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7 novembre 2011 1 07 /11 /novembre /2011 09:45

E.-Rava--Tribe-cover.jpgApôtre du free jazz dans les années 70, Enrico Rava utilisait le cri, la démesure paroxystique comme moyen d’expression. Privilégiant la mélodie, il préfère aujourd’hui souffler de la douceur, arrondir ses notes brumeuses pour les rendre plus belles. Trois ans après “New York Days”, un enregistrement new- yorkais qui compte parmi les grands opus de sa discographie, le trompettiste retrouve son groupe transalpin, mais sans Stefano Bollani qui possède son propre trio et donne des concerts en duo avec Chick Corea. Pour le remplacer, Enrico a engagé un jeune musicien qu’il suit depuis longtemps. Il l’a connu âgé de 12 ans et l’a vu travailler son piano sans relâche. « Pour continuer d’inventer j’ai besoin de me mettre en situation d’être surpris. Giovanni Guidi est comme Bollani ou Petrella : il m’étonne constamment. » On ne le serait pas moins à l’écoute de ce pianiste au toucher délicat qui possède un sens profond des couleurs, économise ses notes pour les placer aux bons endroits, et enrichit les thèmes par ses nuances. Rava reprend ici de vieux thèmes de son répertoire. Cinq des douze morceaux que contient l'album ont été précédemment gravés pour ECM, Label Bleu et Soul Note. Les trois premiers s’enchaînent parfaitement, comme s’ils avaient été conçus ainsi. Le mélancolique Amnesia introduit Garbage Can Blues qui, confié à un trio (piano, contrebasse, batterie), sert de prélude à Choctow. Émule de Paul Motian, son jeu mélodique allant de pair avec un travail sur les timbres de l'instrument, Fabrizio Sferra marque le temps sur la grande cymbale. Associée à la contrebasse complice de Gabriele Evangelista qui assure souvent une simple pédale, sa batterie rythme les dialogues de Rava et de Gianluca Petrella au trombone. Le thème de Cornettology relève du bop, mais très vite, le morceau bifurque, s’ouvre aux improvisations collectives des solistes, le ralentissement du rythme harmonique leur donnant une grande liberté. Invitée dans F. Express, la guitare de Giacomo Ancillotto en souligne la ligne mélodique. Tears For Neda nous tire effectivement des larmes. Son tempo est lent ; de ses notes chagrines coulent des pleurs. Une série de courtes compositions complètent l’album. Song Tree évoque le Miles Davis de Lonely Fire. Autre pièce modale et lente, Paris Baguette subjugue par la magie de son lyrisme, la trompette de Rava servant le cantabile avec une grande variété d’inflexions. Un des disques les plus attachants de l’année.

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31 octobre 2011 1 31 /10 /octobre /2011 15:54

R.-Bottlang--Teatro-Museo--cover.jpgAu début des années 80, dans le petit bureau qu’il occupait rue Liancourt, Jean-Jacques Pussiau me fit écouter “In Front”, le premier disque en solo de René Bottlang qu’il s’apprêtait à sortir sur Owl Records, l’opus 22 de son label. Un deuxième album “At the Movies” allait suivre deux ans plus tard. Je perdis de vue le pianiste suisse et sa musique pour la retrouver en 2003 avec “Solongo” publié par l’AJMI (Association pour le Jazz et la Musique Improvisée) que préside Jean-Paul Ricard. Revenant d’un long séjour en Mongolie, René y dévoile d’autres rythmes, une musique inspirée par ses rencontres avec des musiciens traditionnels, sa découverte d’un autre monde. Après “Trilongo” et “Artlongo”, l’AJMI édite aujourd’hui un nouvel enregistrement de René. Un disque que le pianiste partage avec deux musiciens aussi curieux que lui. On ne présente plus Barre Phillips, le premier contrebassiste qui a osé publier un disque solo entièrement improvisé (“Journal Violone”  en 1968). Quant à Christian Lété, s’il accompagna Claude Nougaro et pendant dix ans Charles Aznavour, il a été le batteur de l’ONJ de Claude Barthelemy, a joué avec moult jazzmen et n’a jamais cessé de constituer des groupes, le dernier en date avec Claude Terranova et Tony Bonfils. “Teatro Museo”  procède d’une autre démarche. Avec Barre Phillips et Christian Lété, René Bottlang converse en toute liberté, choisit de jouer une musique ouverte et collective. Rien ne semble avoir été prémédité dans ce disque qui prend le temps de respirer, de s’écouter. On y entend des cordes, du bois, du métal, des peaux vibrer et résonner. La musique est ici sons et matières. Sa nature tellurique touche à quelque chose de profond, de primitif dans ces improvisations entre trois instruments qui s’épaulent, inventent, parlent ensemble d’une même voix. Dans A l’écoute, Travellers, Sur un bateau jusqu’à une île, Post-Composum, l’harmonie structure le jeu collectif. Plus abstraites, les autres plages s’organisent davantage autour du rythme. Dans Handscript et Off to the Side, les mains frappent, percutent les instruments et participent au processus créatif. Au départ, You, Me and You n’est qu’un simple ostinato joué par le piano. Il déclanche des commentaires abondants, un foisonnement mélodique et rythmique pour le moins télépathique. Introduit par quelques notes obsédantes, Teatro Museo génère une improvisation collective fascinante et témoigne de la remarquable interaction d’un trio pas comme les autres.    

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24 octobre 2011 1 24 /10 /octobre /2011 10:00

Diego-Imbert-Next-Move--cover.jpgAyant choisi la contrebasse pour exprimer sa musique, Diego Imbert compose et arrange ses propres morceaux pour un quartette au personnel stable qui vit le jour en 2007. Garant du tempo, il stabilise le flux musical, lui donne une forte assise rythmique. La solidité et la logique de ses lignes de basse vont de pair avec l’attention qu’il porte aux mélodies, ces dernières guidant et inspirant son travail. Enregistré en octobre 2008, “A l’ombre du saule pleureur” mêlait déjà écriture et improvisation au sein de compositions ouvertes réservant de grands espaces de liberté aux solistes. Le groupe eut l’occasion de donner de nombreux concerts et ses membres apprirent à mieux se connaître, développant ensemble une véritable complicité dont tombent aujourd’hui des fruits réellement mûrs. Nul hasard donc si les rythmes, les mélodies et les improvisations s’agencent ici avec une remarquable fluidité. “Next Move” n’est que le second opus de la formation et pourtant la prise de risque, l’interactivité qui y règne font croire qu’elle existe depuis très longtemps. Se réservant de courts intermezzos, Diego écrit pour le bugle d’Alex Tassel, le saxophone ténor de David El-Malek, la batterie de Franck Agulhon, mais c’est ensemble que les protagonistes de cette aventure mettent les mains dans une pâte sonore qu’ils soulèvent et portent à bonne cuisson. Les compositions soignées séduisent par leurs couleurs, leurs justes proportions (équilibre parfait entre écriture et improvisation). Approchant les dix-huit minutes, la suite en quatre parties qui ouvre l’album est représentative de la musique qu’on y entend. Portés par le drumming foisonnant du batteur, les thèmes se voient exposés à l’unisson par des solistes qui développent des contre-chants, recherchent le dialogue tout en soignant l’aspect purement sonore de leur discours. De sombres nuages semblent traverser un troisième mouvement de forme chorale qui génère une improvisation collective gourmande des quatre instruments. Une certaine mélancolie se dégage de la plupart des ballades. November Rain se pare de couleurs automnales. Next Move et Snow ouvrent les portes du rêve, cette dernière pièce s’achevant par un solo de batterie inattendu. Les morceaux rapides sont tout aussi convaincants. Franck Agulhon fait danser ses tambours dans le funky Fifth Avenue. Les accords du bop propulsent vers les sommets des gratte-ciel l’énergique Electric City. La liberté insolente avec laquelle le tandem Alex Tassel / David El-Malek abordent le bref et allègre Shinjuku n’est pas très éloignée de celle que s’accordent Don Cherry et Gato Barbieri dans “Complete Communion”, le saxophoniste soufflant toutefois des phrases plus tranquilles et apaisées que celles, véhémentes, du ténor argentin. Quant à Diego Imbert, c’est souvent Dave Holland qu’il évoque par ses basses justes et précises, sa musique généreuse qui se passe de piano.

 

Pour fêter la sortie de leur album, Diego Imbert, Alex Tassel, David El-Malek et Franck Agulhon donneront un concert au New Morning jeudi prochain 27 octobre.

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12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 09:30

Denny-Zeitlin---Labyrinth--cover.jpgEnregistré en juillet 2008 et juin 2010, “Labyrinth” rassemble les meilleurs moments de deux concerts donnés par Denny Zeitlin au Ernie Shelton’s House de Sebastopol (Californie), un petit club intime (moins d’une centaine de places) qu’il apprécie pour la qualité de son public. Le pianiste (73 ans aujourd’hui) conserve intacts ses moyens techniques. Il articule parfaitement ses notes, contrôle leurs attaques et leurs résonances au sein d’un jeu dynamique qui met en valeur une main gauche puissante et espiègle. L’histoire du jazz reste présente dans sa musique. Le blues et ses ambiguïtés harmoniques, ses notes bleues qui oscillent entre les modes majeur et mineur, la teinte de façon particulière. Zeitlin aime aussi les intervalles distendus, les tensions dissonantes (septièmes majeures, quartes augmentées) souvent recherchées pour elles-mêmes. Son harmonie n’est pas toujours linéaire. Dans Footprints qui ouvre le disque, il tourne autour du thème, le segmente, en isole les huit premières mesures. Fruit d’une réflexion personnelle, le morceau de Wayne Shorter devient prétexte à des variations inattendues. Dancing in the Dark bénéficie d’une nouvelle jeunesse harmonique tandis que Sail Away et People Will Say We’re In Love inspirent à l’interprète de longues improvisations lyriques. Ce dernier joue un piano rubato et rêveur, s’attarde sur les mélodies qu’il décante et transforme, en fait ressortir les belles notes. Celles de As Long as There’s Music, presque une valse, sonnent avec beaucoup d’autorité. La composition de Jule Styne hérite de basses puissantes. Une main gauche virevoltante pose les arpèges et les notes perlées. Ce n’est pas la première fois que Zeitlin nous en offre une version enregistrée. Le chaloupé Brazilian Steet Dance a également fait l’objet d’enregistrements en solo, en trio et en duo. Slipstream et Labyrinth datent des années 60 et furent gravés pour Columbia. Cette dernière pièce, la plus longue de l’album, fascine par ses chausse-trapes. Le pianiste s’amuse à se tendre des pièges, explore sans jamais se perdre tout le registre de son clavier, utilise sa table d’harmonie comme un miroir sonore déformant. Il aime terminer ses concerts par des prestissimo éblouissants. Slipstream nous y prépare, un thème que Lazy Bird écrit par John Coltrane surpasse en pure virtuosité.

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26 septembre 2011 1 26 /09 /septembre /2011 11:00

M. Davis Live in Europe 1967, cover1967 : une année très riche pour Miles Davis sur le plan musical. Depuis que Wayne Shorter l’a rejoint en septembre 1964, le trompettiste possède un quintette régulier dont les membres le poussent à toutes les audaces. Avec eux, il enregistre de nouveaux morceaux, transforme et modernise en concert son ancien répertoire, le rend méconnaissable et neuf. « On pouvait garder un thème pendant un an, vous ne le reconnaissiez pas en fin d’année » raconte Miles dans son autobiographie. Sa santé revenue, Miles a repris la route. Tendue vers l’aigu, se passant de sourdine, sa sonorité ample et ronde semble plus brillante que jamais. Avec Shorter au saxophone ténor, Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et Tony Williams à la batterie, sa musique atteint une sophistication qu’elle n’a jamais encore possédée. Le quintette se produit à Chicago, Philadelphie, Boston et au Village Vanguard de New York, le saxophone de Joe Henderson s’ajoutant parfois à la formation. Après avoir entrepris une tournée sur la « côte ouest » en avril, le quintette de retour à New York enregistre en mai, juin et juillet de nouvelles compositions publiées dans “Sorcerer” (séances des 16, 17 et 24 mai) et “Nefertiti” (séances des 7, 13, 22, 23 juin et 19 juillet). Certains titres injustement écartés verront le jour beaucoup plus tard (notamment les trois compositions de Shorter que contient l’album “Water Babies”). Après de nouvelles dates en Californie, le groupe se rend en octobre en Europe. Organisée par George Wein et baptisée Newport Jazz Festival in Europe, la tournée réunit Thelonious Monk, Archie Shepp, Sarah Vaughan, Herbie Mann. Le musicien le plus âgé est le banjoïste Elmer Snowden, 67 ans. Le plus jeune, Tony Williams, en a seulement 21. Dix-sept villes sont visitées. Deux formations se produisent à chaque concert ce qui assure une rotation. Obligé certains soirs de partager la scène avec un Archie Shepp professant un free jazz radical « je n’arrivais pas à entrer dans ce qu’il faisait » (1), Miles ne garde pas un très bon souvenir de la tournée : « Il y avait trop de groupes, et ça a été rapidement la merde. »

 

Miles-Davis.jpgColumbia édite aujourd’hui en coffret (3 CD + 1 DVD) les concerts que Miles Davis et son quintette donnèrent à Anvers (28 octobre 1967), Copenhague (2 novembre) et Paris (6 novembre). Ceux filmés à Stockholm (31 octobre) et Karlsruhe (7 novembre) ont été précédemment inclus en 2009 dans le coffret “Miles Davis : The Complete Columbia Album Collection”  (70 CD). Il en existe des pirates. Le matériel audio présenté ici n’est pas non plus totalement inédit. Bien qu’illégalement édités, on trouve depuis longtemps les concerts d’Anvers et de Paris, mais ce dernier est pour la première fois publié dans sa totalité, bien complet de ses premiers morceaux, Agitation et Footprints. Il n’existait pas d’enregistrements publics officiels de cette période avant cette édition de bonne qualité sonore. Les bandes et les films proviennent des radios ou télévisions belge, française, danoise, allemande et suédoise.

 

Miles-Davis---Wayne-Shorter.jpgAu Plugged Nickel de Chicago, en décembre 1965, le quintette joue encore All Blues, If I Were a Bell, Four, Milestones, Stella by Starlight, So What, My Funny Valentine. Deux ans plus tard, le même groupe a enregistré quatre albums studio, renouvelant partiellement son matériel thématique. Il conserve ‘Round Midnight (joué à Anvers, Copenhague, Paris et Karlsruhe), On Green Dolphin Street (Anvers et Paris), I Fall in Love Too Easily (Paris et Karlsruhe), Walkin’ (Paris) et Agitation joué à tous ses concerts jusqu’en 1969. Enregistré en janvier 1965, il figure sur “ESP”, album dans lequel Miles n’a pas encore retrouvé son aisance à la trompette. Depuis quelques mois, il conçoit ses programmes comme des suites musicales et enchaîne ses morceaux : « Ma musique s‘étirait de gamme en gamme, je n’avais pas envie d’en briser le climat par des arrêts ou des pauses. Je passais directement au titre suivant. » Bien que sa sonorité tende déjà vers l’aigu, Wayne Shorter n’a pas encore adopté le soprano. Herbie-Hancock-copie-1.jpgIl composa Footprints à la demande du trompettiste qui souhaitait un nouveau morceau, et l’enregistra en février 1966 pour Blue Note (l’album“Adam’s Apple qu’il publia sous son nom). Le quintette en grava le 25 octobre une version profondément remaniée. “Miles Smiles” le renferme, avec Gingerbread Boy, une composition de Jimmy Heath provenant de la même séance. Le groupe les reprend sur scène ainsi que Riot et Masqualero inclus respectivement dans “Nefertiti” et “Sorcerer”. No Blues, un thème riff très bref qui permet à tous les musiciens d’improviser, complète un répertoire que Miles et ses hommes n’ont de cesse de transformer. Masqualero est presque méconnaissable. Au sein d’un même morceau, les mesures deviennent floues et incertaines, les mouvements mélodiques s’étirent ou se compriment. Enregistré à Anvers, Riot est survitaminé. Même constat pour ‘Round Midnight et On Green Dolphin Street exposés au feu de la mitraille de Tony Williams. La version enregistrée avec Bill Evans en 1958 permet de mesurer le chemin M.-Davis-Quintet-Live-Europe-1967--coffret.jpgparcouru. Pourtant au sein de cette agitation (le morceau porte bien son titre), les cinq musiciens parviennent à préserver leur espace sonore, à isoler leurs instruments des autres pour mieux organiser leurs chorus. Les faces plus sereines enregistrées à Paris Salle Pleyel en témoignent, notamment I Fall in Love Too Easily et On Green Dolphin Street. Le trompettiste écoute davantage sa rythmique, s’arrête plus souvent sur des notes tenues qui donnent de la respiration à ses phrases. Le piano d’Herbie lui offre aussi beaucoup d’espace : « Il m’arrivait de ne lui faire jouer aucun accord, juste un solo dans le médium, et je laissais la basse ancrer le tout. Ça sonnait d’enfer. » De bonne qualité (surtout celles de Copenhague), les images du DVD reflète bien l’interaction quasi télépathique qui règne au sein du groupe. En grande condition physique, contrôlant parfaitement sa sonorité, Miles n’intervient qu’à bon escient et laisse ses partenaires constamment inventer. Renouvelée par des métriques variées, par la densité polyrythmique que lui apportent une contrebasse et une batterie émancipées, cette musique ouverte reste disciplinée malgré sa tension. Modes et couleurs se substituent au fardeau des accords et rendent l’aventure fascinante.

 

(1) Les citations de cet article sont empruntées au livre de Miles Davis avec Quincy Troupe : “Miles, l’autobiographie” (Presses de la Renaissance, 1989).

 

PHOTOS : X /D.R.

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13 septembre 2011 2 13 /09 /septembre /2011 09:16

Leszek-Mozdzer--Komeda-cover.jpgKomeda : un titre énigmatique pour l’amateur de jazz qui n’est point cinéphile. C’est le nom de scène que s’était choisi Krzysztof Trzcinski, compositeur de musiques de films et jazzman né en Pologne en 1931, décédé en 1969 à Varsovie à l’âge de 38 ans. Médecin laryngologue à ses débuts, excellent pianiste - il pratiquait l’instrument depuis l’enfance - , Komeda se passionna pour le jazz moderne. Le sextette qu’il constitua en 1956 fut la première formation polonaise à en jouer. Trempant le bop dans une esthétique européenne, il parvient à l’enraciner dans la tradition musicale polonaise. Compositeur lyrique, il excella à créer des atmosphères poétiques et cinématographiques. Komeda signa ainsi de nombreuses B.O. dont celles des premiers films de son compatriote Roman Krzysztof KomedaPolanski. La plus célèbre est celle de “Rosemary’s Baby”. Son générique, une valse berceuse sur laquelle Mia Farrow vocalise, reste familière à l’amateur de jazz grâce aux versions que nous en ont données Stéphan Oliva (en solo) et le trompettiste Tomasz Stanko. Membre du quintette de Komeda, ce dernier participa en 1965 à l’enregistrement de l’album “Astigmatic”, l’un des plus importants opus jazzistiques du compositeur. Lullaby for Rosemary, coverPour lui rendre hommage, Stanko enregistra pour ECM un album entier de ses oeuvres en 1997, “Litania”, préservant ainsi sa mémoire. Le pianiste Marcin Wasilewski fit de même en 2004 avec le Simple Acoustic Trio (1). Leur disque, “Lullaby for Rosemary” (Not Two Records), n’a jamais été distribué en France. Il contient Sleep Safe and Warm (le thème principal de “Rosemary Baby”), et des morceaux que reprend aujourd’hui Leszek Mozdzer dans son premier enregistrement en solo pour le label ACT. 

 

L.-Mozdzer-1-c-Przemek-Krzakiewicz.jpgNé en 1971, Mozdzer jouit aujourd’hui en Pologne d’un statut de pop star qui peut inspirer méfiance. Depuis 1994, le très sérieux magazine Jazz Forum l’a toutefois élu chaque année meilleur pianiste polonais ce qui est une solide référence. L’écoute attentive de l’album le confirme. Bien que venu tardivement au jazz, Mozdzer compte de très nombreux enregistrements comme sideman et a gravé une quinzaine d’albums sous son nom. Pianiste virtuose possédant une technique impressionnante, il se fit connaître en 1994 par ses improvisations sur des thèmes de Chopin. S’il n’a pas encore le métier de son compatriote Vladyslav Sendecki dont la musique, moins chargée, gagne en profondeur, Mozdzer hypnotise par la richesse de son langage harmonique, ses nombreuses notes perlées, ses cascades d’arpèges élégantes aux couleurs dignes d’un arc-en-ciel, et nous fait redécouvrir les musiques de Komeda sur un mode très personnel. T. Stanko, Litania coverBeaucoup plus rapide que l’original, sa version de Svantetic devient un exercice de pure virtuosité. Mozder en a supprimé l’introduction, un émouvant choral traité comme un lamento par  Stanko qui, dans “Litania”, accentue l’aspect plaintif de la composition (2). Komeda la dédia à son ami Svante Foerster, poète et écrivain suédois. Leszek Mozdzer gomme également le côté tragique de Night-time, Daytime Requiem, une pièce de 1967 dédié à John Coltrane qu’il préfère onirique, son approche impressionniste la chargeant de mystère. Son adaptation pour piano reste toutefois un tour de force, Mozdzer parvient à unifier les différentes parties de l’œuvre, une des plus longues que Komeda composa pour le jazz. Il fait de même avec The Law and the Fist, partition que Komeda composa en 1964 pour “Prawo i Pesc” (“La loi et le poing”), un film de Jerzy Hoffman, sa transcription enrichie de nombreuses variations Krzysztof Komeda, Astigmatic coverpianistiques accentuant le romantisme de cette belle page d’écriture musicale. Sa version de Sleep Safe and Warm convainc moins que celle d’Oliva qui en a pénétré l’essence et mis à nu la beauté. Mozdzer est plus à l’aise dans Ballad for Bernt, Cherry et Crazy Girl initialement interprétés par un quartette comprenant saxophone, piano, contrebasse et batterie, de vrais morceaux de jazz que Roman Polanski utilisa en 1961 dans son premier long-métrage “Le couteau dans l’eau” (3). Egalement repris par Stanko, Ballad for Bernt apparaît particulièrement réussi. Les notes lumineuses et élégantes du pianiste, aussi pétillantes qu’une eau gazeuse, bercent la pièce d’une lumière tamisée. Cherry est beaucoup plus vif, presque acrobatique, et Crazy Girl éblouit par les harmonies scintillantes que Mozdzer fait surgir de ses doigts. Le disque se termine sur une délicieuse version de Moja Ballada, un thème que Komeda écrivit en 1958. Les jazzmen aiment le reprendre et la version décontractée et sensible qu’en donne Leszek Mozdzer est tout simplement magnifique. 

 

(1) Slawomir Kurkiewicz (contrebasse) et Michal Miskiewicz (batterie) complètent le groupe devenu le Marcin Wasilewski Trio (3 albums enregistrés sur ECM).

 

(2) Komeda joue cette longue pièce (15’50) avec son quintette dans l’album “Astigmatic”.

 

(3) Le réalisateur Jerzy Skolimowsky dont certains films ressortent dans les salles parisiennes - “Deep End”, “Travail au Noir”, “Le départ” (musique de Komeda jouée par Don Cherry) - travailla avec Polanski sur le “Couteau dans l’eau”. Avec le cinéaste Andrzej Wajda, il écrira le scénario des “Innocents Charmeurs” (“Niewinni Czarodzieje”), film que ce dernier réalisa. Krzysztof Komeda en composa la musique.

 

PHOTOS : Krzysztof Komeda © X/D.R. - Leszek Mozdzer © Przemek Krzakiewicz / ACT Records

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7 septembre 2011 3 07 /09 /septembre /2011 10:02

Ben Williams, coverS’il a beaucoup joué avec le saxophoniste Marcus Strickland qu’il invite dans cet album, Ben Williams s’est fait connaître comme le contrebassiste de Jacky Terrasson. Lauréat de la prestigieuse Thelonious Monk Competition en 2009, il aime les basses chaudes et boisées. Tel un conteur, il tient et développe des discours mélodiques qui sont en soi de vraies histoires. Enregistré à New York en juin 2010, “State of Art” traduit son intérêt pour de nombreux genres musicaux. S’il admire et respecte les vieux standards, Ben aime aussi le funk, le hip hop, et dans les notes de livret du CD avoue avoir été inspiré par Stevie Wonder et Michael Jackson dont il reprend des titres, confie être davantage en phase avec la musique des années 90 qu’avec celle des années 40. Très varié, “State of Art”  fait entendre un contrebassiste sûr de lui et révèle un arrangeur talentueux. Le disque bénéficie d’une production très soignée, les instruments mis en valeur par un mixage servant les musiques proposées. Malheureusement, Ben n’a pu s‘empêcher d’inviter un rappeur, John Robinson, dans The Lee Morgan Story. Bien qu’amélioré par des « obbligatos » (commentaires improvisés) de trompette de Christian Scott, le morceau reste très éloigné de mes conceptions esthétiques. Sans cette regrettable faute de goût et un banal et survitaminé Mr. Dynamite, cet opus serait presque parfait. Il contient de bonnes compositions souvent exposées par Strickland au ténor ou au soprano. On goûtera particulièrement ses solos dans Part-Time Lover, Things Don’t Exist et Dawn of a new Day dont le tempo médium et chaloupé assoit confortablement la musique. Les premières plages de l’album sont résolument funky avec Gerald Clayton au Fender Rhodes. Home, une tournerie irrésistible, confirme pour ceux qui en douteraient que chez Ben Williams le groove est parfaitement naturel. Mais très vite, les spécificités du jazz s’imposent à l’auditeur, les chorus des musiciens s’intégrant parfaitement dans les orchestrations diversifiées du leader. A la guitare, Matthew Stevens tient un rôle important dans Part-Time Lover, se révèle inspiré dans Dawn of a New Day et November, morceau porté à incandescence par les percussions d’Etienne Charles. Au piano, Gerald Clayton impressionne dans Little Susie, un thème accrocheur de Michael Jackson brillamment réarrangé. Comme dans Things Don’t Exist, un quatuor à cordes en renforce le motif mélodique. Jaleel Shaw y brille au soprano et November doit beaucoup à sa partie d’alto. Dans cet album que rythme avec souplesse et à-propos Jamire Williams à la batterie, la contrebasse tient une place importante. Ben s’y affirme comme soliste. L’intro de Little Susie lui est entièrement confiée. “State of Art” se referme sur une étonnante version modale de Moonlight in Vermont. Contrebasse et guitare y mêlent subtilement leurs cordes, le piano lui donnant une nouvelle dimension onirique.        

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11 juillet 2011 1 11 /07 /juillet /2011 00:00
CD-covers-ete-2011.jpgCertains se noient dans des verres d’eau, d’autres sous des piles de CD. Les écouter prend du temps. Les chroniquer encore plus. Les meilleurs d’entre eux font l’objet des pages d’écriture de ce blog ou de papiers dans Jazz Magazine / Jazzman. Pas tous. Trop de bons disques sortent parfois le même mois et le temps me manque pour vous en parler. J’ai donc décidé d’en repêcher quelques-uns. Si les chroniques que je leur consacre sont plus brèves que d’habitude, ils méritent autant d’attention que les autres. J’aurai eu mauvaise conscience de mettre ce blog en sommeil pour l’été sans vous les avoir conseillés. Bonne écoute à tous et à toutes. Votre blogueur de Choc.

 

Keith Brown, coverKeith BROWN

Sweet & Lovely 

(Space Time Records/Socadisc) 

 

Premier album pour Keith Brown, jeune pianiste originaire du Tennessee et fils de Donald Brown, pianiste et compositeur à la discographie imposante. Pour le produire, Xavier « grandes oreilles » Felgeyrolles, noctambule invétéré que l’on rencontre souvent dans les clubs de la rue des Lombards, a cassé sa tirelire, un cochon rose en porcelaine. Son label abrite quelques-uns des meilleurs jazzmen américains, mais les esgourdes de Xavier ont sonné comme les trompettes qui mirent à mal les murailles de Jéricho le jour où le jeune saxophoniste (alto et soprano) Baptiste Herbin a croisé son chemin. Il rejoint Keith sur deux plages qui ne dévoilent pas sa vraie valeur. Stéphane Belmondo a davantage de métier dans celles dans lesquelles il est convié, mais c’est avec le trio qui l’accompagne, Essiet Okon Essiet à la contrebasse et Marcus Gilmore à la batterie, que Keith Brown révèle la grande qualité de son jeu, un piano trempé dans le blues et la tradition du jazz qui procure un plaisir immédiat dans Meudon by Night, Just Friends et You don’t Know What Love Is, une pièce en solo débordante de feeling. (Paru le 15 avril).

 

Sinne-Eeg--cover.jpgSinne EEG  

“Don't Be so Blue

(Red Dot Music/Integral distribution)

 

Les amateurs de jazz vocal auraient bien tort de passer à côté de cet album, le cinquième de son auteur, une chanteuse danoise fêtée dans les pays scandinaves, mais encore ignorée du public français. Sinne Eeg impressionne par son physique de sportive de haut niveau, mais cette mezzo soprano possède surtout une voix très juste, sa large tessiture lui permettant d'aborder le scat de manière très originale. Enregistré en quartette avec un pianiste qui sait lui choisir les harmonies les plus délicates (Jacob Christoffersen) et une section rythmique comprenant le batteur le plus réputé du royaume du Danemark (Morten Lund), celui là même qui accompagne Stefano Bollani dans plusieurs de ses disques, “Don’t Be so Blue” s’écoute avec un plaisir sans cesse renouvelé. Outre le fait qu’elle compose d’excellents morceaux, Dame Eeg reprend avec bonheur des standards et nous livre une version particulièrement émouvante de Goodbye, un thème de Gordon Jenkins, une mélodie que Benny Goodman adorait. (Paru le 23 mai).

 

PG-Project--cover.jpgPierre GUICQUERO PG Project 

“Bleu Outre Mémoire”

(Black & Blue/Socadisc)

 

Avec ses Be-Bop Stompers, Pierre Guicquéro joue des standards de bop à la sauce néo-orléanaise, mais c’est à la tête de son PG Project, formation de sept musiciens comprenant quatre souffleurs que Pierre, tromboniste et auvergnat, donne vie à ses propres compositions. Des morceaux festifs et joyeux, comme en témoigne le titre Bleu Outre Mémoire qui donne son nom à l’album. Confiés aux voix mélodiques des cuivres et des anches, ils s’enracinent dans l’histoire du jazz. Le blues, le jazz néo-orléanais tendent la main à un hard bop funky et convivial dont la virtuosité est toujours musicale. Pierre est aussi un arrangeur plein de ressources qui mêle habilement les timbres des instruments dont il dispose. Outre son trombone, le PG Project comprend un trompettiste qui joue du bugle et deux saxophonistes qui pratiquent plusieurs instruments ce qui diversifie les combinaisons et les couleurs sonores. Une excellente section rythmique avec piano (Bruno Martinez) complète le groupe dont les notes bleues de leur disque n’oublient pas de swinguer. (Paru le 4 avril).

 

Gretchen-Parlato--cover.jpgGretchen PARLATO

The Lost and Found 

(ObliqSound/Naïve)

 

In a Dream” son album précédent a placé sur orbite cette chanteuse, lauréate de la fameuse Thelonious Monk International Competition en 2004. Co-produit par le pianiste Robert Glasper au Fender Rhodes dans In a Dream Remix, ce nouveau disque est pourtant beaucoup plus réussi. Gretchen Parlato a un style, une manière de phraser qui n’est pas habituelle. Une voix juvénile et transparente psalmodie d’étranges vocalises, chuchote les paroles des chansons qu’elle interprète, les étale avec nonchalance. Gretchen chante les siennes, reprend des morceaux de ses musiciens, et propose des versions très originales de Blue in Green (Miles Davis) Juju (Wayne Shorter) et Holding Back the Years (Simply Red). Organisés autour des nappes sonores des claviers confiés à Taylor Eigsti – les quelques chorus qu’il s’offre au piano acoustique retiennent l’attention – , les arrangements minimalistes de l’album renforcent l’aspect hypnotique de la musique. Cette simplicité sied à la chanteuse qui nous offre un disque pour le moins envoûtant. (Paru le 3 mai).

 

Pieranunzi-Plays--cover.jpgEnrico PIERANUNZI

 Plays Bach, Handel & Scarlatti 

(Cam Jazz/Harmonia Mundi)

 

Enrico Pieranunzi entretient depuis longtemps des rapports étroits avec la musique de tradition savante européenne. Il en a beaucoup joué dans sa jeunesse, menant une carrière de concertiste et enseignant le piano classique aux élèves du conservatoire de Frosinone. Il y a trois ans, le maestro enregistra un disque de sonates de Domenico Scarlatti, le « maestro al cembalo » de son temps. Enrico en reprend quelques-unes au piano. Aux  versions qu‘il nous donne s’ajoute celles qu’il a sélectionnées pour ce nouveau disque et qu’il interprète sur un Steinway et un piano-forte. A Venise, Scarlatti s’était lié d’amitié avec Haendel. Ils étaient nés en 1685, comme Bach, d’où l’idée de leur consacrer cet enregistrement. De Bach, Enrico nous livre des chorales admirables (BWV 402 et BWV 122/6 Das neugeborne Kindelein Le petit enfant nouveau-né écrite pour le premier dimanche après Noël). De Haendel il reprend la Sarabande en mi mineur HWV 438. Chaque pièce de ces trois compositeurs se voit précédée ou suivie d’une improvisation, Enrico passant de l’écrit à l’improvisé avec un brio, une facilité déconcertante. (Paru le 19 mai).

 

Taborn---Avenging-Angel--cover.jpgCraig TABORN

“Avenging Angel”

(ECM/Universal)

 

Craig Taborn s’est fait connaître auprès de James Carter qu’il accompagne dans ses premiers et meilleurs albums. On trouve surtout son piano dans des enregistrements de musiciens qui recherchent l’aventure de la modernité. Il a fait peu de disques sous son nom et “Avenging Angel”, le premier qu’il enregistre pour ECM dépasse largement le cadre du jazz. Treize pièces improvisées en constituent le programme. Certaines d’entre-elle plongent dans un univers sonore abstrait dont le fil conducteur mène toujours quelque part. D’autres, romantiques et tonales, séduisent par leurs couleurs, leurs notes rêveuses et hypnotiques. Sa musique est étroitement liée aux possibilités de l’instrument sur lequel il joue. Il utilise ainsi comme « pure source sonore » le Stenway D mis à sa disposition pendant cette séance de deux jours au cours de laquelle d’autres morceaux furent enregistrés. Attachant beaucoup d’attention aux timbres, aux harmoniques de son piano, Craig captive par sa capacité à le faire sonner, obtenant avec peu de notes un tissu orchestral riche et diversifié. (Paru le 6 juin).

 

Tristano-bachCage--cover.jpgFrancesco TRISTANO

“bachCage 

(Deutsche Grammophon/Universal)

 

Né en 1981, diplômé de la Julliard School de New York, lauréat du 6ème concours international de piano XXe siècle d’Orléans, Francesco Tristano est un des rares concertistes classiques qui se permet d’improviser. Son adaptation des Quatre Saisons et l’album qu’il consacre aux toccatas de Girolamo Frescobaldi contiennent des pièces et des interludes improvisés. Si ses compositions mâtinées d’electro sont moins évidentes, le pianiste est un formidable interprète du répertoire du XXe siècle. On lui doit un enregistrement très convaincant des œuvres pour piano de Luciano Berio. Dans “bachCage”, Bach rencontre John Cage né en 1912, leurs œuvres s’éclairant mutuellement. Entre la Partita n°1 en si bémol majeur du premier que jouait si bien Dinu Lipatti, The Seasons de Cage, et une version inouïe d’In a Landscape, l’un des plus beaux morceaux composés par ce dernier, Tristano ose de courtes et brillantes incises de sa propre musique. Le disque fascine aussi par sa prise de son. Enregistré avec de très nombreux micros, il a bénéficié de multiples procédés de modification du son au cours de sa postproduction. (Paru le 9 mai).

 

Double-Messieurs--cover.jpgJean-François ZYGEL -

Antoine HERVE

“Double Messieurs”

(Naïve Classique)

 

Pas évident les duos de piano. Plus difficile que le solo, l’exercice demande une attention de tous les instants. Il faut aussi très bien connaître son partenaire, surtout lorsqu’il s’amuse à pimenter le jeu collectif par des notes liftées qu’il s’agit de saisir au vol, faire rebondir en permanence un dialogue créatif. Jean-François Zygel et Antoine Hervé se rencontrèrent dans la classe de répétition de Marie-Louise Lemitre qui préparait au Conservatoire de Paris, « une main de fer dans un gant de velours » qui dispensait une formation solide. On le constate dans le programme de ce CD enregistré dans six villes françaises entre octobre 2009 et août 2010, un florilège de moments inspirés dans lequel le swing chaloupe des lignes mélodiques souvent empruntées à des thèmes classiques. Les cascades de notes perlées ludiques et romantiques, les acrobaties malicieuses de ces improvisations aux cadences infernales achèvent de convaincre. (Paru le 7 avril).

 

De Wilde, colors, coverLAURENT DE WILDE

 “Colors of Manhattan” - “Open Changes”

(Gazebo/L’autre distribution)

 

Deux des albums que Laurent de Wilde avait enregistré pour IDA Records au début des années 90 sont ressortis en digipack. “Colors of Manhattan” (1990) rassemble un exceptionnel quartette autour du pianiste. A la trompette ou au bugle, Eddie Henderson souffle des notes bleues et colorées dans un  répertoire dont on savoure la douceur des ballades. Ira Coleman à la contrebasse et Lewis Nash à la batterie servent idéalement les solistes, le piano élégant de Laurent ponctuant avec douceur les propos du trompettiste. Inoubliable version onirique de Fleurette Africaine. En trio De Wilde, Open Changes, coveravec Ira Coleman et Billy Drummond (batterie), “Open Changes” (1992) est davantage centré sur le piano de Laurent qui pose sur des standards ses propres harmonies. A l’exemple d’Ahmad Jamal, sa principale inspiration d’alors avec Herbie Hancock, il choisit d’épurer son jeu, parvient à nous éblouir avec peu de notes. Il leur donne de l’oxygène, les aère par ses silences. Les couleurs de ses voicings, la finesse de son touché achèvent de nous convaincre qu’il s’agit bien du plus bel opus en trio du pianiste. (Parus le 20 juin)

Photo montage avec demoiselle © Pierre de Chocqueuse

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6 juillet 2011 3 06 /07 /juillet /2011 09:30

Aeroplanes--cover.jpgCe disque, le premier qu’enregistre sous son nom le benjamin de l’ONJ, s’ouvre sur une musique évoquant le bourdonnement d’une guêpe : « Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane, il est très haut, très haut » écrit Marcel Proust dans sa "Recherche". Débordant d’idées, Antonin-Tri Hoang confie ses partitions de papier à Benoît Delbecq. Ensemble, ils parviennent à les faire voler car, privilégiant le son à la technique (Hoang qui n’en manque pas fait l’effort de l’oublier), les deux hommes donnent un souffle réel à une musique en apesanteur portée par les grands vents du jazz et de la musique contemporaine qui se tendent la main sur la crête des nuages. Il fallait le piano de Delbecq pour habiller ces pièces, leur donner la forme sonore et rythmique qu’elles ont fini par acquérir. Son univers sonore si particulier ne s’accorde pourtant pas avec tous. Benoît possède trop de personnalité pour assumer le rôle d’un simple faire valoir. Antonin-Tri ne lui a rien demandé de tel. Bien au contraire, il l’a totalement associé à son projet, lui proposant des esquisses, des partitions inachevées propices aux rêves partagés. Benoît y a ainsi ajouté ses sonorités envoûtantes, modifiant parfois le timbre de son instrument en plaçant entre les cordes métalliques de son instrument des gommes ou des morceaux de bois. Ainsi préparé, son piano peut devenir instrument de percussion, sonner comme un balaphon comme dans Fin de séance qu’il a lui-même composé. Car Benoît Delbecq entretient un rapport très physique avec le son le peaufine, le travaille comme nul autre. Les timbres, les couleurs ont pour lui autant d’importance que les rythmes. Les deux complices jouent de belles séquences mélodiques à l’unisson, improvisent de longues notes tenues, saxophone alto, clarinette basse (Antonin-Tri Hoang pratique ces deux instruments) ou piano pouvant à tout moment infléchir son discours, lui faire prendre une autre direction. Il y a beaucoup de liberté dans ces compositions rigoureuses et sobres. Leur richesse sonore est le fruit d’une commune alchimie, émulation créatrice donnant des ailes à une musique qui vole très haut, très haut, pour embrasser le bleu du ciel.     

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24 juin 2011 5 24 /06 /juin /2011 00:00

Bill-Carrothers-Vanguard-cover.jpgSitué dans Greenwich Village, le Village Vanguard a vu passer dans ses murs les géants de l’histoire du jazz, le nom de Bill Evans venant immédiatement à l’esprit lorsque l’on évoque ce lieu mythique. Bill Carrothers s’y est produit six soirs de suite en juillet 2009 avec Nicolas Thys à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie, une section rythmique que l’on trouve dans d’autres disques du pianiste (1). La même année, en janvier, Carrothers enregistrait à Munich quelques thèmes du répertoire de Clifford Brown, des morceaux du trompettiste, mais aussi des compositions de Richie Powell (le frère cadet de Bud) et quelques standards que Brownie aimait reprendre. Les deux sets du concert du 18 juillet débutent par des thèmes de Clifford, Tiny Capers et Junior’s Arrival dont les tempos rapides favorisent les acrobaties harmoniques. Le pianiste connaît parfaitement le vocabulaire du bop. Il peut jouer beaucoup de notes comme dans Gerkin for Perkin, mais préfère éblouir autrement de ses dix doigts. Il a appris l’importance du silence et s’attache à faire ressortir la profondeur mélodique des morceaux qu’il interprète. Son piano rubato en ralentit souvent les rythmes. Les tempos lents ouvrent les portes du rêve et Bill nous invite à y entrer. Couplé avec Delilah, Joy Spring n’a plus rien d’un morceau de bravoure et Time emprunte des chemins de traverse, des sentiers qui bifurquent, mais conduit au jardin secret du pianiste dans lequel l’harmonie se confronte au silence intérieur, au travail de la mémoire. Une version inhabituellement grave et pesante de Jordu introduit This is Worth Fighting For, un vieux thème de Jimmy Dorsey de 1942. Bill questionne les musiques de l’Amérique, s’intéresse à ses standards oubliés. Bill Carrothers & Nic ThysL’ange du bizarre le pousse à greffer des accords nouveaux sur des pièces anciennes, à y introduire des dissonances inattendues, à jouer un piano sombre et austère qui refuse l’ornement pour aller à l’essentiel. Nicolas Thys et Dré Pallemaerts l’accompagnent depuis trop longtemps pour se laisser surprendre par un pianiste qui laisse souvent ses doigts vagabonder à la recherche d’atmosphères. Bill laisse beaucoup chanter la contrebasse, lui ménage des chorus mélodiques, lui fait longuement introduire Jordan is a Hard Road to Travel, un traditionnel qu’il a enregistré en solo dès 1993 dans “The Blues and the Greys”, un disque consacré à la musique de la guerre civile américaine. Sa version onirique et sensible de Let’s Get Lost est un des sommets du premier des deux disques de ce double CD, le premier qu’édite le label Pirouet. Il correspond au premier set qui s’achève sur Those Were the Days, un tube pour la chanteuse Mary Hopkin en 1968. Malgré la présence de quelques standards - Blue Evening que chantait Ray Eberle au sein du Glenn Miller Orchestra, Days of Wine and Rose magnifiquement interprété en solo - , le second CD contient davantage de morceaux de Carrothers. Construit sur les accords d’I Got Rhythm, le tonique Discombopulated relève du bop, mais le pianiste s’abandonne davantage, joue un piano de plus en plus sensible au fur et à mesure que se déroule la soirée. Bill pense à sa famille, à Peg son épouse (le morceau débute comme La lettre à Elise), à la neige qui, l’hiver, l’isole dans sa maison proche de Mass City, une petite ville du Michigan (Snowbound, Our House). Cette mélancolie qui le gagne, il parvient à la transmettre, la musique réveillant nos propres souvenirs.

 

(1) “Swing Sing Songs”  (2000) et “I Love Paris” (2004).

 

PHOTO Bill Carrothers & Nicolas Thys ©  Pierre de Chocqueuse

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