Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 juin 2013 7 23 /06 /juin /2013 09:43
Bill Carrothers : “Love and Longing”  (La Buissonne / H. Mundi)

Les disques non prémédités enthousiasment parfois davantage que les autres. Le musicien s’y livre tout entier, sans calcul. Pour un pianiste choisissant de s’exprimer en solo, cette mise à nu révèle la part la plus intime de lui-même, le piano étant capable de traduire la moindre nuance des sentiments que le musicien lui confie. Les plus beaux disques de Bill Carrothers ont été improvisés en studio. “Excelsior”, un chef-d’œuvre, vient tout de suite à l’esprit. D’autres opus de sa discographie abondante méritent une écoute attentive, mais lorsque Bill se lâche, remet à son piano ses harmonies rêveuses et se met à chanter, l’émotion devient palpable.

Bill Carrothers : “Love and Longing”  (La Buissonne / H. Mundi)

Disque inattendu improvisé à la fin d’une séance d’enregistrement, “Love and Longing” contient quatre morceaux en solo et neuf chansons populaires américaines que Bill chante en s’accompagnant au piano. La plus ancienne, Mexicali Rose, date de 1923. Bill n’en sait rien lorsqu’il l’enregistre. Elle sort tout simplement de sa mémoire. L’organiste qui lui donna ses premières leçons de piano la lui a peut-être jouée. Il peut l’avoir entendue à l’University of North Texas, sous les doigts de son professeur de piano classique qui était aussi un très bon pianiste de jazz. Qu’importe où il a appris cette chanson qu’il peut aussi avoir découvert à la radio interprétée par Bing Crosby ou Jerry Lee Lewis. L’habillant de ses propres notes, il en donne une version sensible, s’identifie par la voix à cet homme contraint d’abandonner pour un temps celle qu’il aime. The L&N Don’t Stop Here Anymore est une composition de la folk singer Jean Ritchie, souvent attribuée à Johnny Cash qui la popularisa dans les années 70. L&N désigne le Louisville & Nashville Railroad, un train de passagers qui cessa son activité à la fermeture des mines de charbon des régions qu’il traversait.

Bill Carrothers : “Love and Longing”  (La Buissonne / H. Mundi)

D’autres morceaux sont plus familiers à l’amateur de jazz. Une version sombre et mélancolique de So in Love écrit par Cole Porter pour le « musical » “Kiss Me, Kate” précède un Once in a While à l’harmonisation inhabituelle. Composé en 1937, le morceau devint la même année un tube pour Tommy Dorsey et son grand orchestre. Sarah Vaughan l’enregistra en 1947 et le chantait souvent en concert. A Cottage for Sale, une chanson de 1929 maintes fois interprétée par des jazzmen, inspire au pianiste des harmonies digne de son disque “Excelsior”. Bill en donne une version poignante parsemée de notes tendres. Il fait de même avec Three Coins in the Foutain écrit par Jule Styne pour le film du même nom. Le morceau décrocha en 1954 l’Academy Award de la meilleure chanson originale. Le pianiste en ré-harmonise la ligne mélodique et envoûte par les couleurs de ses accords. Confiée à Anita O’Day qui officiait au sein du Gene Krupa Orchestra, Skylark s’imposa comme standard de jazz dès sa création en 1941. On n’en compte plus les versions. Celle que l’on trouve ici possède toutefois quelque chose de spécial. Outre une partie de piano très développée, Bill la chante avec une tendresse peu commune et en siffle les dernières mesures. L’expression est naturelle, sans artifices ni maniérismes. Posant sa voix très juste sur la mélodie, le pianiste phrase comme le fait un instrumentiste, comme Chet Baker qui, comme Bill, reprit Moonlight Becomes You, une chanson de 1945 écrite pour le film “Road to Morocco” que le trompettiste incorpora très tôt à son répertoire. Bill chante aussi Trade Winds et sa version n’a aucun mal à surpasser celle qu’en donna Bing Crosby en 1940 avec accompagnement de guitares hawaïennes.

Les quatre instrumentaux de l’album, trois improvisations et une composition originale (Peg, précédemment enregistré en 2009 sur “Family Life”), sont bien sûr de toute beauté. Très élaborés, ils servent de prélude (Love), d’intermèdes aux chansons. Comme dans ces dernières, le piano fascine par sa riche palette harmonique, la diversité de ses couleurs. Caressant des notes qu’il fait magnifiquement sonner, imaginant des accords surprenants, parfois même dissonants, Bill Carrothers transcende le matériel thématique sur lequel il se penche. Les bonnes mélodies n’ont pas fini d’inspirer les musiciens les plus doués. Le pianiste, l’un des grands de l’instrument, est l’un d’entre eux. Quant au chanteur, il tient toutes ses promesses. Ce disque éblouissant en témoigne.

PHOTO : Konstantin Kern

Partager cet article
Repost0
12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 09:00
Marc CARY : “For the Love of Abbey” (Motéma / Harmonia Mundi)

Curieux parcours que celui de ce pianiste élevé à Washington DC qui se fit connaître dans le go-go, mélange de rhythm’n’blues et de hip-hop popularisé par Chuck Brown, un appel à la danse. Installé à New York, Marc Cary travailla avec des jazzmen réputés. Dizzy Gillespie et Max Roach s’assurèrent ses services. Accompagner des chanteuses l’attirait. Il devint le pianiste de Betty Carter et de Shirley Horn, puis rencontra Abbey Lincoln (1930 - 2010) dont ce disque célèbre avec émotion ses chansons.

Marc les apprit en l’écoutant jouer du piano. Voisin d’Abbey à Harlem, le batteur Art Taylor avec lequel il jouait la lui fit rencontrer. Il resta douze ans avec elle, plus longtemps que Mal Waldron, Hank Jones, Wynton Kelly et Kenny Barron, qui comme lui ont servi ses musiques. Marc joue aussi la sienne, possède ses propres groupes, Indigenous People aujourd’hui rebaptisé Cosmic Indigenous et Trio Focus – avec Samir Gupta (batterie et tablas) et les bassistes Burniss Travis et Rashaan Carter. Il fait partie des musiciens qui font groover le jazz avec des rythmes africains, indiens, brésiliens qu’il mâtine de hip-hop. « Avec Abbey, il me fallait jouer différemment. Elle a complètement changé mes perspectives, m’a appris à me défaire de ce dont je n’avais pas besoin, et a été une vraie source d’inspiration ».

Marc CARY : “For the Love of Abbey” (Motéma / Harmonia Mundi)

Dans cet album, le premier qu’il enregistre en solo, Marc Cary reprend onze de ses chansons et en révèle les nuances mélodiques sans en faire entendre les paroles. Comme si Abbey était toujours bien présente avec lui, il restitue la tension dramatique de ses compositions, donne poids et amplitude à son piano orchestral. La main gauche plaque des accords graves, énergiques. Les basses sont lourdes et sonores. L’instrument retrouve sa puissance percussive, brasse des vagues de notes roulantes (Another World). La main droite ornemente, improvise sur des mélodies que l’on imagine chantées par une voix invisible. Des accords massifs en restituent la diction traînante comme si, près de lui, Abbey s’appuyait sur son piano pour chanter le mélancolique Who Used to Dance, le sombre Down Here Below ou Throw it Away que Marc interprète avec une vigueur rythmique impressionnante. Outre une reprise de Melancholia de Duke Ellington, « morceau qu’Abbey adorait m’écouter jouer », le pianiste lui dédie For Moseka (née Anna Marie Wooldridge, Abbey Lincoln prit le nom d’Aminata Moseka en 1975), pièce construite sur un ostinato tourbillonnant. Une version presque apaisée de Down Here Below (the Horizon) conclut ce disque très attachant.

Partager cet article
Repost0
27 mai 2013 1 27 /05 /mai /2013 09:52
Cécile

Cécile McLORIN SALVANT :

“WomanChild”

(Mack Avenue / Universal Music)

Elle se nomme Cécile McLorin Salvant et subjugue par une voix rare, une de celles dont la découverte inespérée relève du miracle. Comment ne pas songer à Billie, Sassy, Ella, mais aussi à Abbey Lincoln que Cécile a bien évidemment écoutée tant le timbre en est suave et chaud. Cette voix si belle, nous faillîmes la manquer.

Cécile ne se destinait pas à une carrière de chanteuse, mais effectuait une prépa à Aix en Provence pour entrer à Sciences Po. Elle rêvait de devenir chanteuse lyrique, mais la musique n’était pour elle qu’un simple hobby. Née à Miami de mère française et de père haïtien, elle y a étudié le piano classique et chanté dans une chorale d’enfants. À Aix, elle rencontre le saxophoniste Jean-François Bonnel qui dirige la classe de jazz du Conservatoire Darius Milhaud. Il la convainc de chanter, de donner des concerts. En 2010, elle participe sans trop y croire au Concours Thelonious Monk dans la grande salle du Kennedy Center de Washington et, à la surprise générale, en remporte le 1er prix. Jacky Terrasson qui l’admire lui donne un sérieux coup de main en lui confiant deux titres de “Gouache”, et sa présence aux côtés du pianiste au Festival de Jazz de la Villette la place sur la sellette. Plusieurs dates avec Wynton Marsalis et le Lincoln Center Orchestra l’an dernier, une tournée prévue en décembre au sein du même orchestre, sacrent ce début de règne.

Mais d’abord ce disque attendu depuis longtemps, le premier réellement produit que la chanteuse enregistre après un opus mal distribué et passé inaperçu. Certains seront sans doute frappés par son classicisme. Cécile s’empare de quelques thèmes anciens qui parlent à son cœur, à sa mémoire, en exprime le blues de manière naturelle, les fait revivre par une diction et un phrasé impeccables. Elle est aussi la première à reprendre You Bring Out the Savage in Me depuis que Valaida Snow l’enregistra en 1935. “WomanChild” s’ouvre sur St. Louis Blues que chantait Bessie Smith. Une simple guitare (James Chirillo) accompagne une voix qui d’emblée enthousiasme. Une instrumentation réduite lui suffit. Une contrebasse assurée par Rodney Whitaker, une batterie confiée à un Herlin Riley impérial dans You Bring Out the Savage in Me, un piano élégant tenu par Aaron Diehl, musicien jouant aussi bien du jazz traditionnel que du bop, Cécile trouve là l’écrin idéal pour son chant. Avec Nobody et son piano honky tonk, nous nous voyons transportés dans un barrelhouse de la grande Amérique. Modernisé, le tonique John Henry dans lequel le dobro remplace la guitare relève du folk. Quant au blues Baby Have Pity on Me que l’on doit à Clarence Williams, il possède un aspect rural appréciable. Plus actuel, WomanChild révèle le talent de Diehl, pianiste vif et prompt à réagir avec lequel Cécile dialogue, étire ses notes, théâtralise son chant avec gourmandise, ce qu’elle fait aussi dans un décoiffant What a Little Moonlight Can Do croqué à pleines dents. Chanté en français avec beaucoup d’émotion, Le front caché sur tes genoux, un poème haïtien des années 30 dont elle a composé la musique remet bien sûr en mémoire Je te veux, morceau d’Erik Satie qu’elle interprète dans le disque de Terrasson. La chair de poule perdure longtemps après son écoute. "A star is born" assurément.

Partager cet article
Repost0
13 mai 2013 1 13 /05 /mai /2013 10:21
Au-delà du miroir...

Susanne ABBUEHL : “The Gift” (ECM / Universal)

Difficile de définir la musique intimiste de Susanne Abbuehl. La chanteuse suisse mène sa carrière avec discrétion et donne peu de concerts. “The Gift” est seulement le troisième album qu’elle enregistre pour ECM en douze ans. Publié en 2001, comprenant des compositions de Carla Bley (Closer, Ida Lupino) auxquelles elle ajoute ses propres paroles et des poèmes d’Edward Estlin Cummings qu’elle met en musique, “April” nous révéla la voix pure et aérienne d’une artiste inclassable. Paru cinq ans plus tard et partiellement consacré à des poèmes de James Joyce, “Compass” confirmait la singularité de sa démarche : mettre en musique des poèmes, les chanter pour saisir leur rythme intérieur, traduire leurs plus infimes nuances.

Au-delà du miroir...

Contrairement à “Compass”, la quasi totalité des musiques de “The Gift” sont ses propres créations. Elles servent de support à des poésies d’Emily Dickinson, Emily Brontë, Sara Teasdale et Wallace Stevens, auteurs plus familiers aux lecteurs de langue anglaise qu’aux français. On a lu bien sûr “Les Hauts de Hurlevent” (“Wuthering Heights”) d’Emily Brontë, son unique roman, mais qui connaît la poétesse Sara Teasdale (1884- 1933) ou Wallace Stevens (1879- 1955), l’un des précurseurs de la poésie moderne américaine?

Si ce dernier travailla comme conseiller juridique pour une compagnie d’assurances, les trois autres furent des solitaires. De constitution fragile, Sara Teasdale vécut longtemps chez elle protégée par sa famille et Emily Dickinson ne s’est jamais beaucoup éloignée de la propriété familiale d’Amherst (Massachussetts), une immense maison où elle vécut confinée, répugnant même à sortir de sa chambre. L’aspect confidentiel de leurs poèmes, la vibration des mots qui n’expliquent pas mais invitent chacun à rêver inspirent Susanne Abbuehl qui nous invite à pénétrer de l’autre côté du miroir, à parcourir des paysages sonores épurés au sein desquels le verbe devient images, tend la main à d’autres mondes. Constitués de vers très courts, les poèmes qu’elle reprend ont souvent des rimes imparfaites. Peu conventionnelle, leur ponctuation permet à Susanne de les explorer au mieux. La voix allonge certains mots, étire ou contracte les syllabes pour donner un balancement à la phrase.

Avec elle, trois musiciens dont le fidèle Wolfert Brederode, son pianiste depuis vingt ans. Il choisit judicieusement ses notes, les fait sonner et respirer. Wild Nights se revêt ainsi d’harmonies magnifiques. Dans Fall, Leaves Fall et This And My Heart qui conclut le disque, il joue également d’un harmonium indien, instrument que Susanne rapporta de Bombay. Découvert auprès du trompettiste Tomasz Stanko, le batteur finnois Olavi Louhivuori suggère les tempos, apporte des touches de couleur à une toile percussive aux mailles desserrées. Forbidden Fruit résonne ainsi de bruits sourds inquiétants. A Slash of Blue n’est que bruissements, frémissements féériques. This and My Heart, In My Room et Fall, Leaves Fall sont les seules plages dont il marque le tempo. Seconde voix mélodique, le bugle de Mathieu Michel – trompettiste suisse né à Fribourg en 1963 – commente et souligne la voix, chante les rares notes d’émouvantes improvisations modales. À mi-chemin entre la musique indienne et le jazz, l’approche musicale de l’album reste bien sûr minimaliste. Susanne Abbuehl étudia le chant classique au Conservatoire Royal de la Haye et fut une élève de Jeanne Lee avant de se plonger dans la musique du nord de l’Inde à Amsterdam, puis à Bombay. Sa voix très pure envoûte. Chantant avec son âme, elle l’insuffle dans des poésies qui font corps avec elle. Le pouvoir de la grâce.

Pour fêter la sortie de “The Gift”, Susanne Abbuehl et les musiciens qui ont participé à l’album donneront un concert exceptionnel au Sunside le 16 mai.

Photo de Susanne Abbuehl © Martin U.K. Lengemann         

Partager cet article
Repost0
30 avril 2013 2 30 /04 /avril /2013 09:02
Sébastien TEXIER : “Toxic Parasites” (Cristal / Harmonia Mundi)

Enregistré en 2008, “Don’t Forget You Are an Animal”, son disque précédent, m’avait laissé de marbre. Sébastien Texier ne manque pourtant pas de personnalité. Chose devenue rare aujourd’hui, il possède même un son, une manière bien à lui de souffler d’articuler ses notes, et en l’intégrant à son Wared Quartet, le pianiste Edouard Bineau savait ce qu’il faisait. Le fils d’Henri Texier joue surtout du saxophone alto, un instrument qui ne se laisse pas si aisément dompter. Pas facile d’en tirer une sonorité originale, d’improviser sans lasser.

Élargissant la palette sonore de ses compositions, les rendant plus mélodiques, Sébastien y parvient. Pour ce faire, il lâche son trio pour un quintette avec piano. Confié à Bruno Angelini, l’instrument structure le discours musical, en renforce son assise rythmique et harmonique. Le pianiste étonne par la construction de ses voicings, ses improvisations nerveuses et brillantes qui laissent aux notes le temps de respirer. Il ne manque pas non plus d’audace dans Toxic parasites qui donne son nom à l’album et dans Le courage ne fait pas tout, une pièce étonnante. Un bref thème confié aux souffleurs ponctue son piano flirtant avec le free. Un soin particulier est ici porté aux arrangements, à la forme. Les improvisations très soignées viennent parfaire un travail d’écriture qui réserve de nombreux espaces de liberté aux solistes. Les musiciens parviennent tous à s’exprimer, à prendre des solos au sein de morceaux ouverts. On découvre ici un compositeur habile qui les habille avec des couleurs spécifiques, tire partie de diverses combinaisons de timbres, Sébastien Texier utilisant au mieux l’instrumentation dont il dispose. Sa clarinette ou son alto se mêlent ainsi au bugle ou à la trompette d’Alain Vankenhove pour exposer de nombreux thèmes à l’unisson, inventer ritournelle (Amie Nostalgie) et fanfare (Toxic Parasites), rendre hommage au blues des origines. Clarinette et trompette bouchée sont ainsi au programme d’un Mumble Blues hanté par Bubber Miley et le vétéran Clark Terry. Les morceaux, souvent des compositions à tiroirs, offrent de nombreux changements de tempo. Porté par une walking bass efficace, Are You Sure relève ainsi du bop jusqu’au chorus d’une trompette audacieuse qui marmonne et vient calmer le jeu. Dans Le jour d’après s’instaure une improvisation collective et dissonante. Le calme revient avec un long dialogue piano contrebasse, un thème mélancolique qui inspire les souffleurs. Car la réussite de ce disque tient aussi à ses mélodies, à celles magnifiques de Song for Paul Motian, sans doute la pièce la plus émouvante de l’album, et de L’insouciance, morceau élégant et lyrique fait pour les images d’un film rêveur.

Partager cet article
Repost0
19 avril 2013 5 19 /04 /avril /2013 10:16

Gerald-Clayton-Life-Forum--cover.jpegPianiste attaché au blues, aux traditions du jazz dont il connaît aussi bien l’histoire que la grammaire et le vocabulaire, perméable aussi à d’autres influences, Gerald Clayton défriche de nouveaux espaces rythmiques grâce à des métriques impaires qui relèvent du funk et du hip-hop. Elles apportent un autre swing, un rebond dont profite son piano. Son jeu n’est pas aussi abstrait et tumultueux que celui d’un Vijay Iyer qui privilégie clusters et dissonances, mais son phrasé aux notes chantantes et aux harmonies élégantes épouse les nombreuses figures rythmiques qu’inventent Joe Sanders et Justin Brown, ses musiciens habituels. En phase avec la frappe puissante de Brown, un batteur très mobile, Sanders assure une contrebasse pneumatique et réactive, joue ses propres lignes mélodiques tout en asseyant parfaitement le tempo. Après deux albums novateurs enregistrés avec eux et aidé par Ben Wendel, le saxophoniste de Kneebody qui a produit ce nouveau disque, Clayton affine sa musique par des arrangements surprenants, ajoute d’autres couleurs à ses compositions mélodiques que son trio plonge toujours dans le groove. Utilisés avec modération, la trompette d’Ambrose Akinmusire et les saxophones de Logan Richardson et de Dayna Stephens apportent d’autres sonorités à sa musique. Les vocalises discrètes de Gretchen Parlato et de Sachal Vasandani l’habillent également. La première chantonne Deep Dry Ocean à l’unisson du piano, ce qui donne à la pièce un aspect onirique. Elle rejoint le second pour des vocalises ornementant Like Water, ballade rêveuse introduite à l’archet. Dans Future Reflection et Some Always, les deux voix mêlées aux timbres des souffleurs donnent une grande légèreté à la musique. Outre le titre A Life Forum qui ouvre l’album, morceau confié à la voix grave du poète Carl Hancock Rux, seuls deux morceaux possèdent de véritables paroles : Dusk Baby confié à la voix d’ange de Vasandani et When an Angel Sheds a Feather, un duo Parlato / Vasandani, exercice vocal en apesanteur qui masque une plage cachée très ancrée dans le bop. Le fils de John Clayton, contrebassiste émérite et co-leader des Clayton Brothers, réussit là un coup de maître, un disque aux tons chauds et suaves, une suite de séquences fluides qui bousculent nos habitudes jazzistiques et apportent au genre des perspectives nouvelles et passionnantes.

Partager cet article
Repost0
15 avril 2013 1 15 /04 /avril /2013 09:01

Donald Brown, coverDonald Brown aime jouer avec les siens, réunir des amis musiciens avec lesquels il a joué et qu’il n’a pas oubliés. Après leur avoir dédié six des dix morceaux de “Fast Forward to the Past”, son disque précédent déjà vieux de cinq ans, il invite certains d’entre eux sur ce nouvel enregistrement, se tourne vers le passé du jazz, ses standards qui lui inspirent de nouveaux arrangements, une mise en couleur inédite de thèmes dont la plupart nous sont familiers. On connaît moins Daly Avenue que signe Geoff Keezer, l’un des trois pianistes compositeurs choisis par Brown pour incarner une génération, les deux autres étant McCoy Tyner et Thelonious Monk. D'emblée, “Born to Be Blue” se fait bleu avec Bye Ya, une pièce de ce dernier joyeusement portée par un piano aux dissonances subtiles, des métriques très souples, des rythmes ternaires pour le faire décoller. Monk jouait ce thème avec Coltrane et c’est son fils Ravi qui prend le relais, un bon demi-siècle plus tard. Avec lui, Kenneth Brown, le fils aîné de Donald, et le solide Robert Hurst présent dans le premier album que le pianiste enregistra sous son nom en 1987. Sa contrebasse introduit le morceau suivant, ce Daly Avenue que Ravi emballe au soprano, poussé par le drumming moderne et excitant de Marcus Gilmore, petit-fils du grand Roy Haynes. D’autres souffleurs et non des moindres se partagent les chorus de ce florilège de moments réjouissants, Donald retrouvant Kenny Garrett et Wallace Roney, ses complices des Jazz Messengers dont il fut un temps le directeur musical. Le premier brille à l’alto dans une version brûlante de Just One of Those Things. À la trompette, le second souffle de bien jolies notes dans You Must Believe in Spring et Cheek to Cheek dont il expose les thèmes. Cette réunion de famille, car c’en est une, comprend aussi la guitare de Mark Boling qui enseigne avec Brown à l’Université du Tennessee. Créateur de thèmes aux mélodies chantantes et orchestrateur émérite comme en témoigne The Innocent Young Lovers, le pianiste de Memphis, les doigts humides de blues, fait fête à toutes sortes de bleus, du cyan à l’électrique. On goûtera sans modération ses improvisations, ses commentaires toujours pertinents, véritables traits d’esprit qu’affinent l’expérience, la vaste culture que révèle sa musique. Seul bémol à mon enthousiasme, les nappes de synthé imitant des cordes n’apportent rien à Fly with the Wind, un faux pas que rachète sans mal le reste de l’album.

Partager cet article
Repost0
9 avril 2013 2 09 /04 /avril /2013 09:13

Denise KING & Olivier Hutman : “Give Me the High Sign”

Cristal Records / Harmonia Mundi

Denise King & Olivier Hutman, CD coverSorte de rhythm’n’blues issu du gospel auprès duquel elle se ressource, la soul music apparaît dans les années 50 aux Etats-Unis. Profanes pour la plupart, les sujets abordés n’empêchent nullement l’interprète de révéler son âme à travers sa voix. Denise King y parvient royalement. Comme tant d’autres chanteuses, elle a été sanctifiée aux spirituals avant de faire ses armes dans les studios de Philadelphie sa ville natale. On y invente ces années-là le « Philly Sound », soul sophistiquée influencée par le jazz qui utilise cordes, cuivres et chœurs. Denise prête ainsi sa voix de velours à d’innombrables enregistrements, chante aussi bien le blues que les standards du jazz. On la découvre à la Villa, club regretté de la rue Jacob. Olivier Hutman l’accompagne. Entre eux le courant passe, le feeling est énorme. Le pianiste a trouvé une voix chaude et bleue pour chanter les mélodies qui l’habitent, une voix puissante et généreuse qui caresse et enveloppe. Il attendra dix ans pour enregistrer “No Tricks” qui mêle compositions personnelles et standards familiers. Olivier qui en a écrit les musiques récidive aujourd’hui avec “Give Me the High Sign”, un disque plus fort et plus soul. Ce n’est plus le marchand de sable de Waiting for the Sandman qui se manifeste. Maître de son art, Olivier le « Hitman » impose son écriture, ses arrangements et son piano. Forgeur de merveilles, il offre du sur mesure à sa chanteuse immense, des mélodies entêtantes dignes des meilleurs tubes des années 60 et quelques reprises bien senties dont Save the Children de Gil Scott-Heron et Daydream du tandem Duke Ellington / Billy Stayhorn, vrais moments de bonheur qu’ils nous font partager. Co-écrit par Olivier et Viana sa délicieuse épouse, I Lost My Way mérite de faire le tour de la planète. Rythmé par la contrebasse de Darryl Hall et le drumming de Steve Williams (Monty Alexander, Carmen McRae, Shirley Horn), un piano élégant en parfait la mélodie, égraine de longues phrases tranquilles et raffinées. Avec ou sans prothèses, les amateurs de funk se déhancheront en cadence sur Don’t Overact, What Did They Say Today, et Give Me the High Sign, des titres qu’emballent les souffleurs. Ce ne sont pas les Memphis Horns, mais Stéphane Belmondo et Olivier Temime se surpassent et font tout aussi bien. Les obbligatos de trompette de I Only Have Eyes for You, une chanson écrite en 1934 par Harry Warren et Al Dubin, sont d’une suavité indécente. Ceux du saxophone ténor dans Blame It On My Youth, également composé en 1934 mais par Oscar Levant et Edward Heyman, trempent dans un érotisme vintage. Omniprésent, le pianiste habille leurs thèmes d’harmonies exquises. The Things We Don’t Want en bénéficie, tout comme ce Blame It On My Youth déjà cité, un bouquet de couleurs digne des fleurs de nos champs. Imbibées de blues, les 88 touches de son clavier chantent le jazz et ses racines comme si Olivier était né dans un bayou de Louisiane ou au bord du fleuve Delaware plus à l'Est, comme Denise, une sœur et une complice. Parisien pour quelques jours, Bill Buffalo, mon oncle d'Amérique, peine toujours à croire que cette soul music cuivrée qui fait fondre le cœur ne vient pas de là-bas.

Pour fêter la sortie de “Give Me the High Sign”, Denise King, Olivier Hutman et leurs musiciens donneront deux concerts exceptionnels au Sunside les 17 et 18 avril.

Partager cet article
Repost0
24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 10:15

Michel GRAILLIER : “Live au Petit Opportun

(Ex-tension/Harmonia Mundi)

M. Graillier Live au petit Op, CoverDéjà dix ans que Michel Graillier nous a quitté. Il ne jouait pas seulement du piano, il créait de la musique. Ses notes ruisselantes de couleurs étaient des poèmes déclamés avec rythme et silence. Ce piano aussi tendre que lyrique, Mickey le mit souvent au service de Chet Baker qu’il accompagna. Il enregistra peu d’albums sous son nom. Dans “Dream Drops” produit par Jean-Jacques Pussiau en 1981, il convie Chet à improviser avec lui et s’offre un duo avec Michel Petrucciani. Enregistré en solo en octobre 1991, “Fairly” est un autre fleuron d'une trop mince discographie. Elle comprend aussi “Soft Talk” (juin 2000) co-signé avec Riccardo Del Fra à la contrebasse, un album produit par Philippe Ghielmetti. Dix ans après sa mort, nous tombe du ciel « une musique de braise et de brume » pour citer Pascal Anquetil, auteur du texte du livret d’un inédit inespéré enregistré entre 1996 et 1999 au Petit Opportun, club naguère installé dans une cave de la rue des Lavandières Ste Opportune, lieu apprécié par les amateurs et les musiciens de jazz, les noctambules impénitents. Grâce à Bernard Rabaud qui officiait derrière le bar, Michel pouvait y jouer un lundi par mois la musique qu’il aimait, des standards le plus souvent. Il avait autorisé Ludwig Laisné, un ami, à l’enregistrer d’où l’existence de ces faces tombant à point pour nous faire oublier notre hiver grisonnant. Compte tenu de l’exigüité du lieu, on aurait put craindre une prise de son étouffé, une sonorité de boîte à chaussures. Il n’en est rien. Le son est même bon pour un piano droit. Il restitue fidèlement le toucher, le phrasé élégant d’un musicien inspiré. Porté par un balancement exquis, l’âme du poète s’évade, s’envole vers un monde plus beau et plus bleu. Les notes coulent, se font légères et tendres. Avec elles, l’émotion s’infiltre, pénètre sous la peau et gagne le cœur. Ce disque renferme onze standards que Michel affectionnait. Milestones, Autumn Leaves, témoignent du raffinement de ses longues phrases mélodiques, de sa vivacité expressive. Les ballades nombreuses expriment l’intériorité du pianiste qui s’appuie sur de beaux thèmes, mais possède une façon bien à lui d’en faire chanter les mélodies. Seul au piano, Mickey éclaire la nuit profonde, annonce l’aube par ses notes lumineuses, lumières de petit matin dans laquelle baigne sa musique heureuse.

Partager cet article
Repost0
14 mars 2013 4 14 /03 /mars /2013 09:06

Terri Lyne CARRINGTON :

“Money Jungle : Provocative in Blue” (Concord)

T.L. Carrington MJ coverHommage décalé au “Money Jungle” de Duke Ellington, ce nouvel album d’une des trop rares batteuses de jazz, est pour le moins une réussite. Le Duke enregistra son disque pour United Artists avec Charles Mingus et Max Roach en 1962. Il contenait sept morceaux. Six autres dont deux alternates apparurent lors d’une réédition en 1987. Loin de les reprendre fidèlement, Terri Lyne Carrington les transforme et les réinvente. Prétexte à la lecture d’un texte d’Ellington, Rem Blues est méconnaissable. Le nouvel arrangement de Backward Country Boy Blues le place à des années lumières de l’original. Lizz Wright y assure des vocalises. Le morceau gagne en épaisseur tout en conservant son aspect blues. Bien que Gerald Clayton ne joue pas le même piano qu’Ellington, on reconnaît bien Very Special et Wig Wise deux des thèmes du “Money Jungle” original. Clayton ne se prive pas de faire danser ses notes. Ancrées dans la tradition, ses riches improvisations s’accompagnent d’un saupoudrage de funk, s’ouvrent à d’autres influences que celles du jazz. No Boxes (Nor Words), un thème bop de la batteuse, atteste de l’étendu de son riche vocabulaire pianistique et Cut off, une ballade proche de Solitude, révèle un jeu aussi élégant qu’inspiré. La virtuosité de Christian McBride, le bassiste de la séance, ne l’empêche nullement de donner une solide assise rythmique à la musique. Si cette dernière privilégie le trio, les arrangements très soignés de l’album font parfois appel à d’autres instruments. Introduit en solo par McBride, Switch Blade, un blues, accueille progressivement le trombone de Robin Eubanks et la flûte d’Antonio Hart. Le vétéran Clark Terry fait entendre sa trompette et un scat marmonné de son invention dans un arrangement très réussi de Fleurette Africain(e). Omniprésente, Terri Lyne Carrington n’en fait pourtant jamais trop. Elle se réserve A Little Max pour dialoguer avec les percussions d’Arturo Stable, mais parvient surtout à ré-habiller ces morceaux sans les trahir, à nous en offrir une relecture provocante.    

Partager cet article
Repost0