Autre Distribution), son nouvel album, l’un des plus attachant de sa longue discographie. Ses musiciens sont les mêmes qui ont enregistré avec lui “Sand Woman” publié il y a deux ans. Vincent Lê Quang (saxophones ténor et soprano), Sébastien Texier (saxophone alto et clarinettes), Manu Codja (guitare) et Gautier Garrigue (batterie) constituent autour de sa contrebasse une formation idéale. Henri, 75 ans depuis janvier, a pourtant joué avec bien des célébrités de la planète jazz. Mais avec ce Sand Quintet , la magie opère, perceptible dans la musique qui est vraiment celle d’un groupe, une musique souvent sereine, création collective à laquelle contribue tout l’orchestre, Cinecitta (de Texier fils), Simone et Robert (de Texier père) et Laniakea (de Gautier Garrigue) , ballades somptueusement orchestrées, rendant l’album inoubliable.
-Dernière minute : une rencontre inédite à ne pas manquer au Bal Blomet le 24 (20h00), celle du pianiste Marc Copland avec le batteur Daniel Humair, le saxophoniste Jean-Charles Richard et le bassiste Stéphane Kerecki, quatre grands musiciens à découvrir ensemble le temps d’une soirée que l’on peut prévoir exceptionnelle.
-Le pianiste suisse Marc Perrenoud au Duc des Lombards le 26 (19h30 et 21h45). Avec lui Marco Mueller (contrebasse) et Cyril Regamey (batterie), les musiciens de “Morphée” (Neukland / Pias), son cinquième album en trio, le huitième sous son nom. Publié l’an dernier, le premier disque d’Aksham que Marc Perrenoud co-dirige avec la chanteuse Elina Duni et le trompettiste David Enhco ne m’avait pas particulièrement séduit. L’un de ses morceaux, A Flower to My Daughter, devient ici une ballade attachante. Les autres thèmes de cet opus ont été écrits en août 2019 à Genève, la nuit, ce qui peut expliquer l’aspect onirique de certaines compositions (Morphée, A Feather). Stairs fascine par sa lenteur, sa mélodie très simple faite avec peu de notes. Les deux prises envoûtent pareillement. Les morceaux rapides de l’album révèlent la complicité des trois musiciens. East Tower est particulièrement brillant ; joué à très grande vitesse, The REB emporte et enivre. “Morphée” doit paraître le 20 mars prochain. Un pianiste inspiré y exprime son talent.
-Kandace Springs au Café de la Danse le 28 (20h00). Née à Nashville et repérée par Prince, nous l’avons découverte en 2016 avec “Soul Eyes”, un album élégant et quelque peu commercial produit par Larry Klein pour Blue Note. Deux ans plus tard, sur le même label, paraissait “Indigo”, un disque plus funky, davantage marqué par le hip hop et le rhythm’n’blues, produit par le batteur Karriem Riggins. C’est à nouveau Larry Klein qui officie derrière “The Women Who Raised Me” (Blue Note / Universal) qui sortira la veille du concert, le 27 mars. Enregistré avec Steve Cardenas (guitare), Scott Coley (contrebasse),Clarence Penn (drums) et quelques invités (Avishai Cohen, Chris Potter, David Sanborn), la chanteuse / pianiste rend hommage aux voix qui l’ont inspiré dans son enfance, celles d’Ella Fitzgerald, Nina Simone, Carmen McRae et plus près de nous Sade, Diana Krall, Norah Jones (qui intervient sur Angel Eyes), Diana Krall et quelques autres. Reprenant leurs succès, elle les interprète magnifiquement dans ce qui est son meilleur disque.
L’année commence fort pour Stunt Records. Après avoir fait paraitre de magnifiques albums de Jan Harbeck et de Tobias Wiklund l’an dernier, le label danois commercialise deux disques à se procurer sans tarder. Accompagnée par les musiciens du Danish Radio Big Band, la chanteuse danoise Sinne Eeg signe une production ambitieuse rappelant cet âge d’or des grands orchestres qui fleurit en Amérique dans les années 30 avant que la guerre et le fracas des armes envoyant leurs musiciens sous les drapeaux ne les conduisent à disparaître. Insensible à la modernité, le batteur Snorre Kirk fait revivre dans son nouvel opus les années swing du jazz. Disposant de grands solistes et respectueux des règles du genre, Kirk en propose la quintessence, sa musique chaude et sensuelle étant mise en valeur par la beauté de ses compositions et de ses arrangements.
Sinne EEG & The Danish Radio Big Band : “We’ve Just Begun” (Stunt / UVM)
En grande forme, la large tessiture de sa voix de mezzo-soprano lui permettant de phraser comme un instrument, Sinne Eeg est ici accompagnée par le célèbre Danish Radio Big Band, aujourd’hui l’un des meilleurs orchestres de jazz européen. Produit par André Fischer (Nathalie Cole, Tony Bennett, Michael Franks), mixé par Al Schmitt dans les studios Capitol de Los Angeles, “We’ve Just Begun” brille par ses arrangements qui laissent de la place aux solistes et mettent en valeur une chanteuse à la voix assurée. Ils sont trois à se partager le travail sur des standards et des compositions originales. Le trompettiste Jesper Riis nous est familier pour avoir notamment arrangé les cuivres qui enrichissent deux des plages de “Face the Music”, disque primé en 2014 par l’Académie du Jazz. Tromboniste devenu l’un des arrangeurs du DR Big Band, Peter Jensen a obtenu un Danish Music Award en 2016. Enfin, disparu en novembre 2018, le saxophoniste Roger Neumann s’est fait connaître par ses arrangements pour Count Basie, Buddy Rich et Ray Brown. L’album lui est dédié.
Dès sa première plage, We’ve Just Begun, on est conquis par la rutilance des timbres, les tutti des trompettes, les basses puissantes des trombones de l’orchestre. Portée par la section rythmique, sa voix enserrée dans un écrin de sonorités chatoyantes, la chanteuse impose d'emblée son éblouissante maîtrise technique. Dialoguant avec la section de saxophones,elle improvise en scat les dernières mesures du thème. Le soliste en est le saxophoniste Hans Ulrik, auteur en 2015 d’une inoubliable “Suite of Time” sur Stunt Records. Henrik Gunde, le pianiste de l’album, est aussi celui de “The Sound The Rhythm”, disque de Jan Harbeck largement consacré à Ben Webster publié l’an dernier. Le chorus qu’il prend dans Like a Song renforce l’aspect sentimental de cette composition de Sinne Eeg qui sait aussi créer des mélodies séduisantes. Performante sur tempo rapide et émouvante dans les ballades, cette dernière a bien sa place dans le peloton de tête des grandes chanteuses européennes.
Snorre KIRK Quartet with Stephen RILEY : “Tangerine Rhapsody” (Stunt / UVM)
Batteur attaché au swing, à cette pulsation, cette respiration rythmique que le jazz moderne semble avoir quelque peu oublié, Snorre Kirk enracine sa musique dans le jazz et son histoire. S’il reprend parfois des standards, il interprète surtout des compositions originales qu’il arrange avec soin et élégance, préférant marquer sobrement le rythme à toute exhibition de savoir-faire. Après “Drummer & Composer” confié à un septuor et “Beat” à un sextette, “Tangerine Rhapsody” voit le batteur danois réduire encore sa formation. S’il conserve Magnus Hjorth, pianiste au jeu aussi précis qu’économe, Jan Harbeck, son saxophoniste, ne joue que sur deux plages. Les autres, en quartette, sont confiées à l’américain Stephen Riley. Auteur de quatorze disques sous son nom sur le label SteepleChase, Kirk l’accompagna par deux fois en tournée. Héritée de Ben Webster et de Paul Gonsalves, la sonorité suave de son ténor convient bien à la douceur mélodique des compositions et les rend particulièrement attractives. Comment ne pas fondre à l’écoute de Unsentimental, la ballade qui introduit l’album ? D’un grand romantisme, celle que se réserve Magnus Hjorth, The Nightingale & the Lake, reste l’un des sommets de l’album. Snorre Kirk n’oublie pas non plus le blues (Festival Grease) et la musique afro-cubaine. West Indian Flower, un calypso, met en valeur Anders Fjeldsted, le nouveau bassiste de sa formation. Très inspiré par Count Basie et confié aux deux souffleurs, Blues Jump dégage un swing irrésistible ; même chose pour Uptown Swing Theme et Nocturne, confessionlyrique d’un ténor inventif.
Trois disques, tous différents, tous méritant des oreilles attentives. Prix du Jazz Européen 2019 de l’Académie du Jazz, le saxophoniste Daniel Erdmann joue dans les deux premiers, un hommage à Sophie Scholl, jeune résistante honteusement suppliciée par les nazis en 1943, et un album du violoncelliste Vincent Courtois autour de l’œuvre de Jack London. L’auteur du troisième, John Greaves, tient un rôle important dans “Oakland”, lecture musicale que Courtois, conjointement à son disque, consacre à “Martin Eden”, l’un des grands livres de London. Fermant la boucle, le violoncelliste joue également dans le disque de John, musicien inclassable et précieux, depuis longtemps de bien des aventures.
Daniel ERDMANN / Bruno ANGELINI : “La dernière nuit” (AE001*)
Composée et interprétée par Daniel Erdmann (saxophone ténor) et Bruno Angelini (piano), la musique de ce disque accompagne une évocation de Sophie Scholl créée sous sa forme théâtrale au Goethe-Institut de Paris en septembre 2018, la comédienne Olivia Kryger incarnant cette dernière. Sophie Scholl (1921-1943) fut exécutée par les nazis avec son frère Hans pour avoir imprimé et diffusé des tracts hostiles au régime et à la guerre. Écrit par Alban Lefranc, un écrivain français résidant à Berlin, le texte, un monologue, décrit le flot de pensées et d’images qui la traverse, ses craintes et ses espoirs, “La dernière nuit” étant celle qu’elle passa à Munich, à la prison de Stadelheim, avant son exécution le 22 février 1943. C’est en allant voir en 2006 le beau film que lui a consacré Marc Rothemund, “Sophie Scholl, les derniers jours” que j’ai découvert le grand courage de cette résistante chrétienne à la foi inébranlable, figure emblématique du réseau « La Rose Blanche » condamnée à mort pour avoir refusé de nier ses convictions.
Pour sa dernière nuit, Daniel Erdmann et Bruno Angelini ont conçu une musique généreuse, forte et entière qui lui ressemble, une musique traduisant ses états d’âme en ces derniers instants, expression d’une large palette de sentiments, la joie, l’angoisse, l’espoir de vaincre la peur et d’entrer sereinement dans la mort. Le portrait de Sophie Scholl qu’ils en donnent est celui d’une âme sereine et apaisée. Privilégiant la lumière, leurs compositions d’une grande douceur posent sur le visage juvénile de l’héroïne de subtiles couleurs harmoniques, créant ainsi une œuvre intensément lyrique et poétique. Évitant tout pathos, la musique – une dizaine de thèmes presque toujours mélodiques sur lesquels se greffent des improvisations particulièrement inspirées –, se fait délicate et légère, pure comme l’est cette jeune fille qui va bientôt mourir. C’est bien la voix intérieure de Sophie Scholl que font entendre les notes tendres et émouvantes du piano, le souffle si expressif du saxophone. En communion avec elle, et en état de grâce, Daniel Erdmann et Bruno Angelini nous font intimement partager ses pensées.
*Disque uniquement disponible sur les plateformes numériques et le site de Bruno Angeliniwww.brunoangelini.com. L’intégralité du texte d’Alban Lefranc est également disponible, en français et en Allemand, sur le site de Bruno.
Vincent COURTOIS “Love of Life” (La Buissonne / Pias)
Si Jack London (1876-1916) ne connut pas une fin de vie aussi dramatique que celle de Sophie Scholl – un empoisonnement du sang provoqué par une urémie fut la cause probable de sa mort –, il n’eut pas moins une existence difficile avant de devenir célèbre. Tour à tour employé dans une conserverie de saumon, pilleur d’huîtres, chasseur de phoques, pelleteur de charbon, vagabond, chercheur d’or (le Klondike lui inspira quatre romans et six volumes de nouvelles), l’écrivain ne rencontra véritablement le succès qu’en 1903 avec “L’Appel de la forêt” (“Call of the Wild”) et les grandes étendues blanches de ses romans d’aventure.
Vincent Courtois ne cache pas avoir découvert Jack London tardivement, en 2016, par la lecture de ses “Contes des mers du sud” (“South Sea Tales”) puis de “Martin Eden”, roman partiellement autobiographique écrit en 1909. Subjugué par la puissance évocatrice de ses récits, le violoncelliste entreprit avec Robin Fincker (saxophone ténor et clarinette) et Daniel Erdmann (saxophone ténor), une tournée américaine les menant sur les terres de l’écrivain dans la Sonoma Valley où il s’y fit construire un ranch, incendié en 1913 avant qu’il n’ait pu l’habiter. La photo de couverture de l'album a été prise près des ruines de sa demeure, à quelques mètres de sa tombe sur laquelle nos trois musiciens improvisèrent. Gérard de Haro,l’ingénieur du son du studio La Buissonne, l'enregistra à Oakland, ville dans laquelle Jack London vécut, étudia, milita dans les rangs socialistes et s’initia à la littérature.
Excepté Am I Blue, un standard de 1929 qu’interprétèrent Dinah Washington, Ray Charles et même Eddie Cochran, tous les morceaux ont pour noms des titres de romans et de nouvelles de l’écrivain, Martin Eden*étant l'un d'entre eux. Car, contrairement au disque précédent de Vincent Courtois consacré à des relectures des bandes-son de quelques films, ce n’est plus l’image qui influence la musique, mais les histoires de Jack London, ses récits inspirant mélodies et cadences au violoncelliste, principal pourvoyeur de thème du trio. Les cordes pincées de son instrument joué comme une guitare introduisent le thème majestueux et lent de Love of Life, une nouvelle que Jack London écrivit en 1907 et qui donne son nom à l’album.
Détailler le contenu de ses treize morceaux serait long et fastidieux. Mais comment ne pas évoquer la cadence hypnotique de The Road, celle très « panthère rose » de Goliah (signé Daniel Erdmann), celles hallucinantes de The Sea-Wolf (de Robin Fincker) et de South of the Slot ? Comment passer sous silence les nombreux moments pendant lesquels, ses cordes frottées par l’archet, le violoncelle donne volume et puissance à la musique ? Sa tessiture est grande. Il possède des basses profondes et chante dans les aigus. Souvent lyrique, toujours intense, ce disque offre une combinaison de timbres que l’on entend rarement dans le jazz. La richesse de leurs sonorités impressionne. On se laisse emporter dans un tourbillon de notes fiévreuses dont on sort tout ébloui.
*Sous le nom d’“Oakland”, le texte de “Martin Eden” fait également d’une lecture musicale par Pierre Baux et John Greaves, la musique étant assurée par le trio.
John GREAVES : “Life Size” (Manticore / Believe)
Il est pour le moins curieux que cet album, le seizième de John Greaves, activiste d’une musique inclassable, soit passé inaperçu lors de sa sortie probable en mai dernier. J’ai même longtemps douté de son existence, invisible qu’il était dans les bacs des disquaires. Jusqu’au moment où, il y a deux mois, j’en découvris un par hasard chez Gibert, dans les « G divers » du rayon jazz. La presse a également été peu réactive. Une courte chronique dans Citizen Jazz, rien dans les Dernières Nouvelles du Jazz, rien non plus dans Jazz Magazine comme si la rédaction ne l’avait pas reçu. Ce disque ne mérite pas l’étrange silence qui le recouvre. La présence de John au sein du trio de Vincent Courtois pour une lecture de “Martin Eden” me donne enfin l’occasion d’en parler.
Faisant appel à une instrumentation très variée, guitares acoustiques et électriques, hautbois (Camillo Mozzoni), violons, alto et violoncelle (Vincent Courtois) colorant une palette sonore des plus riches, “Life Size”, album à la beauté stupéfiante, réunit une brochette impressionnante de musiciens. John Greaves n’est pas seul à assurer les parties vocales de l’album qui se déclinent en français, en anglais et en italien. Trois chanteuses l’accompagnent. La soprano Valérie Gabail fait merveille dans cet Air de la lune dont la mélodie semble portée par les ailes d'un ange, et dans Hôtels, une chanson écrite sur un texte de Guillaume Apollinaire. Outre une voix magnifique, la jeune Annie Barbazza joue également du piano et de la guitare acoustique. Avec John, elle reprend l’émouvant How Beautiful YouAre que Peter Blegvad (Slapp Happy) enregistra en 1983 sur son premier disque solo. Quant à Himiko Paganotti, sa voix envoûtante semble sortir d’un brouillard cotonneux. Nous la connaissons par ses disques qui, comme ceux de John, reflètent un univers qui lui est personnel. Les deux pôles de leur monde fusionnent comme par magie dans La lune blanche, morceau flottant entre ciel et terre sur lequel Sophia Domancich joue du piano préparé. Dans God Song, une chanson de Robert Wyatt, la guitare électrique de Jakko Jakszyk (King Crimson) se mêle aux stridences des cordes du violoncelle. Autre reprise de choix, Kew Rhône is Real, étonnant monologue parlé que Tom Waits aurait très bien pu interpréter. Enregistré en Italie et publié sur Manticore, label créé par Greg Lake, le bassiste d’Emerson, Lake & Palmer dans les années 70, ce disque d’une insoupçonnable richesse, tant mélodique que sonore, demande à sortir de l’oubli.
Né le 23 février 1950, John Greaves aura 70 ans dans quelques jours. Cette chronique lui est dédiée.