Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
29 octobre 2014 3 29 /10 /octobre /2014 09:15
Fred HERSCH Trio : “Floating” (Palmetto / Import U.S.A.)
Fred HERSCH Trio : “Floating” (Palmetto / Import U.S.A.)

Ce pianiste-là, on ne l’invite pas dans les festivals. Il doit se contenter des clubs de jazz, du Sunside, du Duc des Lombards, des lieux qu’il peine à remplir, mais qui conservent la mémoire de ses concerts. Je me revois encore en octobre 2010 au Sunside, ébloui et ému par la prestation en solo d’un musicien en état de grâce. Mon ami Jean-Louis Wiart qui m’accompagnait peut vous le confirmer. Car Fred Hersch est un immense pianiste singulièrement méconnu. Les disques qu’il a enregistrés pour Nonesuch ne sont plus disponibles et les petits labels qui abritent sa musique ne sont pas toujours distribués. Et pourtant, à l’écoute de son piano, les musiciens ne tarissent pas d’éloge. Brad Mehldau qui fut son élève lui doit beaucoup. Hersch lui apprit à faire vivre simultanément plusieurs lignes mélodiques. La main gauche, autonome, peut ainsi dialoguer avec la droite, exprimer d’autres idées. Soucieux de la forme, le pianiste organise et contrôle tous les détails de sa musique, parvient à la rendre si fluide qu’elle en oublie d’être complexe. La pensée toujours en mouvement, il contrôle le flux contrapuntique, déroule de longues tapisseries de notes et séduit aussi par la douceur de son toucher, ses choix harmoniques, les belles couleurs dont il éclaire ses morceaux. Enregistré avec John Hébert à la contrebasse et Eric McPherson à la batterie, musiciens qui travaillent avec lui depuis bientôt cinq ans, “Floating”, à importer via le net, est séquencé comme un set de concert du trio. À un standard (ici You & The Night & The Music dans une version afro-cubaine) succèdent des compositions originales souvent dédiées à des familiers ou à des artistes que le pianiste admire. Développant une « seconde ligne » néo-orléanaise, Home Fries est écrit pour son bassiste originaire de la Louisiane. Esperanza Spalding se voit offrir Arcata, pièce dans laquelle la contrebasse d’Hébert dialogue avec le piano, lui impose un contrepoint mélodique. Dédié à sa mère et à sa grand-mère, West Virginia Rose, en solo, traduit la délicatesse de ses sentiments. Les notes se font caresses, le piano nostalgique et rêveur, comme dans Far Away, hommage à la pianiste israélienne Shimrit Shoshan décédée à l’âge de 29 ans. Car dans ces ballades flottantes jouées rubato, Fred Hersch s’épanche, se lâche davantage sans toutefois s’abandonner au hasard. Comme tous les pénultièmes morceaux de ses concerts, If Ever I Would Leave You, un extrait de la comédie musicale “Camelot”, est une ballade. Frederick Loewe en a signé la musique, mais Hersch la transcende, en renouvelle les harmonies. Il fait de même dans Let’s Cool One, une composition de Thelonious Monk, dernière plage d’un magnum opus incontournable.

Photo : Fred Hersch Trio © Matthew Rodgers

Partager cet article
Repost0
20 octobre 2014 1 20 /10 /octobre /2014 09:43
Denny ZEITLIN : “Stairway to the Stars” (Sunnyside / Naïve)

Enregistré en concert en 2001, “Stairway to the Stars” est bien meilleur que le disque précédent de Denny Zeitlin, le décevant “Both / And” dans lequel il s’amuse avec des machines, des synthétiseurs. Un faux pas pour ce musicien qui, ces dernières années, nous a habitué à de bons albums en solo pour Sunnyside, “Wherever You Are” (2011), étant particulièrement réussi. En 2001, Zeitlin, alors âgé de 63 ans, entreprit une tournée sur la Côte Ouest des Etats-Unis. Comme bassiste, il pensa à Buster Williams avec lequel il avait travaillé en 1998. On lui conseilla également Matt Wilson, un jeune et talentueux batteur. Ainsi constitué, le trio se produisit une première fois sur la scène du San Francisco Jazz Festival, puis donna de nombreux concerts, tant en 2001 que dans les années qui suivirent. Publié en 2009, “In Concert” en réunit des extraits. Il contient The We of Us enregistré, comme les morceaux de ce nouveau disque, au Jazz Bakery, un club de Culver City. Bon compositeur – Quiet now était souvent joué par Bill Evans qui a influencé son piano – le pianiste inscrit ici un seul de ses morceaux à son répertoire, Out of a Stroll, un blues en mineur, qui porté par une contrebasse aérienne, balance diablement bien. Il préfère reprendre des standards, harmoniser à sa façon des vieux thèmes des années 40 (You Don’t Know What Love Is, There Will Never Be Another You). I’ll Take Romance date de 1937 et Spring Is Here, un des grands airs de Richard Rodgers, de 1938. Zeitlin et son gang se promènent avec bonheur dans des thèmes qui les inspirent, en donnent des versions élégantes et neuves. Les bonnes mélodies ne meurent jamais. Autour d’elles la musique se renouvèle en permanence. Friande de glissandos et de triolets, la contrebasse de Williams, dialogue subtilement avec le piano, chante et sonne magnifiquement. Ecoutez-la introduire Deluge, un thème de Wayne Shorter que Zeitlin reprendra en solo en 2008. Visiblement les musiciens prennent un immense plaisir à jouer. On partage avec eux leur bonheur.

Partager cet article
Repost0
13 octobre 2014 1 13 /10 /octobre /2014 08:56
Stefano BOLLANI : “Joy in Spite of Everything” (ECM / Universal)

Pianiste fougueux, Stefano Bollani canalise aujourd’hui son énergie, poétise sa musique et séduit par le lyrisme de ses compositions. Avec Jesper Bodilsen à la contrebasse et Morten Lund à la batterie, il possède une section rythmique superlative. Ses meilleurs albums ont été enregistrés avec eux, au Danemark (deux disques pour le label Sunt) et à New York (pour ECM), au studio Avatar qu’il retrouve ici. Mark Turner au saxophone ténor et Bill Frisell se joignent parfois à eux, le groupe fonctionnant au complet dans Easy Healing, un calypso d’une grande finesse mélodique et rythmique. Bollani et Frisell dialoguent avec bonheur avant de laisser la contrebasse s’exprimer, puis le ténor chanter. Egalement en quintette, Vale séduit par ses notes inquiétantes, sa lente progression harmonique en demi-teinte. La sonorité droite et austère de Turner convient bien à cette pièce dépouillée qui se développe sur la durée. Indubitablement, le saxophoniste possède un timbre, une sonorité bien à lui. Il anime No Pope No Party un thème bop que porte une rythmique efficace, et Las Hortensias, une ballade mélancolique en quartette. Dans Ismene, la guitare de Frisell se joint au trio et lui apporte une autre couleur. En parfaite osmose, piano et guitare entrelacent avec joie et fluidité leurs lignes mélodiques. Ils font de même dans Teddy, une amusante conversation entre deux complices qui ne manquent jamais d’imagination et prennent plaisir à jouer ensemble. Le pianiste virtuose en fait un peu trop dans le morceau qui donne son titre à l’album, une plage en trio saturée de notes, moins convaincante qu’Alobar e Kudra, un autre de ses thèmes (tous sont de sa plume) lui aussi en trio. Une parenthèse, car désormais il espace et laisse respirer sa musique. Ses compositions en profitent. Confiées à des musiciens inventifs, elles relèvent de l’évidence.

Partager cet article
Repost0
19 septembre 2014 5 19 /09 /septembre /2014 09:09
Franck AMSALLEM : “Sings Vol. II” (Fram Music Productions)

Discret, n’aimant guère se mettre en avant, Franck Amsallem fait trop peu parler de lui. Né à Oran, il passa son adolescence à Nice et suivit des cours de piano classique et de saxophone avant de poursuivre ses études aux Etats-Unis, au Berklee College de Boston, puis à la Manhattan School of Music de New York. Il étudia la composition avec Bob Brookmeyer et fit ses classes dans les clubs new-yorkais, apprenant à mettre son piano au service des autres, à servir les mélodies du jazz et leurs interprètes. A 28 ans, il tenta une carrière sous son nom, enregistra avec Gary Peacock, Bill Stewart, Joe Chambers et, avec Riccardo Del Fra et Daniel Humair, réalisa “Years Gone By”, album naguère remarqué par Alain Gerber dans Diapason. Le 12 novembre dernier, au Duc des Lombards, la voix chaude et gourmande de la grande René Marie bénéficiait de la finesse de ses harmonies. Attaché à l’histoire du jazz, à ses standards, à son vocabulaire, le pianiste adore aussi le chant. En 2009, il osait “Amsallem Sings”, disque dans lequel il s’accompagne lui-même au piano. Enregistré en trio, “Sings Vol. II” est infiniment plus réussi. S’exprimant avec naturel, le chanteur ré-harmonise au piano la ligne mélodique des morceaux qu’il reprend. La voix est sobre, jamais maniérée. Comme Bill Carrothers (“Love and Longing” publié l’an dernier), Franck Amsallem phrase comme un instrumentiste. Il connaît et apprécie ces mélodies qu’il admire et réinvente au piano avec ses deux complices, Sylvain Romano dont la contrebasse chante de bien belle façon dans It Could Happen to You, et Karl Jannuska qui marque avec souplesse le tempo, rend toujours fluide la musique. Le disque s’ouvre sur Never Will I Marry, chanson de Frank Loesser extraite de la comédie musicale “Greenwillow” (1960). L’amateur de jazz se doit de connaître la version qu’en donnèrent l’année suivante Nancy Wilson et Cannonball Adderley. Comme les autres thèmes qu’il interprète, Franck Amsallem en a conservé la mémoire. Il les porte en lui depuis longtemps ce qui lui permet d’en donner des versions dans lesquelles il met beaucoup de lui même avec l’émotion qui convient. Au programme, des standards célèbres – Body and Soul, Just One of Those Things (Cole Porter), How Deep is the Ocean –, mais aussi des mélodies plus rares, The Second Time Around que reprit Frank Sinatra et qui est interprété en solo (piano et voix) et Two For the Road, un thème trop oublié d’Henry Mancini. A ce répertoire s’ajoute Paris Remains in my Heart, une composition de Franck qui est loin d’être ridicule au sein de ce florilège que l’on écoute sans se lasser.

Concert au Sunside le 20 septembre avec Sylvain Romano et Karl Jannuska.

Partager cet article
Repost0
19 septembre 2014 5 19 /09 /septembre /2014 08:02
Sinne EEG : “Face the Music” (Stunt Records / UnaVoltaMusic)

Une chanteuse, une vraie. Elle enthousiasme a cappella, maîtrise parfaitement le scat, possède une voix très juste et compose d’excellentes chansons. Célèbre au Danemark, elle y a enregistré six albums, les deux derniers avec le même trio, Jacob Christoffersen au piano, Morten Ramsbøl à la contrebasse et Moorten Lund à la batterie, musiciens que rejoignent ici quelques invités. Enregistré sur trois jours à Copenhague, “Face the Music”, son septième, est aussi réussi que “Don’t Be So Blue”, son précédent, le premier disque d’elle que j’ai écouté. Des concerts en juin et octobre 2011 au Sunset et au Sunside me convainquirent de son talent. Outre ses propres morceaux, Sinne Eeg chante des standards et nous en offre ici de somptueuses versions, comme celle, en apesanteur, de What are You Doing the Rest of your Life de Michel Legrand. Alan & Marilyn Bergman en ont écrit les paroles. “Face the Music” s’ouvre avec What a Little Moonlight Can Do que la chanteuse introduit en scat, la batterie seule marquant le rythme. Il révèle la grande sensibilité de son pianiste qui séduit par ses choix harmoniques, les couleurs qu’il pose sur la musique. Arrangé par Jesper Riis, le morceau accueille sa trompette et un saxophone ténor, les deux instruments assurant les riffs à l’unisson. Dans Taking it Slow, une composition de Thomas Fonnesback, la contrebasse de ce dernier est seule à servir la chanteuse. On les retrouve toujours en duo dans une étonnante version de Caravan qui conclut l’album. Car les morceaux de bravoure ne manquent pas, la voix phrasant et sonnant comme un instrument. Aussi à l’aise dans les ballades que sur tempo rapide, Sinne Eeg y excelle. Avec puissance dans Somewhere, tendresse dans Crowded Heart qui bénéficie également de son scat, rythme dans I Draw a Circle dont l’arrangement réserve un chorus de bugle. Et puis il y a cette joie qu’elle parvient à transmettre, une joie que cet opus solaire diffuse de bout en bout.

Sortie de l'album le 22 septembre. Concert au Sunset le 27 avec Jacob Christoffersen (piano), Morten Ramsbøl  (contrebasse) et Morten Lund (batterie).  

Partager cet article
Repost0
14 septembre 2014 7 14 /09 /septembre /2014 09:15
Mieux vaut tard que jamais

Enrico Pieranunzi Trio © Andrea Boccalini

Sortis respectivement en mai et en juin, les nouveaux disques d’Enrico Pieranunzi et de Chick Corea méritaient des chroniques. Elles ont tardé, je vous l’accorde, mais les voici, écrites avec la passion qui m’habite et m’inspire. Merci d’avoir patienté.  

Mieux vaut tard que jamais

Enrico PIERANUNZI : “Stories”

Cam Jazz / Harmonia Mundi

Depuis 2009, Enrico Pieranunzi enregistre avec Scott Colley à la contrebasse et Antonio Sanchez à la batterie, un nouveau trio qui permet à sa musique de rester lyrique tout en étant plus agressive. “Permutation”, son disque précédent, était déjà centré sur la pratique intensive du jeu collectif. Sorti en mai dernier, “Stories” l’est davantage encore. Les musiciens se connaissent mieux, jouent ensemble depuis plus longtemps, et cet opus excitant, parfois aventureux (Which Way Is Up), confirme leur entente, leur capacité à réagir en temps réel à leurs propres inventions. Confiées à leurs instruments, les idées jaillissent, se structurent à pleine vitesse. Rapides, les trois premiers morceaux débordent d’énergie. Le pianiste fascine par un jeu fiévreux qui reste lisible et cohérent, le Maestro parvenant toujours à faire chanter la phrase musicale, à la faire respirer. Il nous réserve aussi de nombreuses ballades, l’aspect mélodique de son travail gardant son importance. Toutes sont de qualité. The Slow Gene, une composition de Colley, s’intercale avec bonheur entre deux pièces fébriles. Ponctué par une contrebasse qui n’oublie jamais de dialoguer avec le piano, Where Stories Are nous touche par sa mélancolie et Flowering Stones par son tendre balancement. The Real You qui conclut le disque ruissèle de belles couleurs harmoniques. Sous les doigts d’Enrico, la musique devient alors tendresse, foisonnement de notes exquises. Un trio musclé mais sensible la sert avec bonheur.

Mieux vaut tard que jamais

Chick COREA : “Portraits”

(Concord / Universal)

La discographie de Chick Corea renferme peu d’enregistrements en solo. Ce ne sont d’ailleurs pas les meilleurs. Son travail d’orchestrateur ou ses opus en trio se révèlent plus conséquents. S’il n’apporte rien de vraiment neuf, ce disque n’en reste pas moins intéressant. Le pianiste se penche sur son passé, sur les sources d’inspiration qui ont jalonnés sa déjà longue carrière. “Portraits” renferme deux CD et le premier, presque entièrement consacré à la relecture de standards, est un hommage à des musiciens qui l’ont influencé, ou dont il apprécie la musique, tel Stevie Wonder dont il reprend Pastime Paradise. Thelonious Monk, Bud Powell et Bill Evans, auxquels il a consacré des albums et souvent interprété les compositions, ont marqué son piano. Cet enregistrement est un live et, se faisant pédagogue, Corea les présente brièvement avant de les jouer, de nous donner des versions parfois enthousiasmantes de leurs œuvres. Dans le second CD, il joue du Alexandre Scriabin – deux Préludes de l’opus 11, œuvre de jeunesse du musicien russe alors influencé par Chopin – et du Béla Bartók, mais aussi quelques-unes de ses Children’s Songs dont la composition s’étala sur une dizaine d'années. La partie neuve de ce programme au sein duquel Chick nous offre aussi une grande version de The Yellow Nimbus en hommage à Paco de Lucia, est constituée par une série de portraits improvisés d’auditeurs anonymes de ses concerts (une tournée aux Etats-Unis, au Canada et en Europe) qu’il a invités à monter sur scène. Il joue un piano dont le riche vocabulaire emprunte autant à la musique classique européenne qu’au jazz et à la tradition du blues. On retrouve le musicien romantique qui affectionne une harmonie ample et délicate et le rythmicien au touché percussif qui apprécie les rythmes latins. Inspiré, Chick Corea nous fait grâce d’un magnifique piano.

Partager cet article
Repost0
10 juillet 2014 4 10 /07 /juillet /2014 09:11
Du jazz “made in France”

Comme promis, trois disques enregistrés par des musiciens français sont ici à l’honneur. Deux d’entre eux s’appuient sur un solide matériel thématique. Comme quoi, reprendre de bonnes chansons ou des mélodies consacrées, fussent-elles destinées à servir des images, leur donner de nouvelles couleurs, de nouveaux arrangements peut être plus créatif que de composer des morceaux savant reposant sur des accords complexes qui pêchent par leur quasi-absence de thème. Loin du grand n’importe quoi dont souffre le jazz, ces trois albums sont des bains de jouvence. Ils permettent au passé de remonter à la surface, de ne faire qu’un avec le présent. Ils aiguillonnent nos souvenirs, les rendent palpables, comme les pages de nos journaux intimes.

Stéphane Kerecki : “Nouvelle Vague” (Out Note / Harmonia Mundi)

Du jazz “made in France”

Après “Patience” enregistré avec le pianiste James Taylor, le plus subtil des pianistes britanniques, Stéphane Kerecki retrouve ce dernier au sein d’un quartet que rejoint la chanteuse Jeanne Added dans Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours que Serge Rezvani écrivit pour “Pierrot le Fou” de Godard, et dans La chanson de Maxence, composée par Michel Legrand pour “Les Demoiselles de Rochefort” de Jacques Demy. Vous l’avez compris, le bassiste puise ici son matériel thématique dans les musiques de films de la Nouvelle Vague. Sensible aux ambiances que délivrent ces mélodies un peu tristes souvent associées à des tonalités en mineur, il les arrange de façon très ouverte, leur donne de nouvelles couleurs harmoniques, une autre respiration. Les thèmes servent ainsi de support aux improvisations des musiciens dont il a fallu redistribuer les voix, les morceaux n’ayant pas toujours été conçus pour être repris par des jazzmen. Habitué aux audaces harmoniques, John Taylor fait merveille, installe une cadence onirique et mystérieuse dans le Générique des “400 coups”, brille dans celui de “L’ascenseur pour l’échafaud”, se montre romantique et tendre dans le Thème d’amour d’“Alphaville”. Jeanne Added interprète avec émotion les deux chansons qui lui sont confiées, Emile Parisien assurant les obbligatos, les commentaires au soprano. Le saxophoniste tient ici un discours inventif et sensible. Ses phrases lyriques, sa sonorité voluptueuse, veloutée évoquent le Wayne Shorter des grandes années. J’allais oublier le batteur, Fabrice Moreau. Il n’enferme jamais un tempo et aère constamment la musique.

Denis Colin et Ornette : “Univers Nino” (Cristal / Harmonia Mundi)

Du jazz “made in France”

Chanteur populaire, Nino Ferrer (1934-1998) fut aussi un amateur de jazz, de blues et de rhythm’n’blues, un fan de Louis Armstrong et de Ray Charles qui joua de la contrebasse au sein des Dixie Cats du batteur Richard Bennett et accompagna la chanteuse Nancy Holloway. Découvert avec Mirza (1966), Les Cornichons (1966) et Le Téléphon (1967), tubes dont le comique le fit abusivement classer parmi les humoristes, Nino Ferrer ne retrouva qu’occasionnellement la faveur du public. Publié en 1975, Le Sud fut un de ses derniers succès. Le père de Nino s’était lié d’amitié avec le grand-père maternel de Denis Colin. Le chanteur était pour lui une sorte de « cousin éloigné ». Il connaissait par cœur ses premiers disques et jouait Mirza à la flûte à bec. “Univers Nino” est donc l’hommage personnel que le clarinettiste rend à un amoureux de la musique, à un poète dont il nous fait redécouvrir les chansons. Confiant les parties vocales de l’album à la chanteuse (et claviériste) Bettina Kee, alias Ornette, à Diane Sorel qui assure les chœurs, donnant lui même de la voix dans La désabusion et L’arbre noir, Denis Colin réussit un opus festif et réjouissant, plus proche du rock que du jazz, ce qui importe peu tant la musique est bonne. Sous les doigts de Julien Omé, la guitare électrique y occupe une place importante. Moby Dick, Le blues des rues désertes en bénéficient. Car Denis Colin n’a nullement cherché à s’approcher des morceaux originaux. Il s‘en écarte avec des arrangements différents qui laissent de la place à des passages instrumentaux conséquents, lui-même assurant à la clarinette basse, instrument totalement absent des disques de Nino. Il nous fait aussi entendre des morceaux méconnus du chanteur, leur donne une vie nouvelle. On redécouvre ainsi The Garden, magnifié par la trompette d’Antoine Berjeaut, mais aussi L’arbre noir et La rua Madureira, chansons qui possèdent toutes des mélodies superbes.

Dominique Fillon : “Born in 68” (Cristal / Harmonia Mundi)

Du jazz “made in France”

Le titre de l’album annonce la couleur : Dominique Fillon se penche sur les musiques qu’il écoutait adolescent, lorsque la pop vivait ses grandes années et le jazz électrique ses plus belles heures. Se pencher n’est pas reprendre et le pianiste ne propose que des compositions originales qui sont aussi des clins d’œil, des hommages plus ou moins appuyés à des groupes ou à des musiciens qu’il apprécie. Where’s AJ, c’est bien sûr Ahmad Jamal et Dominique ne se prive pas de tremper son morceau dans le groove, de lui donner une tenue rythmique que son aîné n’aurait pas à désavouer. Car “Born in 68” déménage question tempos. Laurent Vernerey à la basse électrique, Jean-Marc Robin à la batterie et Fred Soul aux percussions assurent le swing. Au risque de tourner à vide, de devenir monotone, les compositions privilégient les thèmes riffs. Enrichies de motifs mélodiques, elles bénéficient surtout d’une large palette de couleurs. Claviers électriques, synthés, un piano acoustique tenant une place non négligeable, Dominique habille soigneusement ses morceaux, leur donne souffle et épaisseur. Il n’est d’ailleurs pas le seul soliste. Sylvain Gontard fait mouche à la trompette et au bugle, ornemente avec bonheur My Way to CA, une pièce lente et sensuelle, une des rares ballades de l’album. La présence du guitariste Yuji Toriyama dans deux morceaux apporte aussi beaucoup au disque. Omote-sando n’est pas sans évoquer certaines pièces de Pat Metheny, mais c’est Friends and More, la dernière plage, qui est la plus inoubliable avec sa guitare ancrée dans le blues et ses chorus de piano acoustique mémorables. On pense au Pink Floyd, à Santana, on savoure de plein fouet une musique heureuse qui fait toujours rêver.

Crédit Photo : Stéphane Kerecki Quartet © Philippe Marchin

Partager cet article
Repost0
28 avril 2014 1 28 /04 /avril /2014 09:00
Prononcez Ah-kin-mou-siré !

Un nouveau disque, six concerts au Duc des Lombards, la couverture de Jazz Magazine / Jazzman en avril, Ambrose Akinmusire est le musicien afro-américain dont on parle. Médiatisé, le trompettiste l’est pour une fois à bon escient. Enraciné dans la tradition, le jazz qu’il propose n’en est pas moins étonnamment moderne et ouvre de nouvelles perspectives au genre, tant mélodiques que rythmiques.

Prononcez Ah-kin-mou-siré !

Pour y parvenir, le trompettiste s’entoure de musiciens qu’il connait depuis longtemps. Il a rencontré Harish Raghavan, son bassiste actuel, au Thelonious Monk Institute of Jazz. Walter Smith III (saxophone ténor), un ami de 10 ans, et Justin Brown (batterie), un ami de toujours, l’accompagnent sur “Prelude… To Cora”, son premier disque enregistré en 2007, l’année où il remporte la prestigieuse Thelonious Monk International Jazz Competition.

Sam Harris est le membre le plus récent du quintette. Gerald Clayton et Fabian Almazan (aujourd’hui avec Terence Blanchard qui fut un des professeurs d’Ambrose au Monk Institute) l’ont précédé au piano. Ambrose a gardé des liens étroits avec Clayton. Le batteur de ce dernier est Justin Brown et Joe Sanders, son bassiste, joue aussi dans “Prelude… To Cora”.

Prononcez Ah-kin-mou-siré !

Car, tous ces musiciens se fréquentent, forment une communauté soucieuse d’apporter au jazz afro-américain un souffle neuf. On retrouve fréquemment les mêmes noms, aux musiciens déjà cités s’ajoutant les pianistes Taylor Eigsti, Aaron Parks et Robert Glasper, les saxophonistes Dayna Stephens, Jaleel Shaw et Logan Richardson, la chanteuse Gretchen Parlato et bien sûr Eric Harland, le plus grand batteur de jazz de sa génération. J’en oublie et cette liste est loin d’être exhaustive. En attente d’une reconnaissance, la plupart d’entre eux se produisent dans des petits clubs. Les grands festivals les boudent, leur préfèrent les ténors du box office qu’ils embauchent sur catalogue sans les connaître. Pas tous ! Comme Robert Glasper avant lui, Ambrose s’est plusieurs fois produit à Jazz en Tête (Clermont-Ferrand) alors qu’il n’était qu’un parfait inconnu. L’affiche de la vingtième édition du festival (2007) qu’anime Xavier Felgeyrolles montrait même son visage.

Le 16 avril, le dernier des six concerts qu’il donna au Duc des Lombards fut un feu d’artifice de notes inattendues, d’harmonies audacieuses. Entrecroisant ou décalant fréquemment leurs lignes mélodiques, Ambrose Akinmusire et Walter Smith III multiplièrent échanges et dialogues créatifs. Souplement portés par une section rythmique inventive, leurs contrepoints sautaient les barres de mesure pour jongler avec d’improbables métriques. Impossible de reconnaître les morceaux, tant la musique, spontanée et changeante, naissait, se développait naturellement. Les thèmes devenaient les supports de nouvelles aventures improvisées et osées, l’expression d’une musique âpre et puissante n’aimant point trop exhiber son lyrisme. Il fallait tendre des oreilles attentives pour apprécier le travail subtil de Sam Harris, pianiste réactif ne perdant jamais pied devant les improbables contre-chants de la trompette.

Prononcez Ah-kin-mou-siré !

“The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” (Blue Note / Universal Music) surprend par sa richesse. Vaste et longue fresque sonore dépassant les 78 minutes, elle fait parfois appel à un quatuor à cordes, souvent rejoint par la flûte d’Elena Pinderhugues et la contrebasse de Harish Raghavan. Bénéficiant d’une telle orchestration, The Beauty of Dissolving Portraits place aussi Ambrose en vedette. Soufflant de longues notes tenues, suspendues entre ciel et terre, comme si de mystérieuses voix intérieures guidaient son chant, il s’y révèle particulièrement inspiré.

Rejointes par sa section rythmique, ces mêmes cordes habillent Our Basement, seule pièce de l’album qu’Ambrose n’a pas écrit. On la doit à la chanteuse Becca Stevens qui la chante magnifiquement. Sur un accompagnement de pizzicatos discrets, la trompette commente en apesanteur et assure les obbligatos. Elle fait de même dans Ceaseless Inexhaustible Child, offrant un écrin velouté à la voix de Cold Speaks. Inspiré par le portrait que la journaliste Michelle Mercer fait de Joni Mitchell dans “Will You Take Me as I Am : Joni Mitchell’s Blue Period”, un livre de 2009, Asiam (Joan) est chanté par Theo Bleckmann qui en a écrit les paroles et contribué à l’arrangement. Très soignées et bienvenues, les parties vocales de l’album, permettent plus facilement d’y rentrer. Car, confiées aux musiciens réguliers d’Ambrose que complète le guitariste Charles Altura, les pièces instrumentales ne possèdent pas le même pouvoir de séduction. Leur complexité rythmique, leurs lignes mélodiques anguleuses en partie masquées par l’énergie des musiciens, rendent même leur écoute difficile. Enregistré live au Jazz Standard de New York et dernier morceau de l’album, Richard (conduit), seize minutes d’une musique in progress et livrée à l’état brut demande une attention particulière. L’auditeur doit faire l’effort d’aller vers cette musique qui témoigne de la quête de perfection d’un musicien exigeant.

Comment ne pas penser aux disques Blue Note qu’enregistrèrent dans les années 60 Eric Dolphy, Andrew Hill, Jackie McLean, Grachan Moncur III, Sam Rivers Wayne Shorter, Tony Williams, musiciens qui proposaient une autre modernité face au jusqu’au-boutisme suicidaire du free-jazz. Moins réussi que les albums novateurs du label – “Out to Lunch” de Dolphy, “Contours” de Rivers, “Destination Out” de McLean, “Lifetime” de Williams, les citer tous seraient fastidieux –, mais porteur d’une musique plus aboutie que celle de ses deux disques précédents, “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” est à rapprocher de “Magnetic” et de “Life Forum”, albums que publièrent l’an dernier Terence Blanchard et Gérald Clayton. Ils témoignent d’un renouveau du jazz afro-américain que l’on suivra avec attention.

Crédit Photos : Ambrose Akinmusire © Photos Emra Islek - Affiche du festival Jazz en Tête, photo Michel Vasset.

Partager cet article
Repost0
22 avril 2014 2 22 /04 /avril /2014 10:04
Paul BLEY : “Play Blue” (ECM / Universal)

Sans personne pour l’accompagner, sa musique prête à jaillir, Paul Bley se lance, frappe ses notes comme des tambours, les bouscule et les rythme. Le morceau s’intitule Far North et de cette répétition martelée surgit une délicieuse mélodie, le chant d’un piano vocalisé et unique. Des basses puissantes répondent aux aigus de l’instrument, des phrases tumultueuses succèdent à des séquences purement lyriques. Le pianiste abandonne le thème, y revient, pose des notes rêveuses et tendres, d’autres plus noires et agressives.

Paul Bley n’avait plus fait parler de lui depuis son concert en solo à la Cité de la Musique en septembre 2010, une prestation inégale, celle d’un immense musicien fatigué qui refuse d’abandonner, choisit de toujours avancer. Le solo, il connaît. C’est même sa spécialité. De nombreux albums de sa discographie appartiennent à cet exercice périlleux et sans filet que redoute de grands pianistes. On les trouve difficilement, sauf ceux qu’il a enregistrés pour ECM et OWL, des labels européens. Ses nombreux concerts donnés à travers le monde furent souvent l’occasion de séances pour des compagnies de disques, des grandes et des petites. Dans les années 70, il a même possédé la sienne, IAI (Improvising Artists Incorporated), publiant ainsi la musique de ses concerts. Des heures d’enregistrements dorment toujours, attendent d’être édités.

Moins actif aujourd'hui, Paul Bley, 82 ans bientôt, se rappelle à nous dans un piano solo de 2008, un concert que le public du Oslo Jazz Festival a sûrement apprécié. Loin de lui faire peur, jouer en solo stimule son imagination constamment en éveil. Les idées succèdent aux idées dans de longues plages improvisées. C’est même goulûment qu’il s’installe au piano, prêt à nous faire partager sa musique, à nous l’offrir entière avec la part d’ombre et les imperfections qu’elle recèle et qui en font ressortir la poésie. Martelées, frappées, ses notes sonnent et résonnent comme le feraient celles d’un orchestre. Qu’importe si parfois ses doigts les trahissent. Fruits d’une pensée active et fluide dont le mouvement refuse toute précipitation, ses vagues de notes plus ou moins denses soulèvent et transportent. Dissonances et constructions abstraites témoignent des recherches d'un esprit libre et frondeur, mais l’orage ne dure jamais longtemps, comme l'atteste sa Way Down South Suite. Sans crier gare, après cinq minutes et vingt secondes d'une traversée quelque peu tempétueuse, le piano se tait pour aborder les rivages du blues avec force lyrisme. Paul en fredonne la mélodie, échos allusifs d’une musique qu’il n’a pas oubliée, d’une histoire indissociable de la sienne. En 1963, il enregistrait avec Coleman Hawkins et Sonny Rollins l’incontournable “Sonny Meets Hawk !”. De ce dernier, il reprend Pent-Up House en rappel, le déconstruit, le réinvente. On se laisse emporter dans un tourbillon de notes. Aussi folles que belles, elles font perdre la tête.

Partager cet article
Repost0
27 mars 2014 4 27 /03 /mars /2014 09:27
Roy NATHANSON’S SOTTO VOCE : “Complicated Day” (Enja Yellowbird / Harmonia Mundi)

Saxophoniste, compositeur, enseignant, poète, acteur – pour Jim Jarmusch et Chantal Akerman notamment –, le new-yorkais Roy Nathanson, toujours dix fers au feu, choisit ici de mettre des paroles sur ses musiques, de célébrer la voix, les voix des musiciens de Sotto Voce, sextette qu’il créa en 2006. Ce n’est pas la première fois qu’il enregistre un disque qui met des chanteurs en valeur. On se souvient peut-être de l’album “In Love” des Jazz Passengers, formation fondée par ses soins en 1987. Produit par Hal Willner, il réunit nombre de vocalistes dont Bob Dorough, Jimmy Scott, Jeff Buckley et Deborah Harry. Le groupe tourna en Europe et aux Etats-Unis l’année suivante, Elvis Costello rejoignant parfois sur scène la chanteuse de Blondie. En 2008, Susi Hyldgaard confia ses chansons à Nathanson pour qu’il lui arrange un album. Enregistré avec le NDR Big Band, Roy co-dirigeant l’orchestre avec Dieter Glawischnig, son chef attitré, “It’s Love We Need” reste une incontestable réussite. Ce n’est donc pas vraiment une surprise si dans “Complicated Day”, les voix deviennent aussi importantes que les musiques qui les habillent. Elles portent les textes de Roy, ses chansons, ses poèmes qui ici se récitent, se lisent – les paroles sont reproduites dans le livret – et se chantent. Mis à contribution, les musiciens du groupe assurent les parties vocales, chœurs ou lead selon les plages, Nathanson se chargeant lui-même de Simon, No Storytelling et On a Slow Boat to China que Frank Loesser composa en 1948. L’amateur de jazz un tant soit peu cultivé en connaît la version qu’en donna Benny Goodman la même année. Ella Fitzgerald bien sûr le chanta. Autres reprises : Do Your Thing d’Isaac Hayes chanté superbement par Napoleon Maddox responsable des boîtes à rythmes, et I Can See Clearly Now, un morceau de Johnny Nash choisi et arrangé par Tim Kiah, le bassiste du groupe. Les instruments en soulignent les mots, les mettent en perspective. No Storytelling et World of Fire qu’Ornette Coleman aurait pu signer, sont introduits par une fanfare. And contient une large séquence instrumentale. Saxophone alto, soprano ou baryton (Roy Nathanson), trombone (Curtis Folkes), guitare ou banjo (Jérôme Harris), violon (Sam Bardfeld) et le propre fils de Roy, Gabriel Nathanson, à la trompette dans I Can See Clearly Now, l’instrumentation singulière jette un pont entre le jazz traditionnel et le free jazz, pâte sonore chaude et levée à point que n’enferme pas des barres de mesure trop rigides. Ajoutons une pincée de country à la musique malicieuse qu’offre ici le groupe, de vraies chansons, des mélodies qui restent en mémoire, ce disque festif et lyrique étant bien sûr recommandé.

En concert le 11 avril à Bobigny (MC93) dans le cadre du festival Banlieues Bleues.

Partager cet article
Repost0