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29 juin 2015 1 29 /06 /juin /2015 10:00
Bruno ANGELINI : “Instant Sharings” (La Buissonne / H. Mundi)
Bruno ANGELINI : “Instant Sharings” (La Buissonne / H. Mundi)

En quartette, avec Régis Huby aux violons, Claude Tchamitchian à la contrebasse et Edward Perraud à la batterie et aux percussions, Bruno Angelini fait aujourd’hui paraître un nouveau disque à marquer d’une pierre blanche, un Choc que Franck Bergerot n’a pas manqué d’attribuer dans le n° de juin de Jazz Magazine. Jazz ? Musique contemporaine ? On ne sait trop, mais qu’importe ! La musique y jaillit aussi fraîche et limpide qu’une source d’un rocher.

C’est en 2006, dans “Never Alone”, un piano solo pour Minium supervisé par Philippe Ghielmetti, que j’ai découvert Bruno Angelini. Reprenant le répertoire de “The Newest Sound Around”, disque oh combien célèbre co-signé par Jeanne Lee et Ran Blake, le pianiste en donne une réinterprétation lyrique et personnelle. D’autres enregistrements de Bruno ont depuis rejoint ma discothèque, des albums en trio disponibles sur Sans Bruit, des opus en duo avec le trompettiste Giovanni Falzone. Sans oublier “Colors” en quartette avec Gérard Lesne, un haute-contre, disque par moi défendu lors d’un « Pour / Contre » dans les pages de Jazzman. Héritage de l’enseignement de Sammy Abenaïm dont il suivit les cours et qui lui apprit à écouter, ce sont bien sûr les harmonies, la large palette de couleurs dont il dispose, qui me rendent ce pianiste si séduisant. Bruno Angelini enseigne à la Bill Evans Piano Academy (avec Philippe Le Baraillec, musicien cher à mon cœur) et lorsqu’on lui demande quels pianistes il admire, il cite Duke Ellington, Herbie Hancock, Ran Blake, Geri Allen, Richie Beirach, John Taylor, que j’apprécie autant que lui.

Les deux premières plages d’“Instant Sharings” sont des morceaux que Bruno affectionne. Composé par Paul Motian, Folk Song for Rosie apparaît la première fois dans “Voyage” un disque ECM de 1979. On le trouve aussi dans “Misterioso” (Soul Note), “At the Village Vanguard” (Winter & Winter) et “Phantasme” (BMG), un album publié sous le nom de Stephan Oliva avec Motian à la batterie. Violon et contrebasse se voient ici confier le thème. Le piano en égraine les notes tranquilles, ornemente délicatement. Le batteur ajoute des couleurs, fait vibrer peaux et cymbales. Meridianne – A Wood Sylph de Wayne Shorter, une pièce modale qui se développe et palpite, prolonge avec bonheur cette plongée dans le rêve. “1+1”, un disque Verve de 1997 réunissant Wayne Shorter et Herbie Hancock, renferme l'original.

Bruno ANGELINI : “Instant Sharings” (La Buissonne / H. Mundi)

Solange débute comme une sonate pour violon et piano. La section rythmique rejoint tardivement les deux instruments. Le batteur confie alors un beat solide aux nappes brumeuses du violon, aux notes transparentes du piano. Une cadence apparaît également dans Home by Another Way, une pièce modale qui prend le temps de respirer. La contrebasse se joint au piano pour la faire chanter, en effleurer les notes joyeuses. Sa coda abrupte nous projette dans l’univers mélodique de Steve Swallow. Enregistré par ce dernier en septembre 1979 à New York pour ECM, Some Echoes se développe à nouveau autour d'un ostinato tenu par le piano. Violon, batterie et contrebasse jouée à l’archet font lentement danser leurs timbres. L’exposition majestueuse du thème par Régis Huby est un des grands moments du disque que Be Vigilant, une pièce free et agressive, semble diviser en deux parties. Open Land et sa mélodie très lente et très belle dont s’empare un piano mélancolique refroidit cette lave en fusion. Romy et son délicieux balancement lui succède, le disque se terminant par une reprise alanguie de Folk Song for Rosie. Car ici les tempos sont presque toujours lents. Loin de se laisser enfermer par des barres de mesure, la musique évolue librement sous l’action du travail collectif des musiciens qui prennent le temps de développer leurs idées, tant mélodiques que rythmiques. Ces instants, ces moments qu’ils partagent (Instant Sharings) nous sont infiniment précieux.

Concert de sortie au Triton, 11 bis, rue du Coq Français, 93260 Les Lilas, le mercredi 1er juillet à 21h00. Billetterie / Renseignements : 01 49 72 83 13.

 

Photos : Bruno Angelini © Jean-Baptiste Millot – Bruno Angelini Quartet © Gérard de Haro.

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22 juin 2015 1 22 /06 /juin /2015 09:39
Gary PEACOCK Trio : “Now This” (ECM / Universal)
Gary PEACOCK Trio : “Now This” (ECM / Universal)

Accaparé par le trio de Keith Jarrett qui semble aujourd’hui avoir cessé toute activité, Gary Peacock fut loin d’être inactif dans les années 2000 malgré une relative mise en sommeil de Tethered Moon réunissant le pianiste Masabumi Kikuchi et le batteur Paul Motian autour de sa contrebasse. Peacock a surtout beaucoup joué avec Marc Copland, qui tient le piano dans “Now This”. Joey Baron complète le trio à la batterie.

Marc Copland
Marc Copland

Marc Copland s’appelle encore Marc Cohen lorsqu’il enregistre en 1988 “My Foolish Heart”, son premier album. Gary Peacock en est le bassiste. Édité sur le label Jazz City, il inaugure une longue et fructueuse complicité entre les deux musiciens. Marc fait souvent appel à lui lorsqu’il se rend en studio. Outre plusieurs disques en trio, deux opus en duo naissent de leur collaboration. Produit par Philippe Ghielmetti pour Sketch, le plus ancien, “What It Says”, date de 2002. Il contient Vignette et Requiem, tous deux au répertoire de “Now This”. Peacock les a souvent enregistrés. Vignette reste sa composition la plus célèbre. Elle apparaît pour la première fois dans “Tales of Another”, un enregistrement de 1977 réunissant Gary Peacock, Keith Jarrett et Jack DeJohnette, les musiciens du futur « Standards Trio » du pianiste. Requiem figure également sur plusieurs albums du bassiste. Enregistré à Tokyo le 5 avril 1971 avec Masabumi Kikuchi, “Voices” (CBS / Sony) en offre la toute première version. “Now This” renferme deux autres thèmes que Gary affectionne. Gaia (parfois orthographié Gaya) apparaît dans “Triangle” un disque de Tethered Moon, et dans “Oracle”, une de ses deux rencontres avec Ralph Towner. Egalement enregistré par Tethered Moon, Moor est au répertoire de plusieurs disques ECM. Sa version la plus célèbre reste celle que l’on trouve dans “Paul Bley With Gary Peacock”, un des premiers albums que publia la firme munichoise.

Gary Peacock
Gary Peacock

On le constate ici, le bassiste revient souvent sur ses œuvres. Marc Copland fait de même. Tous deux remodèlent leurs créations, en livrent des esquisses qu'ils réinventent périodiquement. Ils n’aiment guère répéter, préfèrent improviser, se lancer. La qualité exceptionnelle de leur écoute permet de prendre des risques, de se mettre en danger. A la suite de Scott LaFaro trop tôt disparu, Gary Peacock, quatre-vingts ans cette année, fut l’un des premiers musiciens à utiliser la contrebasse comme instrument mélodique. Jouer avec Paul Bley lui offrit un grand espace de liberté. Derrière Albert Ayler dont il accompagna le souffle tumultueux, il put librement inventer, donner forme et cohérence à l’art brut et novateur, le céleste chaos du saxophoniste. Concepteur d’harmonies fines, Marc Copland n’a rien en commun avec le grand Albert mais le piano de Paul s’entend dans sa musique. Auteur d’une vingtaine d’albums dont plusieurs sont des incontournables, il est l’un des rares pianistes du jazz moderne qui possède un langage vraiment original. Marc hypnotise par ses voicings, son phrasé aux notes tintinnabulantes et liquides, diffractées comme si un miroir invisible en renvoyait l’écho. Son jeu de pédales leur apporte des couleurs délicates et brumeuses, donne une large palette de nuances à ses harmonies flottantes. Shadows, mais aussi This qu’introduit longuement la contrebasse, bénéficient de ses notes rêveuses.

Joey Baron
Joey Baron

Comme sous l’emprise d’un charme, la musique ondule, tangue comme un avion en plein ciel, un navire en mer. Confiée à trois solistes constamment à l’écoute les uns des autres, elle bouge, se transforme, recherche l’aventure. Véloce et expressive, la contrebasse improvise, converse librement avec le piano, prend souvent la parole. Vibrations métalliques des cymbales, peaux de tambours tantôt caressées, tantôt frappées, Joey Baron colore l’espace sonore, donne de la musicalité, du chant à ses rythmes aérés. Compositeur, il apporte Esprit de Muse, une pièce abstraite qu’il bruite aux balais. Construit sur la répétition d’un court motif mélodique, Noh Blues, l’un des deux thèmes de Copland, se métamorphose au gré des voix qui le traversent. En libérant la contrebasse de sa fonction rythmique, Scott LaFaro lui fit prendre le grand tournant de la modernité. Gary Peacock reprend Gloria’s Step, sa plus célèbre composition. Son instrument chante et le fait sacrément bien.

Photos © Eliott Peacock

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15 juin 2015 1 15 /06 /juin /2015 10:55
C. HADEN / G. RUBALCABA : “Tokyo Adagio” (Impulse !/Universal)
C. HADEN / G. RUBALCABA : “Tokyo Adagio” (Impulse !/Universal)

Décédé en juillet 2014, Charlie Haden a toujours apprécié les chants révolutionnaires espagnols et latino-américains. La musique cubaine l’a également fasciné. En 1986, invité au Jazz Plaza Festival de la Havane avec son Liberation Music Orchestra, il découvre enthousiasmé Gonzalo Rubalcaba qui s'y produit avec son groupe. Le pianiste cubain a déjà enregistré trois albums pour le label allemand Messidor et quelques autres dans son île natale. Trois ans plus tard, le 3 juillet 1989 il joue avec Haden et le batteur Paul Motian au Festival de Montréal. Enregistré par Radio Canada et publié en CD, le concert révèle un virtuose au toucher percussif et à la technique stupéfiante. Comme nombre de musiciens cubains, le pianiste emprunte ses harmonies raffinées à la musique classique européenne, à Chopin et à Liszt, à Ravel et à Debussy. Le trio triomphe l‘année suivante au Festival de Montreux. Toshiba-EMI / Blue Note offre au pianiste un contrat d’enregistrement et édite le concert. En 1991 paraît “The Blessing”. Enregistré en studio à Toronto avec Charlie Haden et le batteur Jack DeJohnette, il contient Sandino, depuis longtemps au répertoire du Liberation Music Orchestra. “Tokyo Adagio” en donne une version apaisée et lyrique. Le pianiste efface son aspect latin, l’habille d’harmonies élégantes. Il a canalisé sa fougue, détache chacune de ses notes, les fait chanter et respirer. Les combinaisons d’accords, de couleurs, le préoccupent bien davantage que le rythme. Nous sommes en 2005. Gonzalo Rubalcaba et Charlie Haden se produisent au Blue Note de Tokyo. Ils ont fait d'autres disques ensemble. En 2000, Profitant d'un séjour à Miami, ils gravent avec quelques musiciens amis parmi lesquels Joe Lovano, Pat Metheny et David Sanchez, une douzaine de boléros, des ballades cubaines et mexicaines particulièrement appréciées du bassiste.

C. HADEN / G. RUBALCABA : “Tokyo Adagio” (Impulse !/Universal)

L’album s’intitule “Nocturne” et sa première plage, En la Orilla del Mundo, un thème de Martín Rojas guitariste et bassiste né à La Havane en 1944, est aussi la première de “Tokyo Adagio”. Les deux hommes prennent leur temps pour en exposer la mélodie. Gonzalo l’introduit seul. Chaque note est une couleur. Haden sollicite le registre grave et médium de sa contrebasse, cale son tempo infaillible sur un piano sobre et lyrique qu’il laisse improviser. Il fait de même dans Transparence, un thème que Rubalcaba a enregistré plusieurs fois et dont “Nocturne” renferme une version. Le bassiste se réserve pour le morceau suivant, My Love and I écrit par David Raksin pour le film “The Apache”, une de ses mélodies préférées. “Today and Now”, un disque Impulse de Coleman Hawkins acheté au début des années 60 la lui révéla. Il aime cette mélodie et semble mettre toute son âme dans les notes que font naître et vibrer ses cordes. Le bassiste la reprend avec son Quartet West dans “Sophisticated Ladies” et invite Cassandra Wilson à la chanter.

C. HADEN / G. RUBALCABA : “Tokyo Adagio” (Impulse !/Universal)

Né en 1937 dans l’Iowa, Charlie Haden passe sa jeunesse à Springfield dans le Missouri. Installé à Los Angeles, il a vingt ans en 1957 lorsqu’il joue avec Art Pepper et Hampton Hawes. L’année suivante, il intègre le quintette de Paul Bley qui se produit au Hilcrest, un des clubs de la ville. Le saxophoniste du groupe, Ornette Coleman, s’apprête à faire bouger le jazz et Haden sera bientôt son bassiste. Le turbulent saxophoniste vient de publier son premier disque et “Something Else !!!!” révèle un compositeur profondément original. Nombre de ses thèmes deviendront des standards. Il contient When Will the Blues Leave que Haden et Rubalcaba interprètent dans “Tokyo Adagio”. Le pianiste en expose le thème malicieux et laisse la contrebasse le développer. Haden privilégie la concision. Sa sonorité pleine, son tempo métronomique font merveille dans ces lignes de blues que Rubalcaba reprend avec beaucoup de naturel. La prise de son met en valeur sa sonorité brillante, la découpe rythmique de son phrasé fluide.

C. HADEN / G. RUBALCABA : “Tokyo Adagio” (Impulse !/Universal)

En 2003, lors un concert donné à Austin, Charlie Haden rencontre la fille du compositeur mexicain José Sabre Marroquín (1909-1995). “Nocturne” comprend une de ses œuvres et pour le remercier, elle lui confie des partitions de son père. Enregistré en décembre 2003 à New York et publié l’année suivante, “Land of The Sun” contient huit de ses thèmes arrangés par Rubalcaba. C’est toutefois une chanson d’Agustín Lara, le célèbre Solamente Una Vez (Frank Sinatra et Elvis Presley l’ont chanté en anglais sous le titre de You Belong to My Heart) que Haden et Rubalcaba reprennent à Tokyo. Les deux hommes l’abordent sur un tempo encore plus lent. Le thème très émouvant est esquissé par un piano qui en détache toutes les notes. Tout aussi recueilli, le bassiste improvise longuement tout en ne perdant jamais de vue la ligne mélodique du morceau, comme s’il souhaitait la garder constamment en mémoire. Il existe probablement d’autres inédits de Charlie Haden, mais la musicalité de “Tokyo Adagio”, un grand disque, le rend inoubliable.

C. HADEN / G. RUBALCABA : “Tokyo Adagio” (Impulse !/Universal)

Photos : Gonzalo Rubalcaba & Charlie Haden © Philippe Etheldrède – Gonzalo Rubalcaba & Charlie Haden au Blue Note de Tokyo © Yasuhisa Yoneda 

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8 juin 2015 1 08 /06 /juin /2015 09:14
Edward PERRAUD SYNAESTHETIC TRIP 02 :           “Beyond the Predictable Touch” (Quark / l’autre distribution)

Je découvre le Synaesthetic Trip d’Edward Perraud avec cet album, le second d’une formation qui existe depuis 2011. Saupoudrant leur nouveau disque d’effets électroniques, Bart Maris (trompette, bugle), Benoît Delbecq (piano, claviers), Arnaud Cuisinier (contrebasse) et Edward Perraud (batterie, percussions) accueillent deux souffleurs amis – Daniel Erdmann (saxophone ténor) et Thomas de Pourquery (saxophone alto) – pour jouer une musique largement écrite. Étonnant pour un adepte de l’improvisation radicale dont les choix artistiques, par ailleurs respectables, sont loin d’être toujours partagés. Curieux, disposant d’un solide bagage technique, le batteur s’est essayé à toutes sortes d’aventures. Titulaire d’un DEA de musicologie, attiré par de nombreux genres, styles et écoles, cet admirateur de Mozart, de King Crimson, et bien sûr d’Hans Eisler (le trio Das Kapital dont il est membre lui a consacré un disque) tente de jeter des ponts entre les musiques, de décloisonner le jazz qu’il bouscule pour en élargir les règles. “Beyond the Predictable Touch” revisite son histoire. Fanfares et polyphonie néo-orléanaises, bop et free la cimentent mais d’autres influences musicales parcourent l’album, le tango dans Entrailles, le baroque dans Nun Komm, l’éclectisme de son répertoire rendant caduque toute notion de frontière. Le disque rassemble des ritournelles aux mélodies plaisantes que le batteur fit longtemps tourner dans sa tête. Edward Perraud aime brouiller les pistes avec des morceaux à tiroirs aux tempos point trop rigides, de longues introductions flottantes qui dévoilent tardivement leurs thèmes. Ses musiciens l’aident à solidifier le tissu musical de ses compositions ouvertes, à les rendre plus vivantes par les idées qu’ils y déposent. Reposant sur un ostinato, Suranné fait ainsi penser à une musique de film. Touch et son thème attachant semble sortir de “Porgy & Bess”. Proche de la soul, du gospel, Captain Universe met en valeur les cuivres et célèbre le rythme. Colorés par les claviers de Benoît Delbecq, Sad Time et Democrazy baignent dans le groove. Métissé, actualisé, le jazz qu’Edward Perraud invente avec ce groupe repose sur d’indéniables racines. Puisse-t-il fédérer un large public.

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25 mai 2015 1 25 /05 /mai /2015 20:28
Keith JARRETT “Creation” (ECM / Universal)

Pour fêter ses 70 ans, Keith Jarrett a réuni les meilleurs moments de six concerts d’une tournée qu’il effectua en solo entre avril et juillet 2014. Des plages enregistrées à Tokyo, Toronto, Paris et Rome qui livrent le matériel thématique de cet album. Se fiant à son instinct, choisissant les morceaux qui reflètent précisément où il en est aujourd’hui dans sa musique et qui lui correspondent le mieux, le pianiste les a organisés et numérotés de I à IX, leur donnant la forme d’une suite.

Keith JARRETT “Creation” (ECM / Universal)

Reflétant l’humeur vagabonde du musicien mal aimé dont les caprices sont loin d’être toujours appréciés par ceux qui aiment son piano, sa Part I, une pièce sombre improvisée à Toronto le 25 juin, est la première qu’il a sélectionnée. La jouer lui a donné « la sensation d’atteindre des territoires inédits » (entretien accordé à Stéphane Olivier dans le numéro de mai de Jazz Magazine), et il construit son disque comme si les huit autres servaient à en étayer la logique. Constituée de variations autour d’un bref motif mélodique, la Part II relève du choral. Quant à la troisième, elle emprunte des harmonies à la musique romantique du XIXème et semble jaillir de la malle au trésor de sa mémoire. Bien que citant le Concerto d’Aranjuez dans la quatrième, Keith Jarrett se garde bien de tout plagiat. Plus sobre que d’habitude, il soigne l’architecture sonore de ses morceaux, fait sonner son piano comme le bourdon d’une cathédrale (Part VI et IX), insiste sur la dramaturgie de sa musique et parvient à donner une réelle unité à ces pièces lentes, introspectives, drapées d’austérité, malgré une acoustique et des pianos différents selon les concerts. Le 9 mai (Part V), il offre aux japonais de Tokyo une des grandes pages lyriques de cet album, la dote d’un thème émouvant et d’harmonies splendides. Également enregistré à Tokyo, la Part VI mêle des notes délicates à des accords puissants, son aspect onirique, ses couleurs évoquant Debussy. Comprenant des épisodes plus abstraits (les concerts donnés à Rome intriguent par leurs dédales labyrinthiques parfois dissonants), ce florilège tend progressivement vers la lumière. À la noirceur de la première plage fait pendant la blancheur lumineuse de la dernière, majestueux crescendo de notes chatoyantes qui progressent et s’organisent par paliers, comme si le pianiste, en plein effort, reprenait souffle pour hisser sa musique au sommet. Un des grands disques de l’année.

Photo : Henry Leutwyler / ECM Records

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19 mai 2015 2 19 /05 /mai /2015 08:18
Jeremy UDDEN / Nicolas MOREAUX : “Belleville Project” (Sunnyside / Naïve)

J’ai découvert Jeremy Udden en 2009 lors de la sortie de “Plainville” son deuxième disque, intrigué par l’instrumentation inhabituelle de sa formation, la sonorité diaphane de son saxophone alto et l’originalité de sa musique, un jazz blues teinté de folk et de country music, une musique évoquant la ruralité de la grande Amérique. Le bassiste Nicolas Moreaux m’était inconnu avant la parution de “Fall Somewhere”, grand prix du disque de l’Académie Charles Cros en 2013, un double disque atmosphérique à la croisée du jazz et d’autres musiques populaires qui possède de nombreuses similitudes avec l’univers d’Udden. Comparez le morceau Plainville (petite ville de la Nouvelle Angleterre entre Boston et Providence qui porte le nom de son groupe) avec Far ou la première partie de Oak, deux plages du disque de Moreaux, pour vous en convaincre. Mêmes harmonies délicates et feutrées, instrumentation similaire accordant une large place aux guitares.

Jeremy UDDEN / Nicolas MOREAUX : “Belleville Project” (Sunnyside / Naïve)

De passage à Paris, Udden rencontra Moreaux et sympathisa avec lui. Les hommes eurent alors l’idée de composer et d’enregistrer la musique d'un film imaginaire dont l'action se situerait à Belleville, le Brooklyn français, le studio Pigalle accueillant cette rencontre franco-américaine en mars 2012. Udden fit le voyage avec Peter Rende (claviers) et RJ Miller (batterie), tous deux membres de Plainville. Condisciple d’Udden au New England Conservatory (Boston) et auteur d’un album dont l’instrumentation est semblable à celle de ses disques (“Horses”), Robert Stillman, tient le saxophone ténor. Moreaux lui rend ouvertement hommage dans “Beatnick” son disque précédent. Pierre Perchaud qui joue dans les deux albums que ce dernier a enregistrés assure les guitares et le banjo. Associé à l’orgue à pompe et au beat volontairement rudimentaire que délivre la batterie, l’instrument occupe une place importante dans la musique d’Udden (et dans celle de Stillman), lui donne une couleur champêtre non négligeable.

Car, s’il possède une discrète « french touch », c’est bien l’Amérique et ses musiques que célèbre ce disque. Il est toutefois singulier de constater que son dernier morceau, Healing Process, un rock lourd et énergique très différent des autres plages de l’album, est une composition de Moreaux. Écrit par Udden, construit sur un mode diatonique et générant de vraies improvisations, Belleville en est la pièce la plus jazz. Les autres morceaux aux orchestrations soignées et climatiques évoquent souvent des images. MJH, dédié au bluesman Mississipi John Hurt et Nico, un portrait de Moreaux par Udden, enthousiasment par leurs couleurs et leur fort potentiel lyrique. Jeremy et sa belle mélodie répétée ad libitum et Albert’s Place, une courte et tendre ritournelle, deux thèmes que l’on doit à Moreaux, sont également très séduisants. L’album est très court, à peine quarante minutes, mais sa musique heureuse le rend très attachant.

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13 mai 2015 3 13 /05 /mai /2015 09:23
Andy SHEPPARD Quartet : “Surrounded by Sea” (ECM / Universal)

De tous les saxophonistes britanniques que j’apprécie, Andy Sheppard est probablement le plus lyrique. Loin de questionner la note, de la tordre, de la crier témérairement, il la chante, la chuchote avec élégance. On le constate dans “Trios”, un disque de 2013 dans lequel il accompagne Steve Swallow et Carla Bley. Comme l’a récemment rappelé Michel Contat, on doit à son ténor la version émouvante de Utviklingssang, un des plus beaux thèmes de Carla, qu'il contient. Mais c’est avec son “Trio Libero” enregistré en 2011 avec Michel Benita à la contrebasse et Sebastian Rochford à la batterie, un disque de jazz atmosphérique né d’improvisations collectives peaufinées en studio, que le saxophoniste concilie pleinement son jeu sensible à sa musique. “Surrounded by Sea”, le nouvel album, voit la formation s’agrandir. Subtilement enrichie par des effets électroniques, la guitare d’Eivind Aarset apporte des nappes de sons et des harmonies rêveuses qui permettent au saxophoniste de construire et peaufiner un univers plus riche, des paysages liquides, une mer d’huile dont se perçoit à peine le clapotis des vagues. Avec la contrebasse et la batterie, le guitariste offre également un tissu rythmique aux mailles larges et aérées sur lequel se repose en confiance les improvisations mélodiques du saxophone. J’entends déjà les grincheux parler de musique d’ambiance, d’ameublement. Mais si le groupe fait naître une bande-son qui conviendrait à bien des films, il décline aussi les notes plus abstraites de Looking for Ornette, un hommage à Ornette Coleman écrit par Sheppard, et du tempétueux They Aren’t Perfect and Neither Am I composé par son batteur. Un thème lumineux d’Elvis Costello (I Want to Vanis) et un traditionnel gaélique (Aoidh, Na Dean Cadal Idir) découpé en trois parties complètent cet album aquatique dans lequel il fait bon se plonger.

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29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 08:50
Jean-Michel PILC : “What Is this Thing Called ?” (Sunnyside/Naïve)

Après un remarquable opus en trio avec André Ceccarelli et Thomas Bramerie – “Twenty”, un des treize Chocs 2014 de ce blogdeChoc –, Jean-Michel Pilc nous propose un disque en solo, une déclinaison de What Is this Thing Called Love dont il nous offre une trentaine de versions. Confiée à Dan Tepfer, la prise de son met en valeur l’instrument, un Yamaha CFX, traduit les nuances, les couleurs qu’il apporte à la musique. Ses idées, Pilc les transmet à ses mains, à ses doigts qui, posés sur le clavier, en font magnifiquement sonner les notes. Le choix de What Is this Thing Called Love ne fut nullement prémédité. Improvisant quelques morceaux, le pianiste se rendit compte que la mélodie de Cole Porter qu’il avait alors en tête en était le fil conducteur. Il opta donc pour des variations autour du thème qu’il expose brièvement après un tour de chauffe sur la gamme de do, (C Scale Warm Up), tonalité qu’il conserve tout au long du disque. Il y a mille et une manières de relire un standard. Jean-Michel Pilc aime en masquer le thème, le réinventer, le truffer de citations. Son jeu rubato autorise bien des surprises. Cole, une des plus longues plages de l’album, fait côtoyer dissonances et passages romantiques et la coda inattendue de Now You Know What Love Is, presque un psaume, relève du gospel. Chaque pièce est une aventure, une étude pour piano tant l’instrument y dévoile sa richesse : chatoiement des sons, audaces harmoniques, cascades d’arpèges et de notes perlées, netteté de l’attaque, phrasé fluide, Pilc excelle dans tous les registres et diversifie son jeu. Glide, More, Quick, Chimes, Dance, Elegy, Swing ne dépassent pas la minute. Leurs titres traduisent des cadences, évoquent des sensations, des visions fugitives. Toutes les plages s’enchainent et l’auditeur découvre stupéfait un fourmillement d’idées, de rythmes, de couleurs, des vagues de notes (Waves) qui s’accordent ou se télescopent avec logique. Dawn et son délicat balancement décline une nouvelle mélodie et Walk flirte avec le blues. What Is this Thing Called Love dont Pilc siffle la mélodie dans Duet, réapparaît transfiguré par d’autres harmonies dans Giant. Hommage à Martial Solal, Martial multiplie les clins d’œil, les citations. La comptine Une souris verte ne se cache t’elle pas sous les accords de Bells ? Avec Run le piano s’emballe, précipite l’allure. Dédié à Kenny Werner, Grace la calme majestueusement. L’émotion, palpable, ne peut que nous saisir.

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21 avril 2015 2 21 /04 /avril /2015 09:05
Giovanni GUIDI Trio : “This Is the Day” (ECM / Universal)

Publié en 2011, “Tribe”, un disque ECM d’Enrico Rava, révéla Giovanni Guidi, né à Foligno (Ombrie) en 1985. Séduit par sa riche palette harmonique, Manfred Eicher lui fit très vite enregistrer un premier album en décembre 2012. Malgré de belles couleurs “City of Broken Dreams” reste un peu trop évanescent et statique pour réellement accrocher. Avec “This Is the Day”, Guidi a corrigé le tir et s’il évite toujours de s’exprimer sur tempo rapide – The Debate, abstrait et dissonant, apparait comme une vigoureuse exception –, il nous livre un disque autrement convaincant. Fort capable de jouer vite – Choctaw et Cornettology, deux extraits de “Tribe”, en témoignent –, le pianiste préfère les pièces modales et lentes qui mettent en valeur son toucher. La dynamique, la résonance, la durée de chaque note lui importent beaucoup. Influencé par la musique romantique, il apprécie les arpèges, les cascades de trilles. Jouées avec finesse et sensibilité, ses mélodies évidentes interpellent. Trilly dont il nous offre deux versions, The Cobweb, Where They’d Lived et The Night It Rained Forever concluant l’album, sont ainsi de grandes réussites. Guidi garde avec lui les musiciens de “City of Broken Dreams”. Présent dans plusieurs disques ECM (“Wislaw” de Tomasz Stanko), Thomas Morgan affirme à la contrebasse un ample jeu mélodique, une sonorité profonde et expressive. Moins connu, diffractant le rythme par de subtils commentaires, ne l’enfermant jamais dans des barres de mesures, le batteur portugais João Lobo s’affirme comme un disciple de Paul Motian. Baiiia, sa seule composition, dévoile tardivement sa mélodie solaire, le morceau restant largement abstrait et onirique. Contrebasse et batterie y tiennent un rôle aussi important que le piano qui adopte un phrasé minimaliste. « J’écris en pensant à la personnalité de mes musiciens, aux caractéristiques de leur jeu, un mélange de liberté et de spontanéité allié à une vraie profondeur, une vraie force émotionnelle. » Giovanni Guidi n’oublie pas non plus les standards qui permettent de juger la valeur du musicien, d’estimer son enracinement dans le jazz. Sa version de Quizas quizas quizas immortalisée par Nat “King” Cole, celle émouvante de I’m Through With Love, confirment la valeur de son piano.

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15 avril 2015 3 15 /04 /avril /2015 09:00
Diego IMBERT Quartet : “Colors” (Such Prod / Harmonia Mundi)

Troisième album de ce quartet qui existe depuis 2007 et au sein duquel existe une réelle interaction musicale, “Colors” a été composé au cours de l’année 2013, période au cours de laquelle David El-Malek (saxophone ténor), Alex Tassel (bugle), Diego Imbert (contrebasse) et Franck Agulhon (batterie) jouaient souvent ensemble, retrouvant leurs sensations, leurs marques, la complicité qu’apporte l’habitude. La musique ne souffre nullement de l’absence d’un piano, mais hérite de la sonorité si particulière des quatre instruments, des mêmes couleurs qui irisent “A l’ombre du saule pleureur” (2009) et “Next Move”, un des treize Choc 2011 du blogdeChoc qui n’a pas oublié d’en parler. Si les compositions ouvertes de Diego Imbert offrent de grands espaces de liberté aux solistes, ces derniers n’en abusent pas. Concis et structurés, les chorus se construisent sur la structure mélodique des thèmes que les deux souffleurs exposent souvent à l’unisson. Ici point de cris sauvages, de notes hurlées et brûlantes, mais des thèmes riffs malins, des comptines qu’irrigue constamment le groove. Les parties écrites se confondent aux improvisations qui les prolongent, comme dans Valse Payne, Aigue Marine ou Nankin, des pièces lentes, mélancoliques et de forme chorale. Saxophone ténor et bugle ont tour à tour mission d'improviser, apportent d’habiles contrechants mélodiques ou se rejoignent pour bavarder avec une remarquable fluidité. Car si la contrebasse s’attache à rendre aussi lisible que possible la ligne mélodique de chaque morceau, elle est aussi la garante du tempo. Étroitement liée à la batterie de Franck Agulhon, à son drumming foisonnant et puissant, elle reste la clé de voûte rythmique d’un groupe qui fait danser de très nombreux morceaux, les plongent dans un grand bain de funk (le très binaire Red Alert), de soul et de rythmes afro-cubains (Blugaloo). Si Interlude, met plus particulièrement en valeur l’excellence de la section rythmique, Diego Imbert se montre d’une grande discrétion. Se mêlant au dialogue du bugle et du ténor dans Aigue Marine, il réserve Ombre Chinoise, la dernière pièce de l’album, à son instrument, mais préfère arbitrer les conversations des solistes, participer à la création d’une musique généreuse que l’on prend grand plaisir à entendre.

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