Le dimanche, mes coups de cœur jazzistiques (élargis à des films, des livres, des pièces de théâtre…). Rencontres, visions surprenantes, scènes de la
vie parisienne à vous faire partager... Suivez le blogueur de Choc…
LUNDI 10 novembre
“Amarcord Nino Rota“, hommage rendu à ce dernier par un collectif de musiciens résonne entre les murs de la pièce qui me sert de
bureau. Un disque de 1981 probablement difficile à trouver. C’est le premier « tribute » sur lequel travailla le producteur Hal Willner. D’autres suivirent, consacrés à
Thelonious Monk (“That’s the Way I Feel Now“ en 1984) et à Charles Mingus (“Weird Nightmare“ en 1992). Ils sont moins réussis. Rota composa de grandes musiques
pour les films de Federico Fellini et Willner a sélectionné des mélodies inoubliables que les jazzmen associés au projet ont délicieusement arrangées. La plus belle nous est
offerte par Carla Bley qui développe magistralement avec son orchestre le thème de "8 1/2" ("Oto e mezo"). Confiées à Muhal Richard Abrams, David
Amram ou au trop méconnu William Fisher dont le groupe rassemble les frères Wynton et Branford Marsalis, George Adams,
Kenny Barron et Ron Carter, les partitions de Rota se parent de nouvelles couleurs et des rythmes du jazz. Le disque contient plusieurs interludes en solo ;
Steve Lacy improvise au soprano, Bill Frisell à la guitare, Dave Samuels au vibraphone. Il s’ouvre et se ferme sur les accords d’"Amarcord" et
de "La Strada" que Jaki Byard confie à son tendre piano.
Visite de “L’instant et l’éternité“, exposition consacrée aux peintures traditionnelles japonaises Nihon-ga de TABUCHI
Toshio, à l’Espace des Arts Mitsukoshi Etoile. Une soixantaine d’œuvres sur papier à contempler jusqu’au 22 novembre. TABUCHI Toshio maîtrise parfaitement son dessin, mais ses paysages urbains et ses personnages me donnent peu d’émotion. Lorsqu’il réduit la couleur à une
seule ou ne garde que le noir pour peindre à l’encre de chine des panneaux, des paravents ou les portes coulissantes d’un temple de monastère Zen, son art se dépouille de tout artifice pour aller
à l’essentiel et atteint une autre dimension. L’ego de l’artiste se dissout comme l’encre absorbée par le papier. Le trait devient transparent, la nature se fait abstraite comme si ses paysages
monochromes perdant leurs contours exprimaient la fragilité des formes.
MARDI 11 novembre
Vu “My Magic“ du Singapourien Eric Khoo. Une déception si on le compare à “Be with Me“, son film précédent, petite
merveille achromatique, mosaïque d’histoires en partie construites autour d’une femme aveugle et sourde dont le courage est profondément émouvant. Porté par sa grâce, “Be with Me“ redonne espoir.
Le voir allège. Malgré certaines scènes très touchantes, “My Magic“ ne possède pas le même impact. La rédemption de Francis, le colosse-magicien pèse son poids de souffrance. Son chemin de croix
passe par des scènes de tortures, d’auto-mutilations qui dérangent. Le monde dur et étouffant que décrit Eric Khoo s’oxygène au contact de la nature. Dans ses dernières minutes,
le récit glisse dans l’imaginaire, nous livre les images magiques que l’on attend du cinéma.
MERCREDI 12 novembre
Pierre de Bethmann en septet dans le cadre du “Festival Plus Loin“ au Sunside.
Pierre a reçu récemment une Victoire du Jazz, celle de l’album instrumental français pour
“Oui“, publié chez Nocurne en 2007. La musique énergique, puissante, traduit le jusqu’au-boutisme des solistes ; Pierre au Fender Rhodes jouant de longues phrases passionnées ;
David El Malek soufflant des notes brûlantes à l’alto ; Stéphane Guillaume décomposant
les harmonies des pièces jusqu’à plus soif, ses voicings chargés de notes tumultueuses. On respire un peu grâce à la voix de Jeanne Added qui vocalise sur les accords des
morceaux, (Altération, Air courbe), les deux saxophones les reprenant brièvement à l’unisson avant de se lancer à nouveau dans des chorus fiévreux. On sort de là un peu sonné
par toutes ces notes, convaincu par la grande technicité des musiciens, un peu moins par les compositions, des suites d’accords compliqués pensés par quelque cerveau surdimensionné. J’en discute
avec Pierre qui voit des mélodies partout dans le jazz moderne. J’entends des airs complexes et compliqués que l’on serait bien en peine de chantonner. Les mélodies simples, “mélodieuses“, font
aujourd’hui défaut. Des années d’études ou de conservatoire n’en donnent pas la clef. Normal. Ils habitent l’homme et ne se révèlent qu’à ceux qui les possèdent.
JEUDI 13 novembre
Lecture de “Europeana, une brève histoire du XXe siècle“, petit bouquin de Patrik
Ourednik publié aux éditions Allia, cadeau de Phil Costing. Cet érudit tchèque, traducteur de Jarry, Beckett,
Queneau et Michaux, nous livre une quantité gigantesque d’informations sur la folie des hommes au cours du siècle le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité,
et sur leurs descendants aspirant comme leurs pères à créer un homme nouveau, une ère post-humaniste pour un homme productif. L’auteur de ces pages, véritable monologue avare de ponctuations,
noie son pessimisme dans un humour grinçant et décalé, nous conte les pires méfaits d’une humanité livrée à des marchands et à des scientifiques qui fabriquent autant de misères qu’ils nous
livrent de progrès. L’auteur ne juge pas, expose froidement des faits, des théories philosophiques contradictoires, des idéologies folles dont beaucoup survivent aujourd’hui.
VENDREDI 14 novembre
Molly Johnson au Duc des Lombards. Après son remarquable Olympia de décembre
2004, la découvrir dans l’intimité d’une petite salle était par trop tentant. Formidable chanteuse dont la voix grave et puissante n’est pas dénuée de raucité, Molly ne tarda pas à convaincre le
nombreux public venu l’applaudir. Elle peut aisément bouleverser lorsqu’elle reprend In My Solitude ou Lush Life, ballades qu’elle chante avec beaucoup d’émotion. Très à l’aise
sur scène, elle parle facilement au public et le fait avec beaucoup d’humour comptant sur ses musiciens pour assurer la partie instrumentale d’un show quasi parfait. Robi Botos
étonnamment agile au piano, le fidèle Mike Downes à la contrebasse et Sebastiaan De Krom, batteur de Jamie Cullum, affichent des visages
heureux. Engagé quelques jours plus tôt pour cette tournée, Sebastiaan De Krom nous régala d’un solo de batterie d’une légèreté tout à fait adaptée au Duc. Confiante, Molly peut
chanter une bonne partie de “Lucky“ son dernier album, un opus plus jazz que les précédents. Il renferme Gee Baby, Ain’t It Good to You et Mean to Me, des blues qui passent bien
en concert, mais aussi le célèbre Ode to Billy Joe que Bobby Gentry nous fit connaître en 1967. Rain, évocation nostalgique de Montréal, fut suivi par un
magnifique Summertime en rappel.
SAMEDI 15 novembre
L'écoute de quelques-uns des 40 albums que réédite ECM en pochette digipack, plus précisément ceux que le label munichois
édita dans les années 70 et 80, m’inspire quelques réflexions. Le jazz sortait alors d’une période difficile. Sa forte politisation, sa radicalisation par des musiciens rejetant thèmes, tempos et
harmonies, avaient fait fuir une grande partie de son public. La pop était alors plus inventive. Ses ténors contestaient le système sans pour autant sacrifier leur esthétisme musical. Une nouvelle génération de jazzmen avait pourtant émergé. Michael Brecker ou
le triumvirat pianistique constitué par Chick Corea, Herbie Hancock et Keith Jarrett savaient faire parler d’eux. Les enfants de Miles
Davis créaient un jazz ouvert sur d’autres cultures. Le cas d'Hancock mis à part, la tentation technologique ne fut qu’une parenthèse dans leurs œuvres. Les jazzmen
d’aujourd’hui s’en sont beaucoup inspirés. Normal. On écoute toujours avec plaisir “Facing You“ ou “Belonging“ de Jarrett, les débuts de Pat Metheny sur ECM, les
vieux albums de Paul Motian et de Gary Burton ou les remarquables enregistrements que Corea effectua dans les années 80 au sein de son Trio
Music. Les musiciens talentueux d’aujourd’hui deviendront peut-être les modèles de demain. L’avenir nous dira lesquels. Et tournent les chevaux de bois...
Photos de Pierre de Bethmann et de Molly Johnson ©Pierre de Chocqueuse