Décembre : il pleut des récompenses pas toujours méritées. Mes
confrères journalistes n’ont décidément pas la même écoute que la mienne, ce qui offre des prix à une large diversité de disques. Les chapelles sont en effet nombreuses dans la maison du jazz
depuis longtemps parasitée par des musiques qui ne trouvent nulle part ailleurs à s’abriter. La publicité intensive et abusive de nombreux médias qui nivèlent par le bas, sortent de leurs poches
de nouveaux talents experts en poudre aux yeux, en est largement responsable. Que l’on soit blanc ou noir, indien ou chinois, on ne s’improvise pas jazzman. Il faut connaître l’histoire de cette
musique, son vocabulaire, sa grammaire. Le jazz chemine
aujourd’hui loin de la Nouvelle-Orléans qui l’a vu naître. Implanté sur d’autres terres, il s’inspire et se nourrit de nouveaux folklores, d'autres traditions musicales. La sophistication
harmonique européenne peut ainsi prendre le pas sur la polyrythmie africaine. Pourquoi pas si le lien n’est pas rompu avec les racines et les règles d’une musique née il y a plus de cent ans sur
le sol de la grande Amérique, si le jazz d’autres continents nous fait vibrer et ravive notre enthousiasme ! Mes palmarès n’occultent pas pour autant le jazz afro-américain. Ses musiciens
baignent dans le swing et le blues leur est parfaitement naturel. L’an dernier les enregistrements en solo y étaient majoritaires. 2012 a vu de
grandes réussites en trio, le piano restant toujours l’instrument roi de cette sélection forcément subjective. Choisir n’a pas été facile. D’autres albums m’ont interpellé. Ceux de
Jean-Pierre Mas, de Carlos Maza (aussi remarquable à la guitare qu’au piano dans “Descanso Del Saltimbanqui”), de Dave King (avec Bill Carrothers jouant un piano
inhabituel dans le fascinant “I’ve Been Ringing You”) méritaient de compter parmi mes 13 finalistes. Je vous
rappelle que cette chronique est la dernière de l'année. Après vous avoir souhaité mes vœux, le blogdechoc sommeillera jusqu'à la mi-janvier pour couvrir
la remise des Prix de l’Académie du Jazz, incontournable manifestation jazzistique de la nouvelle année. Puisse l'écoute de ces 13 disques vous donner autant de plaisir qu'ils m'en ont
procuré.
12 nouveautés…
-Enrico PIERANUNZI : “Permutation” (Cam Jazz / Harmonia Mundi).
Chroniqué dans Jazz Magazine / Jazzman n°634 - février (Choc)
L’un de nos meilleurs pianistes européens dans une forme éblouissante grâce à Scott Colley (contrebasse) et à Antonio Sanchez (batterie) qui le poussent à jouer son meilleur
piano et à renouveler sa musique. Souvent construites sur des ostinato, les nouvelles compositions d’Enrico Pieranunzi favorisent le jeu
collectif, le trio sous tension apportant une réelle dynamique à la musique. On a découvert sa puissance de feu en mars dernier à Roland Garros. Le disque traduit aussi sa perméabilité au
lyrisme. La polyrythmie intensive de Sanchez, la contrebasse mobile et chantante de Colley sont ici au service d’un maître de l’harmonie qui écrit des thèmes admirables.
-Aaron GOLDBERG, Omer AVITAL, Ali JACKSON : “Yes !” (Sunnyside / Naïve).
Chroniqué dans le blogdechoc le 24 mars
Aaron Goldberg, Omer Avital et Ali Jackson se connaissent depuis si longtemps
qu’une seule journée de studio leur a suffi pour enregistrer neuf morceaux miraculeux, souvent en une seule prise. Ils partagent des idées communes sur la musique, sont attachés aux traditions du
jazz, à son vocabulaire, accordent priorité au swing et au feeling, leur discours restant profondément
ancré dans le blues. Au programme, des compositions de Duke et Mercer Ellington, de Thelonious Monk, mais aussi Maraba Blue,
composition d’Abdullah Ibrahim qui place avec subtilité le rythme au cœur de la musique. Ali Jackson l’installe en douceur en claquant dans ses doigts, le blues s’affirmant dans
le piano solaire et chantant de Goldberg, ici très inspiré.
-Chick COREA, Eddie GOMEZ, Paul MOTIAN : “Further Explorations” (Concord / Aurelia). Chroniqué
dans le blogdechoc le 10 avril
Après avoir consacré des disques à Thelonious Monk
(“Trio Music”) et à Bud Powell, pianistes qui l’ont notablement influencé, Chick Corea entreprend de relire Bill Evans qui marqua lui-aussi son jeu pianistique. Proche de Powell par ses attaques, son jeu percussif, il l’est d’Evans par ses choix harmoniques, son
approche romantique du clavier. Les meilleurs moments de deux semaines de concerts au Blue Note de New York nous sont proposés dans ces “Further Explorations” – le titre fait référence à
“Explorations”, un disque que Bill enregistra en 1961 pour Riverside. Paul Motian y officiait à la batterie. Quant à Eddie Gomez, il fut pendant onze ans le bassiste de Bill. Tous deux donnent des ailes au pianiste qui survole avec bonheur un répertoire parfaitement
adapté à son hommage.
-Ahmad JAMAL : “Blue Moon” (Jazz Village / Harmonia Mundi). Chroniqué dans le blogdechoc le 19 avril
Avec “Blue Moon”, Ahmad Jamal change de bassiste et donne une dynamique nouvelle à sa musique ce qui
la rend plus excitante. Attentive, sa section rythmique qui fut celle de Wynton Marsalis comble les silences de son piano orchestral,
installe une tension qui profite à jeu. Rejoignant Manolo Badrena, omniprésent aux percussions, Reginald Veal le nouveau bassiste et Herlin
Riley le batteur officient avec la précision d’un métronome. Les morceaux plus longs favorisent l’hypnose rythmique et c’est en toute quiétude que Jamal joue des cascades d’arpèges,
plaque des accords inattendus ou de gracieuses notes perlées dans son meilleur album depuis “The Essence” enregistré pour Birdology en 1995.
-Marc COPLAND : “Some More Love Songs” (Pirouet / Codaex). Chroniqué dans le blogdechoc le 19
avril
Sept ans après avoir enregistré les sept pièces de “Some Love Songs”, Marc Copland
en grave sept autres (six standards et une composition originale) dans “Some More Love Songs”, toujours avec Drew Gress à la contrebasse et Jochen Rückert à la
batterie. Émergeant de sa mémoire, elles se sont imposées naturellement au pianiste, comme si elles avaient choisi leur interprète. Comme à son habitude, Copland diffracte ses notes, les rend
liquides et transparentes, contracte ou allonge ses harmonies flottantes, apporte un soin extrême aux couleurs, à la résonnance de ses morceaux. Il enregistre souvent les mêmes thèmes et I Don’t Know Where I Stand de Joni Mitchell apparaît aussi dans “Alone”, un disque en
solo de 2009, également recommandable.
-Vincent BOURGEYX : “HIP” (Fresh Sound New Talent / Socadisc). Chroniqué dans le blogdechoc le 9
mai
Diplômé du fameux Berklee College of Music de Boston, Vincent
Bourgeyx s’immergea dans le blues et le swing auprès du tromboniste Al Grey et l’écoute des disques d’Oscar
Peterson fut déterminante sur sa vocation de pianiste. Après “Again”, album qui fit battre mon cœur et secoua mes oreilles, “HIP” son nouvel opus me fait pareillement tourner la tête. En
compagnie de Pierre Boussaguet à la contrebasse et d’André Ceccarelli à la batterie, il revisite le jazz et ses standards avec dans ses bagages une bonne
pratique de l’harmonie acquise lors de ses leçons de piano classique. Le disque contient des versions inventives de Daahoud, de Prelude to A Kiss, mais aussi des compositions
originales dans lesquelles Vincent fait danser ses notes et soulève l’enthousiasme.
-Philippe LE BARAILLEC : “Involved” (Out Note / Harmonia Mundi). Chroniqué dans le blogdechoc le 9 mai
Un pianiste d’autant plus rare qu’il donne peu de concerts et ne sort guère de
sa tanière si ce n’est pour donner des cours à la Bill Evans Piano Académie. Philippe Le Baraillec ne fait pas davantage de disques –
“Involved” n’est que son troisième album depuis “Echoes from my Room” en 1996. Tous nous sont
infiniment précieux car ils traduisent la sensibilité vive d’un musicien à fleur de peau qui joue des harmonies d’une grande acuité poétique. Avec Mauro Gargano à la
contrebasse et Ichiro Onoe à la batterie pour habiller ses silences et les rythmer, il peint une symphonie de couleurs dans laquelle toutes sortes de bleus s’offrent à l’oreille.
Il la partage avec Chris Cheek, un saxophoniste originaire de Saint-Louis, un mélodiste qui, comme lui, laisse respirer la phrase musicale
pour la rendre plus élégante.
-Brad MEHLDAU Trio : “Where Do You Start ?” (Nonesuch / Warner).
Chroniqué dans Jazz Magazine / Jazzman n°642 - octobre (Choc)
Deux excellents disques de Brad Mehldau ont été publiés cette
année : “Ode” en mars et “Where Do You Start ? ” en octobre. Le premier ne contient que des compositions originales et le second que des standards, le titre Jam étant une improvisation prolongeant Samba E Amor de Chico
Buarque. Si tous les deux ont été enregistrés aux mêmes dates (novembre 2008 et Avril 2011) avec le même trio (Larry Grenadier à la
contrebasse et Jeff Ballard à la batterie), “Where Do You Start ?” conserve ma préférence. Sans doute à cause du répertoire qui
mêle mélodies venant de la musique pop (Baby Plays Around d’Elvis Costello, Time Has Told Me de Nick Drake) et standards de jazz (Brownie
Speaks, Airegin et Where Do You Start ?, un thème de Johnny Mandel dont Brad joue en douceur la mélodie, en livre une version sensible et émouvante) Le grand disque d’un grand trio en veine d’inspiration.
-Fred HERSCH Trio : “Alive at the Vanguard” (Palmetto / Codaex). Chroniqué dans le blogdechoc le 10
octobre
Miraculeusement sorti d’un coma profond en 2008, Fred Hersch
joue depuis un piano admirable. Enregistré avec John Hébert et Eric McPherson, musiciens qui l’accompagnent aussi dans “Whirl” (Choc de l’année 2010), “Alive at
the Vanguard” reste d’une musicalité exceptionnelle. Hersch aime beaucoup ce club. L’ambiance, l’intimité du lieu, ses qualités
acoustiques agissent sur sa musique, sur ses improvisations qui pétillent d’intelligence. Dans les ballades qu’il aborde avec un feeling immense ou sur tempo rapide, il fascine par la fluidité de
sa musique (mélange de standards et de compositions originales souvent dédiées à des proches), par sa conception très souple du rythme. Ses progressions d’accords, les couleurs harmoniques qu’il
utilise révèlent la profonde intimité qu’il partage avec son piano.
-LAÏKA : “Come a Little Closer” (Classics & Jazz / Universal). Chroniqué dans le blogdechoc le 25
octobre
Laïka Fatien n’avait pas prévu d’enregistrer aussi vite. Un
besoin urgent d’évoquer son trouble amoureux, d’exprimer ses sentiments l’a conduit en studio plus tôt que prévu. Elle le fait ici avec les mots des autres, des mélodies associées à
Abbey Lincoln, Carole King et Nina
Simone. Des mots qui sont les siens dans Divine, juste un piano pour souligner le velours de sa voix. Elle souhaitait un orchestre de
chambre pour l’accompagner et Gil Goldstein lui a fourni des arrangements sobres qui traduisent bien son état d’âme. Pas de batterie,
quelques cordes et vents, la contrebasse de Rufus Reid et trois trompettes amies – celles de Roy Hargrove (qui joue surtout du bugle) d’Ambrose Akinmusire et de Graham Haynes répondent à sa voix qui murmure, chuchote et se love au creux de l’oreille. Amoureuse, Laïka n’a jamais aussi bien chanté que dans ce
disque, le plus émouvant de ses quatre albums.
-Marc JOHNSON / Eliane ELIAS : “Swept Away” (ECM / Universal). Chroniqué dans Jazz Magazine /
Jazzman n°643 - novembre (Choc)
Second disque de Marc Johnson pour ECM après “Shades of Jade”
publié en 2005, “Swept Away” sort également sous le nom d’Eliane Elias, son épouse. Une carrière de chanteuse lui permet depuis quelques
années d’atteindre un large public, mais c’est en tant que pianiste qu’elle dévoile ici la richesse de ses compositions et la grandeur de son art pianistique. Deux autres musiciens les
accompagnent, Joey Baron (batterie) et Joe Lovano qui s’exprime au ténor dans une
bonne moitié de l’album. Marc Johnson prend peu de solos mais fait sonner les notes
rondes et boisées de sa contrebasse. Outre Inside Her Old Music Box, morceau fascinant qu’il co-signe avec sa femme, il apporte Foujita, une pièce impressionniste aux notes flottantes, la plus belle pièce d’un disque remarquable.
-Cristina ZAVALLONI & RADAR Band : “La donna di cristallo” (Egea / Orkhêstra). Chroniqué dans le
blogdechoc le 11 décembre
Une chronique tardive dans le blogdechoc, n’empêche nullement ce disque de faire partie des meilleurs de l‘année. Son
originalité justifie sa présence. La chanteuse bénéficie d’arrangements aussi étonnants que réussis. Rassemblant huit musiciens remarquables, le Radar Band sert sa voix puissante et très souple de soprano, une voix au large ambitus ce qui lui permet de brusques sauts d’octaves. Cristina Zavalloni chante en français, en anglais et en italien ses compositions. Responsable des orchestrations étonnantes de l'album, Cristiano Arcelli son saxophoniste cosigne l’une d’entre elles. S’ils ajoutent des couleurs, trouvent d’heureuses combinaisons de timbres pour mettre son
chant en valeur, les musiciens se réservent aussi des espaces d’improvisation. Leurs chorus confèrent une belle spontanéité à ce petit opéra de chambre espiègle et créatif.
… et un inédit
-Keith JARRETT : “Sleeper” (ECM / Universal). Chroniqué dans le blogdechoc le 17
juillet
En avril 1979 le Belonging
Quartet de Keith Jarrett se rendit au Japon et donna plusieurs concerts à Tokyo. L’un d’entre eux fut publié dix ans plus tard sous
le nom de “Personal Mountains”. ECM en exhume un second cette année. On ne peut que s’en réjouir car malgré son importance dans l’histoire du jazz des années 70, le quartette européen
du pianiste nous laisse peu de disques. Retrouver le pianiste avec Jan Garbarek (saxophones et flute), Palle Danielsson (contrebasse) et Jon
Christensen (batterie) constitue bien un événement. Le répertoire de “Sleeper” recoupe les contenus de “Personal Mountains” et de “Nude Ants” enregistré live un mois plus tard (mai 1979)
au Village Vanguard de New York. Le seul inédit en est So Tender que Jarrett reprendra avec Gary Peacock et Jack DeJohnette. Ces morceaux n’ont pas
pris de rides. Garbarek y fait entendre ses notes brûlantes, sa sonorité âpre et expressive. En osmose avec lui, Jarrett fait chanter son piano, joue avec un lyrisme, une
intensité qui soulève et fait monter au ciel.
Photo montage © Pierre de Chocqueuse