Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 novembre 2015 2 24 /11 /novembre /2015 10:55
Poids lourds européens

Qu’ils soient belges (David Linx, Diederick Wissels), italiens (Paolo Fresu) ou allemands (Michael Wollny), les musiciens européens inventent un jazz qui possède ses propres couleurs, affiche sa différence, sa singularité. Moins teinté de blues que celui de leurs confrères afro-américains et proposant un autre swing, il n’en reste pas moins d’une grande richesse harmonique. Chroniques de deux opus très réussis témoignant de sa bonne santé et qu’il est impossible d’ignorer.

LINX • FRESU • WISSELS / HEARTLAND :

“The Whistleblowers” (Bonsaï / Tŭk Music / Harmonia Mundi)

Poids lourds européens

La trompette de Paolo Fresu assurant de délicats contre-chants, la voix rare et sensible de David Linx nous fait monter au ciel dès As One composition co-écrite par le chanteur et le pianiste Diederick Wissels qui ouvre cet album. Les deux hommes ont beaucoup travaillé ensemble et se connaissent depuis longtemps. Leur discographie commune comprend un enregistrement pour Universal en 2000 que personne n’a oublié. “Heartland” réunissait autour d’eux, Paolo Fresu, Palle Danielsson, Jon Christensen et des cordes arrangées par Wissels. Quinze ans plus tard s’ouvre un nouveau chapitre de ce groupe. Christophe Wallemme (contrebasse) et Helge Andreas Norbakken (batterie) entourent désormais le trio Linx, Fresu, Wissels et les cordes du Quartetto Alborada les accompagne dans cinq des treize plages de ce nouvel opus. Dus à Wissels, mais aussi à Margaux Vranken (As One), des arrangements raffinés habillent de vraies mélodies. “The Whistleblowers” (« Les donneurs d’alerte ») en est rempli et met du baume au cœur. David Linx y pose ses propres paroles et les confie à son chant, à sa voix très juste toujours placée aux bons endroits. This Dwelling Place, une ballade très simple et très belle, lui donne l’occasion de franchir les octaves. Paolo Fresu y prend un chorus de bugle aérien. Il confie au groupe la musique de Trailblazers, assure les obbligatos, puis porte seul la mélodie avant de la rendre au chanteur. Son instrument s’enrichit parfois d’effets électroniques (dans December et Lodge notamment) mais le trompettiste n’en abuse pas. Avec David, il préfère faire swinguer Paris qui en a aujourd’hui bien besoin, comme en témoigne une actualité mouvementée. De légères nappes de cordes enveloppent avec bonheur le morceau. Paolo souffle le thème de O Grande Kilapy, un instrumental, à l’unisson de la voix. On retrouve des cordes frémissantes dans Le Tue Mani, une autre ballade que David Linx chante en italien. On lui doit les paroles et la musique de The Whistleblowers, un morceau enlevé, espiègle et sautillant qui donne son nom à un album mémorable.

Michael WOLLNY : “Nachtfahrten” (ACT / Harmonia Mundi)

Poids lourds européens

Récipiendaire l’an dernier du Prix du Jazz Européen décerné par l’Académie du Jazz, le jeune pianiste Michael Wollny nous surprend et nous touche par un album crépusculaire très éloigné de ses disques précédents. Enregistré avec le bassiste suisse Christian Weber et Eric Schaefer, son batteur habituel dont la puissante grosse caisse est souvent mise en avant, “Nachtfahrten” que l’on peut traduire par “Trajets de nuits”, apparaît comme un voyage musical rassemblant quatorze pièces brèves aussi intenses qu’expressives. À ses compositions originales parfois teintées de romantisme (le sublime et schubertien Der Wanderer, mais aussi Metzengerstein, nom d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, parodie de conte fantastique allemand se déroulant en Hongrie) s’ajoutent de sombres improvisations collectives (Feu follet, Nachtmahr), des musiques de films (“Twin Peaks” et “Psychose”), une ballade de Guillaume de Machaut (1300-1377) et même une composition de Chris Beier avec lequel Michael Wollny étudia au conservatoire de Würzburg. Ces morceaux éclectiques font la part belle aux atmosphères, le pianiste affectionnant les morceaux en mineur, les tempos lents, les ambiances inquiétantes. Ses choix harmoniques le conduisent à privilégier les couleurs, à chercher la lumière derrière les ombres, le grand noir de la nuit. En témoigne une version surprenante d’Au Clair de La Lune au cours duquel après un éblouissant cache-cache, les notes se rencontrent et s’assemblent au moment de la coda. Jouant un piano sensible et minimaliste et disposant d’un toucher magnifique, Michael Wollny parvient à sublimer ce matériel thématique hétéroclite et à nous faire rêver.

Partager cet article
Repost0
17 novembre 2015 2 17 /11 /novembre /2015 10:09
Bruno ANGELINI : “Leone Alone” (Illusions/www.illusionsmusic.fr)

Dans la longue chronique que j’ai consacrée en juin dernier dans ce blog à “Instant Sharings”, le disque précédent de Bruno Angelini également de cette année, j’ai raconté avoir découvert ce pianiste avec “Never Alone”, un opus en solo de 2006, relecture onirique de “The Newest Sound Around”, célèbre album co-signé par Jeanne Lee et Ran Blake, un autre pianiste que j’affectionne. “Never Alone”, jamais seul, car comment l’être avec un piano pour s’exprimer, faire partager sa musique, ses émotions. Bruno Angelini, je l’ai bien sûr rencontré lors de ses concerts, sur la péniche l’Improviste avec Philippe Le Baraillec son complice qui enseigne comme lui à la Bill Evans Piano Academy. Pour ce dernier, j’ai écrit les notes du livret de “Involved”, un disque de 2011 produit par Jean-Jacques Pussiau, un ami de longue date. Philippe Ghielmetti en est un aussi. C’est lui qui supervisa les séances de “Never Alone” et qui fit enregistrer à Bruno son premier disque. Nous nous sommes connus à Paris Jazz Corner lorsqu’il débutait l’aventure de Sketch Records. J’ai appris à l’apprécier, à l’aimer. Sa qualité d’écoute est exceptionnelle et lorsqu’il m’a remis il y a quelques mois une copie du master de “Leone Alone”, enregistré en solo à la Buissonne, me demandant de l’aider à le sortir, j’ai très vite accepté, enthousiasmé par la prise de son de Gérard de Haro, par le piano accordé par Alain Massonneau et bien sûr par la musique, découverte sur cette même péniche en juin 2013.

Bruno ANGELINI : “Leone Alone” (Illusions/www.illusionsmusic.fr)

Sauf à de rares moments (les plages 10 et 14 du CD), il faut prêter une oreille attentive pour reconnaître les musiques qu’Ennio Morricone composa pour “Giu La Testa” (“Il était une fois la révolution”) et “Il Buono, Il Brutto, Il Cattivo” (“Le bon, la brute et le truand”), deux films de Sergio Leone. Comme l’a très justement écrit Vincent Cotro dans Jazz Magazine, les films de Leone « leur matière sonore inépuisable » inspirent les solos de Bruno. Ce sont leurs images qu’il poétise dans des improvisations colorées, parfois minimalistes, tant la musique prend le temps de respirer, de s’étaler sans jamais envahir. De toute beauté, l’harmonie structure les notes que pose un toucher délicat et sensible. Quelques effets sonores, de discrètes boucles de Fender s’ajoutent parfois au piano, donnent un effet miroir à des grappes de notes cristallines. Les tempos sont lents, rêveurs, hypnotiques. « Arrangements et improvisations de Bruno Angelini » indique la pochette. Leone n’est plus seul. Bruno réinvente la musique de ses films, en donne des images sonores inoubliables. Ce disque, les amateurs de beau piano devraient tous l’adopter. Avec le temps…

Concert de sortie au Sunside, mercredi 18 novembre à 21h00. Une recréation inédite de C’era una volta il West (“Il était une fois dans l’Ouest”) constituera le programme du second set auquel participera le saxophoniste Francesco Bearzatti (ténor et clarinette).

 

CD disponible contre 15€ (port payé) sur www.illusionsmusic.fr

Sergio Leone, Photo X/D.R. 

Partager cet article
Repost0
10 novembre 2015 2 10 /11 /novembre /2015 10:11
Joe Castro : fidèlement jazz

Oublié sauf des amateurs de Jazz West Coast, le pianiste Joe Castro réapparaît aujourd’hui grâce à la publication chez Sunnyside (distribué en France par Naïve) de “Lush Life, A Musical Journey” un coffret de six CD(s) entièrement constitué d’inédits. On le doit à Daniel Richard, infatigable chercheur de trésor explorant la jazzosphère en quête de précieuses pépites. Qu’il en soit remercié.

Joe Castro : fidèlement jazz

Joseph Armand Castro naquit en 1927 dans une obscure ville minière de l’Arizona. Installé en Californie, il parvint à se faire un petit nom dans le milieu du jazz de San Francisco, mais c’est après son service militaire que le destin lui sourit. En 1951, lors d’une tournée qu’il effectuait à Hawaï avec 3 Bees and a Queen, un groupe dont Ralph Peña fut un temps le bassiste (la chanteuse que l'on voit sur la photo en est Treasure Ford), il rencontra Doris Duke, unique héritière de James Buchanan Duke, magnat du tabac et de l’énergie électrique, la femme la plus riche du monde, à l’époque deux fois mariée et divorcée (son second mari était le diplomate et séducteur Porfirio Rubirosa). La liaison qu’il eut avec elle améliora nettement son ordinaire.

Joe Castro : fidèlement jazz

Occupant les somptueuses résidences de sa compagne, le pianiste y réunit souvent ses amis musiciens. En 1953, Doris Duke acquit Falcon Lair, la maison de Rudolph Valentino à Beverly Hills, et y installa un studio d’enregistrement. Surplombant le garage, la salle de musique contenait un Steinway de concert. Joe put ainsi jouer et enregistrer sa musique et les nombreuses jam sessions qui s’y déroulaient. Duke Farms, la propriété que Doris possédait dans le New Jersey fut également équipée pour des enregistrements. Doris finança également un label, Clover Records. Joe en assurait la direction artistique. De nombreuses heures de musique furent conservées, mais Clover ne publia qu’un seul album du pianiste, “Lush Life”, le dernier des trois disques qu’il édita sous son nom.

Joe Castro : fidèlement jazz

Après le décès de Joe Castro à Las Vegas en 2009, son fils cadet, James et Daniel Richard réunirent photos et documents sonores, se penchèrent sur des centaines de bandes magnétiques afin d’éditer ce premier coffret qui couvre la période 1954 - 1966. D’autres disques également inédits seront publiés en CD et en téléchargement, ce coffret Sunnyside ne constituant qu’une petite partie du matériel retrouvé.

Joe Castro : fidèlement jazz

Enregistrées à Falcon Lair au cours de l’été 1954, “Abstract Candy” (disque 1) réunit deux longues jam sessions. La première, en deux parties rassemble autour du pianiste John Anderson (trompette), Buddy Collette (flûte et clarinette), Buddy Woodson (contrebasse) et Chico Hamilton (batterie). Également improvisée et intitulée Abstract Sweet, la seconde réunit Hamilton, Castro et le bassiste Bob Bertaux.

Joe Castro : fidèlement jazz

Joe Castro ne participe pas à “Falcon Blues”, le second disque de ce coffret enregistré à Falcon Lair en 1955 et à Duke Farm en 1956. Teddy Wilson (photo) en est le pianiste et ses notes ont la légèreté, l’élégance aérienne des pas d’un danseur. En trio, mais surtout en quartette, un Stan Getz impérial (en 1955) et un Zoot Sims éblouissant (en 1956) se succèdent au saxophone ténor dans un répertoire de standards bénéficiant, comme ailleurs, d’une très bonne prise de son.

Joe Castro : fidèlement jazz

Sous le nom de “Just Joe” (disque 3) sont regroupées deux sessions enregistrées à Duke Farm les 4 et 5 février 1956. Au piano Joe Castro associe des lignes mélodiques raffinées à un jeu plus dur hérité des boppers, mais surtout Oscar Pettiford (en photo avec Joe Castro) tient la contrebasse et on mesure en l’écoutant le fossé qui le séparait de ses confrères sur le même instrument. Ses improvisations mélodiques sont pur bonheur et une leçon pour les bassistes d’aujourd’hui qui prennent trop souvent des chorus hors sujet. Pettiford est une exception, car à l‘époque le bassiste, pilier de l’édifice rythmique, est d’abord au service des solistes. Bon ami de Castro, il livre ici une version magistrale de Tricotism, un de ses thèmes les plus célèbres. Quatre des cinq plages enregistrées le 5 réunissent deux géants du saxophone : Zoot Sims et Lucky Thompson dont la sonorité exquise illumine ces sessions.

Joe Castro : fidèlement jazz

Après avoir travaillé en trio dans les clubs de New York, Joe Castro retrouva Los Angeles en 1958 et y créa un quartette avec Teddy Edwards au saxophone ténor, Leroy Vinnegar à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie. Les musiciens travaillaient leurs morceaux à Falcon Lair et de nombreux thèmes y furent enregistrés. “Feeling the Blues” (disque 4) en rassemble une dizaine. C’est avec ce groupe que Joe enregistra en 1960 pour Atlantic “Groove Funk Soul”, son second disque, et l’année suivante sous le nom de Teddy Edwards la moitié de “Sunset Eyes” pour Pacific Jazz et “Teddy’s Ready !” pour Contemporary. Grand technicien, saxophoniste à la sensualité toute féline, Edwards excelle dans le blues, mais aussi dans les ballades. Autumn leaves « in progress », avec faux départs et prises avortées, en donne un aperçu.

Joe Castro : fidèlement jazz

On retrouve Teddy Edwards dans les rangs du big band que Joe Castro mit sur pied en février 1966 pour “Funky Blues” (disque 5), un album destiné à paraître sur Clover Records, mais qui ne vit jamais le jour. Le pianiste en écrivit lui-même les arrangements et chargea le trompettiste Al Porcino de rassembler des musiciens et de coordonner les séances d’enregistrements. Quatre sessions furent organisées à Hollywood, les deux premières aux Studios United Recorders le16 février et le 2 mars, les deux dernières au Studio RCA Victor le 27 mai. De nombreux musiciens de l’orchestre nous sont familiers. Conte Candoli et Stu Williamson apparaissent dans la section de trompette et Franck Rosolino dans celle des trombones. Anthony Ortega, Bob Cooper et Teddy Edwards en sont les principaux saxophonistes, la section rythmique comprenant Howard Roberts ou Ron Anthony à la guitare, Leroy Vinnegar à la contrebasse, Larry Bunker ou Clarence Johnston à la batterie. Si Castro en est l’un des principaux solistes, il accorde beaucoup de place à Edwards qui intervient dans ses propres compositions et dans celles, nombreuses, de Vinnegar, grand spécialiste de la walkin’bass qui, en décembre 1960 et en janvier 1961, se produira avec Castro et le batteur Charles Bellonzi (photo) au Mars Club de Paris.

Joe Castro : fidèlement jazz

Teddy Edwards (photo) est également à l’honneur dans “Angel City” (disque 6), un album du saxophoniste que Clover aurait dû éditer mais qui resta à l’état de bandes magnétiques. Edwards en écrivit les arrangements et l’enregistra en tentet au Sunset Sound Studio d’Hollywood, le 1er mars et le 4 mai 1966, Jack Wilson remplaçant Joe Castro au piano lors de cette seconde séance. Son originalité est liée à la présence d’un quatuor de trombones qui, associée à la trompette de Freddie Hill, donne à l’orchestre une sonorité spécifique. En grande forme, Teddy Edwards est le principal soliste d’un jazz aux riffs efficaces. Leroy Vinnegar et Carl Lott (batterie) assurent une rythmique musclée, Bear Tracks trempant même quelque peu dans le rock’n’roll.

Pour tout savoir sur Joe Castro, sa vie, son œuvre : www.joecastrojazz.com

 

PHOTOS : James Castro © George Hurrell / James Castro Collection – 3 Bees & A Queen © Romaine / James Castro Collection – James Castro & Doris Duke © James Castro Collection – Joe Castro (photo de presse) © James J. Kriegsmann / James Castro Collection – Teddy Wilson © photo X/D.R. – Joe Castro & Oscar Pettiford © Chuck Lilly / James Castro Collection  – Leroy Vinnegar, Charles Bellonzi & Joe Castro au Mars Club, Paris décembre 1960 © Jean-Philippe Charbonnier / James Castro Collection – Teddy Edwards © Ray Avery.

 

Joe Castro : fidèlement jazz
Partager cet article
Repost0
26 octobre 2015 1 26 /10 /octobre /2015 09:20
Géraldine LAURENT : “At Work” (Gazebo / L’Autre Distribution)

Géraldine Laurent n’aime pas trop les studios d’enregistrement. Elle préfère la scène, le contact avec le public. Peu de disques existent sous son nom. Telle une apparition, elle a brusquement surgi sur la scène du jazz, à Calvi, en 2005, son énergique jeu d’alto allant de pair avec une assurance confondante. Après deux albums pour Dreyfus Jazz, en 2007 et 2010, et le Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz en 2008, Géraldine, quarante ans et à la tête d’un (presque) nouveau quartette, ose aujourd’hui avec “At Work” une nouvelle aventure. Produit par Laurent De Wilde, enregistré dans les studios Vogue de Villetaneuse, l’album réunit six compositions originales et trois standards dont deux classiques du bop, Epistrophy de Thelonious Monk et Goodbye Porkpie Hat de Charles Mingus. Après avoir beaucoup joué les morceaux des autres, repris le répertoire de compositeurs qu’elle admire, elle ressent le besoin de créer le sien, de le confier à son saxophone et à ses musiciens.

Géraldine LAURENT : “At Work” (Gazebo / L’Autre Distribution)

Naguère membre du Time Out Trio avec lequel Géraldine Laurent enregistra son premier disque, le fidèle Yoni Zelnik assure toujours à la contrebasse. Il fallait un batteur au jeu ouvert et inventif capable de s’entendre avec lui et de faire rebondir la musique. Donald Kontomanou qui joue avec Yoni dans le quartette de la pianiste Leïla Olivesi correspondait au profil. Le choix de Paul Lay comme pianiste s’est également imposé. Musicien cultivé, fin connaisseur de l’histoire du jazz, capable de lire à vue de difficiles partitions de musique contemporaine, il éblouit ici par sa capacité à imaginer et à enrichir la musique par des dissonances, des accords altérés, des clusters qui la rendent singulièrement vivante. Ce qu’écrit Géraldine n’est pas spécialement facile, mais malgré de nombreux décalages harmoniques et rythmiques, la complexité de ses compositions n’est jamais apparente, tant sa musique coule, fluide, comme un fleuve vers la mer. Le jazz qu’elle joue est bel et bien moderne, mais ses racines nous plongent dans les années 60, lorsque les jazzmen n’avaient pas encore délaissé le swing associé au ternaire pour un jazz plus froid, plus libre et plus contestataire. Parfaitement en phase avec son époque, Géraldine garde en mémoire ce passé. Charlie Parker, Johnny Hodges, Paul Desmond mais aussi des ténors, Stan Getz et Sonny Rollins, se font entendre dans son alto. Elle a souvent repiqué leurs solos ce qui explique que les lignes mélodiques de ses compositions évoquent des morceaux que les labels Blue Note, Prestige ou Riverside auraient pu publier.

Géraldine LAURENT : “At Work” (Gazebo / L’Autre Distribution)

Contrebasse et batterie donnent à Odd Folk son mouvement régulier. Le thème est une simple ritournelle. Géraldine enroule ses phrases autour de la mélodie, la développe, en poétise les notes pour les rendre lyriques. Dans les ballades, Chora Coraçao composé par Antonio Carlos Jobim, N.C. Way (N.C. : Niort City, la ville natale de Géraldine), ou dans Another Dance, une valse lente à trois temps, son alto sensible chante des notes capiteuses et chaudes. Sur tempos rapides, une Géraldine impétueuse les souffle avec fièvre, les étrangle pour mieux les dompter. At Work, le seul morceau en majeur de l’album, fait tourner un riff de bop acrobatique. On se demande comment, à cette très grande vitesse, la rythmique ne perd pas de vue les solistes, Géraldine mais aussi Paul Lay dont ne sait jamais ce qu’il va inventer, qui étonne par ses ambiguïtés harmoniques, ses accords inattendus. Sous ses doigts, Epistrophy se transforme, hérite d’un autre piano, se refait une jeunesse. Monk là haut doit en être tout ébaudi. Osez donc Géraldine !

Concert le 2 novembre au Duc des Lombards (19h30 et 21h30)

 

Photos : Géraldine Laurent © Marc Rouve - Géraldine Laurent Quartet © Benoît Erwann Boucherot

Partager cet article
Repost0
19 octobre 2015 1 19 /10 /octobre /2015 09:18
Cécile & Aaron : The Mack Avenue Connection

Cécile McLORIN SALVANT : “For One to Love”

(Mack Avenue / Harmonia Mundi)

Cécile & Aaron : The Mack Avenue Connection

Dès les premières mesures de Fog, un des morceaux qu’elle a composé, la voix chaude et veloutée de Cécile McLorin Salvant subjugue. On l’écoute, la chair de poule au corps et au cœur. Impossible de chanter mieux. Sa large tessiture lui permet de changer d’octave, de se livrer à des acrobaties qui n’altèrent en rien sa justesse. Au début de Fog, elle semble jaillir de la cymbale que fouette Lawrence Leathers, le batteur de son quartette. L’effet est surprenant. À la contrebasse, Paul Sikivie. Au piano, Aaron Diehl, un orchestre à lui seul, émerveille. Fog fait entendre plusieurs changements de tempo. Les passages rapides en ternaire sont un vrai bonheur. Du jazz à l’ancienne, mais porté par un pianiste qui, le blues plein les doigts, lui apporte des couleurs et des harmonies contemporaines. Capable d’aborder tous les styles, Diehl adapte son jeu au répertoire de Cécile. Outre ses propres thèmes, pour la plupart très réussis (j’aime moins Left Over qu‘elle chante avec une voix de petite fille), elle reprend avec bonheur Le Mal de Vivre qu’interprétait Barbara, mais aussi plusieurs extraits de comédies musicales. Tiré de “West Side Story” et bénéficiant d’une improvisation judicieuse de son pianiste, Something’s Coming est une réussite. Wives and Lovers également. Mais Stepsisters’ Lament (“Cendrillon”) et The Trolley Song, une des chansons de “Meet Me in Saint-Louis” (“Le Chant du Missouri”), passent moins bien. Cécile minaude, en fait trop, et agace dans ces pièces trop datées à mon goût. Si “For One to Love” confirme la naissance d’une grande chanteuse et contient de grands moments, “Woman Child”, son disque précédent, me séduit davantage.

Aaron DIEHL : “Space Time Continuum”

(Mack Avenue / Harmonia Mundi)

Cécile & Aaron : The Mack Avenue Connection

Publié un peu avant l’été, le nouvel album d’Aaron Diehl, est quant à lui très réussi. Conçu comme une suite, il met en évidence les qualités d’arrangeur du pianiste, qui autour de sa section rythmique – David Wong à la contrebasse et Quincy Davis à la batterie – fait tourner des souffleurs de plusieurs générations. Après une version acrobatique et en trio d’Uranus, un thème que Walter Davis Jr. écrivit dans les années 70 pour Art Blakey et ses Jazz Messengers, Dahl introduit son premier invité. Né en 1929, Joe Temperley remplaça un temps Harry Carney au sein de l’orchestre de Duke Ellington. Employé depuis plusieurs années par Wynton Marsalis, ce musicien expressif et chaleureux dont le saxophone baryton émet un léger vibrato se voit confier la mélodie de The Steadfast Titan que Billy Strayhorn aurait pu composer. Dahl a également convié deux saxophonistes ténor à participer à ce projet. Dans Kat’s Dance, Stephen Riley impressionne par le souffle volumineux qui accompagne ses notes. On pense à Coleman Hawkins, à Ben Webster, aux grands anciens dont les fantômes hantent cet album. Benny Golson, également né en 1929, n’en est pas encore un. On est même surpris de l’entendre jouer aussi bien. Sa sonorité reste moelleuse, son phrasé fluide. La trompette de Bruce Harris, jeune espoir de l’instrument, intervient dans deux morceaux. L’un d’eux, Space Time Continuum (paroles de Cécile McLorin Salvant), fait également entendre la chanteuse Charenee Wade, beaucoup plus convaincante que dans son propre disque, “Offering”, consacré aux musiques de Gil Scott-Heron et de Brian Jackson. S’il laisse beaucoup de place à ses musiciens, Aaron Diehl prend aussi des chorus – celui, superbe, de Santa Maria au sein duquel il évoque fugacement Maria de “West Side Story” –, assure les liaisons, reprend la main pour relancer ou conclure. Enraciné dans le jazz, son piano élégant chante et enchante. A la virtuosité, il préfère les tempos vifs et ternaires qui donnent du poids à ses silences, à se notes économes trempées à même le swing. Un must tout simplement.

Cécile & Aaron : The Mack Avenue Connection

Cécile McLorin Salvant © Mark Fitter – Cécile McLorin Salvant & Aaron Diehl © Photo X/D.R.

Partager cet article
Repost0
12 octobre 2015 1 12 /10 /octobre /2015 08:26
John TAYLOR : “2081” (Cam Jazz / Harmonia Mundi)
John TAYLOR : “2081” (Cam Jazz / Harmonia Mundi)

Commandée à John Taylor par la BBC Radio 3 pour le Cheltenham Jazz Festival, écrit pour un octette, mais enregistrée par un quartette à l’instrumentation inhabituelle – piano, voix, tuba, batterie –, la musique de ce disque est tout aussi originale qu’inattendue. Autour de John deux de ses fils : Alex, chargé des parties vocales et Leo de la batterie. Batteur du groupe The Invisible, ce dernier enveloppe les compositions du pianiste dans des rythmes binaires qu’il rend souples et légers. Rythmant également la partition, un tuba confié à Oren Marshall, un proche de la famille, assure les basses et, à l’instar d’un cor d’harmonie, prend plusieurs chorus mélodiques (l’introduction du morceau 2081 lui est également confiée). La musique est pourtant loin d’évoquer les débuts du jazz et ses fanfares. Au service d’une nouvelle de l’écrivain américain Kurt Vonnegut Jr. publiée en 1961 sous le titre d’Harrison Bergeron (Pauvre Surhomme en français), elle est même résolument contemporaine avec un piano qui privilégie les couleurs harmoniques, met en valeur les mélodies mélancoliques de John et les textes d’Alex, l’auteur du livret de cet opéra de poche inclassable, du jazz posé sur un mélange de folk-rock typiquement britannique. On pense aux bons groupes anglais des années 60 et 70, à Genesis (la mélodie superbe de Deer On The Moon que dévoile le piano associé au tuba) à Nick Drake aussi, lorsque la pop music était inventive et raffinée. Mais ici point de guitares. Le piano suffit à donner un écrin à la voix, à nourrir la musique, à la rendre touchante. Cet opus atypique témoigne de l’ouverture d’esprit de John Taylor et ne peut que nous faire regretter sa soudaine disparition.

John TAYLOR : “2081” (Cam Jazz / Harmonia Mundi)

Cam Jazz publie autour du 15 octobre un autre album de John Taylor en duo avec son vieux complice Kenny Wheeler disparu en septembre 2014. Les deux hommes l’enregistrèrent il y a plus de dix ans, en mars 2005. Sachant qu’il allait enfin paraître, le pianiste prit le temps de rédiger un texte un texte en la mémoire du trompettiste sous une forme épistolaire : « Ce fut pour moi un privilège de jouer avec toi et j’aurais aimé que tu puisses écouter la musique de ce disque avec moi ». J’aime à penser qu’ils font à nouveau de la musique ensemble, là haut, quelque part. “On the Way to Two” réunit dix morceaux, la plupart de Wheeler. Tour à tour véloce et tendre, ce dernier impose sa sonorité travaillée, son phrasé raffiné, un langage mélodique parfois sombre et soucieux. Une longue et émouvante version de A Flower is a Lovesome Thing (Billy Strayhorn) conclut cet opus plus conventionnel. Constamment à l’écoute de la trompette (ou du bugle), Taylor y joue un piano magnifique.

John TAYLOR : “2081” (Cam Jazz / Harmonia Mundi)

Photos : John, Alex, Leo Taylor & Oren Marshall © Andrea Boccalini

John Taylor & Kenny Wheeler © Peter Bastian

Partager cet article
Repost0
28 septembre 2015 1 28 /09 /septembre /2015 09:50
Chi va piano, va sano

Qui va doucement, va sûrement : cette maxime s’applique bien à Antonio Faraò et à Enrico Rava qui jouent une musique souvent modale. Ralentissant le rythme harmonique, elle laisse une grande liberté, un large espace aux solistes. Italiens tous les deux, Faraò et Rava ont été influencé par Miles Davis qui en 1959 avec “Kind of Blue” fut le premier jazzman à libérer l’improvisation des accords. Dans “Boundaries”, Antonio Faraò reprend des thèmes d'Herbie Hancock et de Tony Williams, compagnons de Miles dans une aventure mélodique qui dura plusieurs années. Quant à Enrico Rava, il est devenu trompettiste après avoir entendu dans sa jeunesse un concert de Miles à Turin. Tous deux sortent de nouveaux albums. En voici les chroniques.

Chi va piano, va sano

Antonio FARAÒ :

“Boundaries” (Verve / Universal)

-Après “Domi” (2011), en trio avec Darryl Hall et André Ceccarelli et “Evan” (2013) qui réunit Joe Lovano, Ira Coleman et Jack DeJohnette, le pianiste Antonio Faraò continue de nous séduire par un jazz souvent modal au lyrisme très convaincant. “Boundaries” rassemble un quartette de musiciens italiens qui nous sont familiers. Collaborateur occasionnel de Richard Galliano, Mauro Negri a également travaillé avec Enrico Rava et Aldo Romano, enregistrant plusieurs disques avec eux (“Just Jazz” d’Aldo en 2008). Il délaisse ici la clarinette, lui préférant des saxophones ténor et soprano. Faraò retrouve Martin Gjakonovsky, un bassiste avec lequel il joue souvent. Mauro Beggio, le batteur, a également accompagné Rava, mais aussi Enrico Pieranunzi, Franco d’Andrea et Stefano Bollani.

Chi va piano, va sano

Dès Boundaries,la première plage qui donne son nom à l’album, la musique évoque le second quintette de Miles Davis, lorsque Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams entouraient le trompettiste. Une musique vive, brillamment sous tension en résulte. L’influence d’Hancock est bien sûr perceptible dans les choix harmoniques de Faraò qui n’hésite pas à reprendre son Maiden Voyage, à lui apporter un nouvel arrangement qui modifie son balancement et le rend très différent. Hand Jive de Williams que l’on trouve dans “Nefertiti”, un des plus beaux fleurons de la discographie de Miles, est également au programme d’un album qui est loin d’un pastiche davisien. Mauro Negri ne cherche nullement à jouer comme Shorter et la rythmique aussi souple que percutante, apporte ses propres tempos et personnalise autrement la musique. Le pianiste a composé les autres thèmes de l’album. Coolfunk et Not Easy, pièces dans lesquelles Luigi Di Nunzio se joint au quartette au saxophone alto, le montre plus énergique que d’habitude. Il attaque ses notes avec une agressivité inhabituelle, leur donne swing et intensité. My Sweetness résume bien le piano de Faraò : un beau toucher, un phrasé fluide, des harmonies raffinées. Avec lui, point de notes inutiles mais une technique toujours au service d’une ligne mélodique qui se laisse tendrement fêter.

Chi va piano, va sano

Enrico RAVA Quartet

+ Gianluca PETRELLA : “Wild Dance” (ECM / Universal)

-Enrico Rava sait bien s’entourer. Après avoir bénéficié des pianistes Stefano Bollani puis du jeune Giovanni Guidi, grand espoir du jazz transalpin, le trompettiste travaille depuis deux ans avec un nouveau quartette comprenant le guitariste Francesco Diodati et le batteur Enrico Morello. Le bassiste de la séance Gabriele Evangelista est une vieille connaissance, de même que le tromboniste Gianluca Petrella qui fut membre à part entière du quintette de Rava avant de poursuivre une carrière sous son nom. Présent dans de nombreuses plages, principal soliste dans F. Express, un des grands moments de l’album, il apporte une voix bienvenue, tant dans l’exposé de certains thèmes à l’unisson avec la trompette (Infant, une des courtes pièces qui relève du bop ; Wild Dance, morceau de forme chorale) que dans les dialogues que s’offrent leurs instruments, le trombone fournissant dans Not Funny un habile contrepoint à Rava. Loin d’enfermer les solistes dans des structures rigides, la section rythmique très souple, leur donne beaucoup d’espace, assure une pulsation régulière qui sied au tempo rubato des solistes.

Chi va piano, va sano

Simples, souvent mélancoliques, les compositions de Rava font aussi part belle à sa trompette. Dans les ballades, (Diva qui ouvre l’album), l’instrument chante sur les nappes sonores que crée la guitare. Musicien habile, Francesco Diodati sait varier ses effets et apporte bien des couleurs à la musique. Un long chorus lui est dévolu dans Space Girl construit sur une courte phrase mélodique servant d’ostinato. Dans Overboard, il étire longuement ses notes, le sustain qui les prolonge les plongeant dans le rock. Co-signée par tous les musiciens, Improvisation, la pénultième pièce de l’album, témoigne de la complicité qui les unit. Trompette et trombone mêlent leurs timbres, croisent et décroisent leurs lignes mélodiques, créant un va-et-vient de sonorités fugitives. Presque tous les morceaux ont d’ailleurs été enregistrés en une seule prise, ce qui leur donne une fraîcheur appréciable.

PHOTOS : Antonio Faraò Quartet © Carlo Cantini - Enrico Rava © Andrea Boccalini

Partager cet article
Repost0
22 septembre 2015 2 22 /09 /septembre /2015 09:00
Stanley COWELL : “Juneteenth” (Vision Fugitive / H. Mundi)
Stanley COWELL : “Juneteenth” (Vision Fugitive / H. Mundi)

Ce disque a une histoire : en 2006, Philippe Ghielmetti contacta Stanley Cowell pour lui faire enregistrer un album relatant la lutte des afro-américains pour l’obtention de leurs droits civiques, une musique porteuse de la mémoire du crime de l’esclavage et qui raconte le jazz. Le pianiste refusa pour finalement accepter. Une séance d’enregistrement fut programmée mais Philippe ne parvint pas à la financer. Cowell remania alors son travail, le transformant en une longue pièce pour orchestre symphonique, chœur et électronique. Intitulée Juneteenth Suite (contraction de June Nineteenth) en souvenir du 19 juin 1865, jour de l’abolition de l’esclavage dans l’état du Texas et désormais fête traditionnelle de la liberté des Noirs américains, l’œuvre fut jouée dans plusieurs universités outre-Atlantique.

Stanley COWELL : “Juneteenth” (Vision Fugitive / H. Mundi)

Grâce à l’opiniâtreté de Philippe et de Vision Fugitive, elle voit aujourd’hui le jour dans une réduction pour piano. Un écho lointain du célèbre We Shall Overcome la précède. Sombre comme l’a souvent été l’histoire de l'Amérique et comme elle l’est malheureusement encore (ces jeunes Noirs tués récemment par des policiers racistes), mais aussi porteuse d’espoir et de lumière, la musique que joue Stanley Cowell est mémoire. La guerre de Sécession la traverse. D’innombrables lynchages aussi. L’époque où, dans le Sud, cette pratique était un passe-temps collectif n’est pas si lointaine. Pour illustrer ces évènements peu glorieux, le pianiste adopte un jeu sobre, fait entendre un piano trempé dans des musiques authentiquement américaines. Le blues, le gospel y sont omniprésents. Le jazz y montre ses origines, déploie ses couleurs et sa modernité. Juneteenth Recollections, une relecture spontanée de la Juneteenth Suite, ferme l’album. Emmanuel Guibert en a réalisé la couverture. Un magnifique livret de photographies (36 pages) l’accompagne. Le considérant comme une œuvre essentielle du patrimoine musical américain, le New York Times en a salué la parution. Il est bien sûr indispensable.

Photo Stanley Cowell © Maxime Pécheteau

Partager cet article
Repost0
20 juillet 2015 1 20 /07 /juillet /2015 09:00
Sons d'été

Sept CD(s) capiteux pour l’été, certains plus récents que d’autres, mais tous parus cette année. Une sélection pour le moins éclectique dans laquelle le jazz rencontre parfois d’autres musiques. Ce ne sont pas des disques « repêchés » bien que les textes que je consacre à ces albums soient plus courts que d’habitude. J’ai seulement hâte de mettre les pieds dans l’eau, de voir de plus près les nuages. Ces sont mes dernières chroniques de disques avant la rentrée. Puissent-elles vous donner envie de passer de bons moments avec eux.

Sons d'été

Sinne EEG - Thomas FONNESBÆK : “Eeg / Fonnesbæk” (Stunt / UVM)

-Ce n’est pas la première fois que Sinne Eeg se fait accompagner par une seule contrebasse. “Face the Music”, son disque précédent, Prix du Jazz Vocal 2014 de l’Académie du Jazz, contient deux plages avec Thomas Fonnesbæk. Mais c’est un album entier qu’elle enregistre ici avec lui. On pense bien sûr à Sheila Jordan qui après avoir gravé en 1962 une version de Dat Dere en duo avec Steve Swallow, a beaucoup pratiqué l’exercice, avec Arild Andersen, puis plus tard avec Harvie Swartz et Cameron Brown. La chanteuse danoise relève audacieusement le défi, pose sa voix très juste sur les standards qu’ils reprennent. La contrebasse donne le tempo, joue ses propres lignes mélodiques, commente, instaure un dialogue permanent. Une musique d’une grande fraîcheur en résulte.

Sons d'été

Kevin HAYS : “New Day” (Sunnyside / Naïve)

-Ce disque de Kevin Hays surprend par son instrumentation inhabituelle. Batterie et contrebasse (ou basse électrique) apportent une solide assise rythmique à l’harmonica de Grégoire Maret et aux guitares de Tony Scheer qui avec Hays se partagent les chorus. Ce dernier utilise divers claviers mais joue surtout du Fender Rhodes, instrument dont il est un des grands spécialistes. Plus étonnant, le pianiste chante dans de nombreux morceaux de l’album, “New Day” s’ouvrant aussi au blues, au folk, au rock, à bien d’autres musiques que le jazz. Hays reprend d’ailleurs Sugar Man de Sixto Díaz Rodríguez dont un film de 2012 (“Searching for Sugar Man”) raconte l’histoire singulière. Highwayman, une des grandes compositions de Jimmy Webb est également au programme de ce disque éclectique.

Sons d'été

Magnus HJORTH Trio : “Blue Interval” (Stunt / UVM)

-Marcus Roberts qui adore ce disque n’hésite pas à écrire que son auteur, un pianiste de 33 ans né en Suède et habitant le Danemark, est à la tête de l’un des meilleurs trios de jazz qu’il a écouté depuis longtemps. Enregistré en mai 2013, “Blue Interval” révèle un pianiste de jazz aux racines évidentes. Loin de copier ses maîtres dont il a assimilé le savoir (Hank Jones, Kenny Barron et Marcus Roberts, l’auteur des notes de pochette de l’album), Magnus Hjorth réactualise un genre que d’autres avant lui ont ouvert au be-bop. Le blues dans les doigts, il swingue avec l’élégance d’un Ahmad Jamal, joue avec une sensibilité et une profondeur qui fait souvent défaut aux musiciens actuels.

Sons d'été

Laurent MIGNARD Duke Orchestra : “Duke Ellington Sacred Concert” (Juste une trace / Socadisc)

-En octobre 2014, Le Duke Orchestra que dirige Laurent Mignard fit sensation avec le concert des Musiques Sacrées de Duke Ellington qu’il donna en l’église de la Madeleine à Paris. L’événement fut enregistré et filmé. Les titres réunis sur le CD audio bénéficient d’une bien meilleure prise de son que les originaux enregistrés par le Duke. Quant aux images du DVD, elles sont réellement superbes. Ajoutons que Mignard a eu l’habileté de bâtir le programme de son concert avec les meilleurs moments des trois “Sacred Concerts” que donna Ellington. Pour ce faire, il parvint à réunir plus de 160 artistes. Le Duke Orchestra au grand complet, Mercedes Ellington en récitante, les voix de Nicolle Rochelle, Sylvia Howard et Emmanuel Pi Djob, le danseur de claquettes Fabien Ruiz, mais aussi plusieurs chorales dont l’ensemble Les Voix en Mouvement soulevèrent ce soir là des montagnes.

Sons d'été

Leïla OLIVESI : “Utopia” (Jazz & People / Harmonia Mundi)

-On connaît depuis longtemps la pianiste aux harmonies légères et délicates. Les membres de son quartette, le guitariste Manu Codjia, le bassiste Yoni Zelnik et le batteur Donald Kontomanou nous sont également familiers. Avec “Utopia”, on découvre une musicienne qui soigne la forme de ses compositions, leur apporte de nouvelles couleurs, mais aussi d’autres rythmes. Pour ce faire, Leïla Olivesi a convaincu le saxophoniste David Binney d’être ici de l’aventure. Son saxophone alto donne du muscle et modernise une musique onirique inspirée par les écrits de l’écrivain Cyrano de Bergerac (1619-1655). Textes utopistes littéraires et philosophiques, “Les états et empires de la lune” et “Les états et empires du soleil” semblent avoir libéré l’imagination de la pianiste qui, pour l’occasion, donne joliment de la voix.

Sons d'été

Enrico PIERANUNZI - Federico CASAGRANDE : “Double Circle” (Cam Jazz / Harmonia Mundi)

-On ne présente plus Enrico Pieranunzi, l’un des plus grands pianistes européens, un maître, un poète qui fait chanter ses notes. Moins célèbre, Federico Casagrande quitta Trévise, sa ville natale pour étudier la guitare au Berklee College of Music de Boston. S’il habite Paris depuis plusieurs années, c’est à Udine qu’il a rencontré Pieranunzi. Séduit par son talent, ce dernier lui a proposé d’enregistrer ce disque, une conversation sereine et intimiste entre un piano et une guitare, mais aussi des échanges plus vifs, le bagage technique des deux hommes qui ont co-signé plusieurs morceaux leur permettant toutes les audaces. “Double Circle” contient des compositions d’un grand lyrisme. La seule reprise est Beija Flor, un thème qu’Eddy Louiss et Richard Galliano ont naguère mis à leur répertoire. Ce jazz raffiné et paisible est le fruit d’une belle rencontre.

Sons d'été

Joanna WALLFISCH : “The Origin of Adjustable Things” (Sunnyside / Naïve)

-Fred Hersch ne tarit pas d’éloges sur cette jeune et jolie chanteuse britannique qui vit à New York depuis 2012. Outre une voix envoûtante, elle écrit et compose des chansons poétiques aux mélodies séduisantes. Assurant les claviers et jouant un magnifique piano, Dan Tepfer auquel on doit aussi la prise de son remarquable de l’album, apporte de délicats arrangements minimalistes qui renforcent l’aspect onirique de la musique. Éclectique, flirtant avec le folk, Joanna Wallfisch reprend aussi bien des standards du jazz (Never Let Me Go, Wild Is The Wind) que le très beau Song to a Siren de Tim Buckley dans ce disque très attachant.

"Sons d'été", photo  X/D.R.

Partager cet article
Repost0
15 juillet 2015 3 15 /07 /juillet /2015 09:33
Une Melody inoubliable

Elle n’a enregistré que quatre albums, mais Melody Gardot sait faire parler d’elle et soigne son image. La chanteuse qui a séduit les amateurs de jazz avec “My One and Only Thrill” est aussi une pop star qui joue de la guitare électrique. Salué par une presse unanime, disque d’or en France trois semaines après sa sortie, “Currency of Man”, son nouvel album réalisé à l’ancienne, mélange heureux de jazz, de soul, de blues et de gospel, est sa plus grande réussite.

Melody Gardot n’a pourtant pas toujours eu bonne presse. Plus proche du fado que de la musique brésilienne, “The Absence” son disque précédent fut plutôt mal reçu par les critiques de jazz. En France, on aime classifier, placer les artistes dans des cases. Melody Gardot qui change de musique à chaque album dérange et déconcerte. Une blanche à la voix sensuelle et chaude qui chante comme une noire ne plait guère aux puristes, aux dogmatiques du jazz. On lui reproche de remplir les salles avec une musique facile, de la variété sophistiquée. On jalouse son succès. C’est oublier qu’elle écrit elle-même ses chansons, que ses concerts sont de vrais spectacles, et qu’elle apporte un soin maniaque à la production de ses disques.

Une Melody inoubliable

Prélude aux trois concerts qu‘elle donna à l’Olympia, celui qu’elle offrit le 24 juin dernier au public de l’Archéo Jazz Festival de Blainville-Crevon, un show inoubliable sous chapiteau, fut l’occasion pour la chanteuse de roder le répertoire de son nouveau disque. Elle pourrait s’offrir de meilleurs musiciens mais ceux qui l’entourent (trois souffleurs, un clavier, un guitariste, un bassiste jouant plus souvent de la basse électrique que de la contrebasse et un batteur bûcheron dont les bras sont de vrais troncs d’arbre) assurent parfaitement et anonymement leur travail. À part quelques thèmes qui la voient s’accompagner au piano, Melodie Gardot, large chapeau à la Zorro, pantalon en cuir et chemisier noir, les yeux dissimulés par d’épaisses lunettes, assure à la guitare rythmique et parfois au piano. Elle possède une réelle présence scénique, dialogue souvent en français avec un public dont elle fait chanter sa musique.

Une Melody inoubliable

Melody GARDOT : “Currency of Man” (Decca / Universal)

Bien qu’enregistré à Los Angeles, “Currency of Man” porte les rythmes et les couleurs de Philadelphie, sa ville natale. Les musiciens l’ont enregistré dans les conditions du direct, dans une seule et même pièce. Ils jouent souvent avec un léger retard sur le temps, ce qui donne à la musique une coloration soul, un groove bien plus présent. Il existe deux versions de l’album. La première sous boîtier plastique comprend dix morceaux. La seconde, un digipack, les place dans un ordre différent. Cinq autres plages s’y ajoutent. Habilement agencés, ils constituent une suite, se donnent la main sans s’interrompre. C’est bien sûr cette dernière qu’il faut vous procurer.

Une Melody inoubliable

Six ans après “My One and Only Thrill”, Melody Gardot retrouve Larry Klein. Il a produit de grands disques de Joni Mitchell, Madeleine Peyroux, Herbie Hancock (“River : the Joni Letters”, “The Imagine Project”) et sait habilement guider ses artistes tout en leur laissant tout pouvoir de création. La chanteuse souhaite un disque que l’on peut écouter de bout en bout, avec des morceaux s’enchainant les uns avec les autres, comme l’histoire du rock et sa « décade prodigieuse » (1967-1976) en ont parfois produits. Un disque enregistré comme naguère sur bandes analogiques afin de lui donner une sonorité chaude, moelleuse et que les timbres des instruments soient parfaitement audibles. Son diapason est également plus bas. Melody l’a voulu ainsi car parfaitement adapté à son chant, le la à 432 (au lieu de 440) donne une sonorité plus naturelle à la musique.

Une Melody inoubliable

Ayant eu l’occasion de participer à “Autour de Nina”, un disque hommage à Nina Simone, Melody a été enthousiasmée par le travail de l’ingénieur du son Maxime Le Guil et par les arrangements de Clément Ducol, un autre français. Conseillé par Le Guil qui met superbement en valeur la voix de la chanteuse, l’enregistrement s’est fait avec de vieux magnétophones, de vieux micros qui ont fait leur preuve et les musiciens utilisent des amplis à lampe. Les cuivres sont arrangés par Jerry Hey (Al Jarreau, Michael Jackson, Manhattan Transfer) et les cordes par Clément Ducol. Très soignées, ces dernières apportent un aspect romantique à la musique, la rendent élégante et rêveuse.

Dans “Currency of Man” (un titre difficile à traduire), Melody Gardot questionne l’homme d’aujourd’hui. Comment définir sa valeur ? Par l’argent ? Par son talent ? Qu’a-t-il à offrir ? La chanteuse ne donne pas de réponse. Elle observe sans prendre parti, commente sans juger. Ses textes parlent de la vie des gens, de ceux qui connaissent des temps difficiles et se battent pour gagner, qui luttent pour triompher, du racisme de toujours dans Preacher Man, un titre porté par des riffs de guitare, le morceau le plus rock.

Une Melody inoubliable

Utilisées comme des vagues, des cordes embellissent Don’t Misunderstand que la voix introduit. Le tempo est lent, bercé par la guitare. Les deux premiers tiers du disque, des plages groovy, bénéficient de choristes, d’un orgue que se partagent Pete Kuzma et Larry Goldings. Les cuivres sont également très présents. It Gonna Come, She Don’t Know et Same to You, des morceaux funky aux basses puissantes, profitent de leurs riffs. Dans Bad News, ils chantent et pleurent le blues. Succédant à un court instrumental dédié à Charles Mingus, Preacher Man est introduit par une chorale constituée par les voix de chanteurs et chanteuses que Melody a sélectionnée via Facebook. Magnifiquement chanté et arrangé, No Man’s Prize baigne dans le jazz ; le miraculeux Morning Sun dans le gospel. Le disque s’achève sur des ballades mélancoliques que sépare un court instrumental joué au piano. Violons et violoncelles en soulignent les mélodies exquises. Il n’y a plus de section rythmique, juste un écrin de cordes pour magnifier la voix.

Une Melody inoubliable

Photos : Melody Gardot à Blainville-Crevon (Archéo Jazz Festival) © Pierre de Chocqueuse

Partager cet article
Repost0