29 mai 2010
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Sideman dans une centaine d’albums
studio (on trouve son nom associé à Jaco Pastorius, Joe Henderson, Miroslav Vitous, Michael et Randy Brecker, Tomasz
Stanko, Peter Herbolzheimer, Michal Urbaniak et beaucoup d’autres), Vladyslav Sendecki reste pourtant à peu près inconnu des amateurs
de jazz français. Né en Pologne en 1955, pianiste classique passé au jazz après une carrière de concertiste, Sendecki a constitué plusieurs groupes importants dans son pays avant d’émigrer
en Suisse et travailler aux Etats-Unis. Installé en Allemagne depuis 1995, il est aujourd’hui le pianiste du célèbre NDR Big Band basé à Hambourg, l’un des meilleurs orchestres
de jazz européen. Après “Piano“, un premier disque en solo publié en 2007 sur un petit label indépendant, Provocateur Records, Vladyslav Sendecki en sort un second sur ACT.
Enregistré au Schloss Elmau, magnifique château niché au cœur des Alpes bavaroises, l’album s’ouvre sur deux thèmes traditionnels. Brodant de nombreuses variations sur leurs éléments mélodiques,
Sendecki les décline sur des tempos variés, modèle sans cesse de nouveaux paysages sonores. Formé au piano classique (il a étudié la composition avec Krzysztof Penderecki et
Henryk Górecki), il sait faire sonner son instrument, donner de la dynamique à ses notes, et met son toucher élégant au service d’harmonies raffinées. Sa virtuosité sert la
fluidité de la phrase qu’il rythme sur différents tempos, introduisant de brefs passages fugués, des répétitions de fragments mélodiques. Tendres et romantiques, ces deux premières pièces,
surtout la seconde, traduisent la sensibilité du pianiste qui, abandonné à la rêverie, fait chanter les notes enchanteresses de Wiegenlied. Le swing et le blues s’introduisent
dans cet univers romantique avec Lily of the Valley, une pièce de son frère Stefan. A Kind of blues s’ouvre par une improvisation contrapuntique. Sendecki sollicite alors toute
l’étendue de son clavier, fait puissamment sonner ses notes et leur donne un relief saisissant. Le feu d’artifice se poursuit avec Karpaten Blues, morceau au sein duquel le pianiste
tricote des cascades d’arpèges, des gerbes de notes chatoyantes. Dans Obertas et Blackbird, les rythmes passent au premier plan, les phrases héritent de cadences soutenues.
Blackbird débouche sur une longue et fascinante improvisation. La main gauche joue un ostinato envoûtant. La droite ornemente, attaque et articule les notes avec précision et vélocité.
Jusqu’à la dernière plage de ces deux concerts (l’étonnant Evening Psalm dédié au violoniste Zbigniew Seifert), Vladyslav Sendecki subjugue et esbaudit
par un piano magnifique.
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21 mai 2010
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Les musiques des nombreux
groupes dans lesquels joue Marc Buronfosse ne sont pas forcément miennes. Le contrebassiste de Stéphane Guillaume (ce dernier
doublement récompensé cette année par l’Académie du Jazz) m’a fait parvenir son nouveau disque en quartette et j’avoue être complètement séduit. Par le son de prime abord, ample, soigné, mettant
les instruments en valeur. Mirrors la première plage nous plonge d’emblée dans un paysage onirique. Contrebasse et piano font circuler les notes du thème sur fond de percussions.
Le soprano expose une mélodie qui scintille, résonne et se développe naturellement, la musique prenant son temps pour se construire et respirer. Agréablement
surpris, on écoute le morceau suivant, The Cherry Tree, pour découvrir une musique ouverte et colorée qui regarde vers l’Orient, une ritournelle enchanteresse habillée de manière
très personnelle (une flûte de bambou en souffle les notes). Le saxophone baryton mène alors le bal, porte le groupe vers des sommets. Conquis, on écoute bien sûr l’album en entier pour découvrir
neuf compositions originales admirablement ciselées, une rythmique constamment réactive aux discours de deux formidables solistes. Jean Charles Richard (saxophones soprano et baryton, shenai et bansurî) et Benjamin Moussay (pianos acoustiques et synthétiseurs)
changent souvent d’instrument, en mêlent parfois plusieurs, chaque morceau possédant des couleurs spécifiques. Celles de Before the Second Round sont splendides. Piano acoustique,
synthétiseurs et saxophones entrelacent leurs sonorités. Le rythme prend chair pour encadrer et valoriser un flux musical mobile et changeant, une pâte sonore foisonnante et lyrique. La
contrebasse de Marc Buronfosse soutient une cathédrale sonore, sert humblement la musique sans jamais se mettre en avant.
Antoine Banville fait de même. Point de tambourinades superfétatoires, mais une batterie subtilement présente et de courts solos de Marc dans
Serial Blues et Treize qui conclut magnifiquement l’album, la parfaite interaction de la rythmique profitant aux solistes.
Benjamin Moussay joue son meilleur piano (After the Second Round, Serial Blues, Illinx Bassline
contiennent de très beaux voicings). Souffleur véloce et puissant, Jean-Charles Richard
trempe aussi ses lèvres dans un baume apaisant.
Ce disque, une autoproduction actuellement non disponible chez les disquaires, me
transporte et m’enchante. Son auteur se fera un plaisir de vous l’expédier contre une somme de 15 euros port compris. Son mel : contact@marcburonfosse.com - Son site : www.marcburonfosse.com
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29 avril 2010
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La mémoire semble nourrir les
visions musicales de Carine Bonnefoy. Souvenirs de ses racines polynésiennes que traduisent rythmiquement dans I Uta et I Tai les percussions d’André
Charlier, Jean-Luc Di Fraya et de Carine elle-même, réminiscences de ses travaux naguère effectués avec des musiciens et percussionnistes africains et antillais. Mais
Carine Bonnefoy est aussi un premier prix de Conservatoire qui arrange depuis des années sa musique, la met en forme, lui donne des couleurs pour le moins singulières. Confiés à
un orchestre de seize musiciens baptisé New Large Ensemble, cordes, vents, voix et percussions superposent leurs timbres dans des pièces qui semblent repousser les frontières du
jazz. Musique contemporaine, world music, elles échappent à toute tentative de classification précise, le jazz donnant rythme, mouvement et direction à son travail. Carine possède son propre
univers et met en scène les sons qu’elle imagine. Bien que souvent ponctuée par des tambours, sa musique tribale n’a rien de primitive. Elle témoigne d’un travail d‘écriture raffiné, ses audaces
rythmiques et harmoniques s’inscrivant dans le cadre d’une recréation personnelle et lyrique. Carine Bonnefoy n’imite personne. Chaque composition révèle des surprises, des
déroulements inattendus, la musique déployant ses fastes sans lourdeur aucune. Carine donne puissance et légèreté à ses combinaisons sonores au sein desquelles les violons soulignent et
respirent. Les voix en vocalises doublent parfois les lignes mélodiques, assurent les transitions entre les chorus. Les masses orchestrales fluides et légères mettent en valeur les solistes,
Stéphane Guillaume et Stéphane Chausse aux saxophones, Claude Egea à la trompette, Damien Verherve au trombone,
Frédéric Favarel à la guitare. Excellente pianiste, Carine intervient dans Soul Edge et Inner Dance et joue du piano électrique dans Water Slide et
Les Larmes de Noé, morceau accordant à
la voix une place importante.
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20 avril 2010
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Paul
Motian aime bien le Village Vanguard de New York. Il y a enregistré plusieurs albums avec Chris Potter que l’on retrouve ici. Ce dernier intégra très jeune
l’Electric Bebop Band de Motian et a souvent l’occasion de jouer avec lui. Le batteur se plait à assembler des formations à géométrie variable, expérimente inlassablement de
nouvelles combinaisons sonores ce qui l’oblige à fréquemment modifier le personnel de ses orchestres. Une semaine de concerts en trio au Village Vanguard en février 2009 nous offre la musique
d’un trio inédit. Car si Potter et Motian ont souvent travaillé ensemble, le batteur n’a rencontré qu’une seule fois Jason Moran. L’actuel pianiste de Charles
Lloyd adopte ici un jeu mélodique et étonne par sa capacité à aborder des styles de jazz très différents. Elève de Jaki Byard, il fut aussi celui d’Andrew
Hill et son piano caméléon ne cesse de surprendre. Quant à Motian, il est tout aussi déroutant et imprévisible. Il ne marque pas réellement le tempo, mais fournit un accompagnement
sonore percussif, rythme les couleurs qu’il peint sur la musique. Baguettes et balais glissent, frottent, martèlent, caressent peaux et métaux. Affranchi de sa fonction rythmique et devenu voix
musicale, l’instrument phrase et module des sons. Les mélodies qu’il porte en lui, Motian en confie les notes aux autres instruments de l’orchestre. Il est aussi l’un des grands compositeurs de
thèmes de l’histoire du jazz. A l’écoute de ses voix intérieures, il sait recueillir la musique et la placer dans des thèmes évidents et simples qui portent en eux leur propre perfection. Seul
standard de l’album, Be Careful It’s My Heart s’intègre parfaitement aux autres ballades de l’album, toutes composées par Motian. Certaines sont anciennes. Abacus et Drum
Music figurent sur “Voyage“, mais aussi sur “Intérieur Nuit“, un disque de Stephan Oliva librement rythmé par Motian. Les deux thèmes aux lignes mélodiques abstraites
génèrent de libres improvisations de la part des musiciens et des solos de batterie conséquents. Une autre version de Ten existe sur “Live at the Village Vanguard Vol.II“ enregistré avec
Chris Potter. Birdsong apparaît sur “Tati“, un disque en trio d’Enrico Rava dans lequel joue également Motian. Le pianiste n’est plus seul à décliner le
thème (Stefano Bollani l’interprète en solo dans le disque de Rava), Chris Potter l’expose, Jason Moran dessine des variations mélodiques dont
s’empare le ténor pour mieux décoller. Soliste d’envergure, le saxophoniste possède une sonorité puissante et donne du relief aux mélodies du batteur auxquelles il ajoute un grand poids
émotionnel. Livrées à l’imagination de trois solistes capables de créer beaucoup d’espace et d’en combler les vides avec du silence, ces dernières affirment la poésie d’une écriture
particulièrement inventive.
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16 avril 2010
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La musique d’un film dont nous ne
savons pas grand-chose. Réalisé par Stefano Landini, un obscur metteur en scène, “7/8“ (Sette Ottavi en italien) a été présenté lors de plusieurs festivals européens en 2006,
mais n’a toujours pas été projeté sur les écrans français. Difficile de juger de sa valeur à la lecture de son seul synopsis et de donner un point de vue sur la relation que la musique entretient
avec ses images. Sur cette dernière, le dossier de presse d’EMI donne peu de renseignements. On y apprend qu’elle fut complémentaire et qu’enregistrer cette musique fut un vrai défi pour le
trompettiste contraint d’en entreprendre la composition au milieu d’une tournée de plus de cent dates. Le film se déroule en Italie pendant la seconde guerre mondiale, en plein fascisme
mussolinien et traite des problèmes que les musiciens de jazz connurent avec la censure. Le jazz s’est alors implanté en Italie, la politique culturelle anti-américaine du régime n’ayant pas
empêché Louis Armstrong d’y donner des concerts en 1934. Le jazz que l’on entend dans le film date pourtant d’une époque plus tardive. Influencé par Miles Davis
tant sur le plan de la sonorité que de la musique, Paolo Fresu joue un jazz moderne qui intègre le vocabulaire du bop, mais aussi les subtilités harmoniques de la musique
classique européenne. Fidèle à son propre langage, le trompettiste sarde le simplifie par des grilles harmoniques relevant souvent du blues et place au premier plan la mélodie. Construits sur des
riffs, certains morceaux en semblent dépourvus, mais les solistes les inventent aux cours de leurs improvisations à l’instant même où ils s’expriment et le disque regorge de compositions
lyriques. En apesanteur, Fresu en souffle les notes légères et transparentes. Son phrasé est élégant et sensuel, sa sonorité de couleur bleu ciel d’une douceur paisible. Il travaille depuis
vingt-cinq ans avec le même quintette et entretient une relation privilégiée avec Tino Tracanna son saxophoniste. Leurs instruments exposent souvent les thèmes à l’unisson, se
parlent, dialoguent. Le piano de Roberto Cipelli arbitre leurs échanges. La section rythmique n’enferme jamais leurs propos dans des tempos rigides. Ces derniers, lents ou
médiums favorisent un discours fluide, souvent méditatif. Relevant du bop, Free Up et Gio’s Cervi’s Anatole sont les seuls morceaux rapides. Construits sur des modes,
Ascensore per il paradisio et Dark Theme font beaucoup penser à “Kind of Blue“. Dans le premier, la contrebasse d’Attilio Zanchi joue un motif de pédale à la
contrebasse. Dans Dark Theme, l’instrument égrène les notes d’All Blues et rythme le tempo languide d’une mélodie fantomatique qui semble naître de l’imagination des solistes.
Trois morceaux enregistrés live pendant le tournage doublent les versions studios. Le guitariste Max Carletti se joint au quintette sur deux d’entre eux. On l’entend
davantage dans un Sette Ottavi au climat pesant. Si l’illustratif The Shooting ressemble à une musique de film, les autres thèmes sont loin d’être de courtes séquences sonores exigées par l’action. Bénéficiant
d’un minutage généreux (soixante-quatorze minutes), ce disque n’a pas besoin de porter des images. Sa belle musique se suffit à elle-même.
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7 avril 2010
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Une
rencontre amoureuse et Sylvain
Beuf joue une musique différente que celle qu’il nous offre avec son trio habituel. Il y ajoute des couleurs, écrit des arrangements pour une formation étoffée. Denis
Leloup au trombone, Pierrick Pedron au saxophone alto et Jean-Yves Jung au piano rejoignent ainsi Diego Imbert et Franck Agulhon, le trio du saxophoniste se
transformant en sextette. Reste à trouver des morceaux. Inspiré, Beuf compose un répertoire tout neuf. « J’ai écrit nuit et jour, (…) tout orchestré dans un état d’euphorie créatrice que je
n’avais jamais connu auparavant. Je n’avais pas à chercher. Je trouvais naturellement. » confie-t-il à Pascal Anquetil. Jouée dans le Jazz Club de Dunkerke, la musique y est
enregistrée live au cours de quatre nuits de concerts. Les instruments à vent s’assemblent pour exposer les thèmes à l’unisson, les reprendre entre les improvisations des solistes. Ces
derniers travaillent sur des grilles harmoniques linéaires favorisant le swing. Sushi, Smile et Trouble in my Glass, morceau dans lequel le piano répond aux
souffleurs, héritent d’un balancement funky. Dans Suspect Noise, le ténor et le trombone jouent un riff avant de révéler le thème en compagnie de l’alto. Sylvain Beuf
introduit magnifiquement Ballade pour Rapha (son fils Raphaël) et Pierrick Pedron fait de même dans Les notes bleues, le titre le plus mingusien du disque. On
pense à Goodbye Pork Pie Hat, tant au niveau du thème, que des couleurs qui l’habillent. Particulièrement inspiré, l’alto y chante avec un grand lyrisme. Denis Leloup affirme
sa très grande maîtrise instrumentale et prend un chorus mémorable dans Suspect Noise. Les interventions en solo de Jean-Yves Jung sont moins convaincantes, mais l’intro
de Baïkal Lake ne manque pas d’idées et le pianiste accomplit un formidable travail d’accompagnateur, en phase avec une section rythmique fluide et souple et de tout premier ordre. La
prise de son de l’album manque toutefois de relief et ne rend pas toujours justice aux ensembles. Il faut donc écouter le groupe sur scène d’autant plus que les arrangements ne brident jamais
l’imagination des solistes. De nouvelles couleurs, de nouvelles combinaisons instrumentales restent possibles. Denis Leloup jouait ainsi de la trompette basse dans Ballade
pour Rapha et Les notes bleues lors du concert du groupe au New Morning le 31 mars dernier. S’offrant des improvisations beaucoup plus longues (le chorus d’alto de Pierrick
Pedron dans Baïkal Lake fut un des grands moments de la soirée), Sylvain Beuf et ses musiciens reprirent dans l’ordre de l’album tous les morceaux de “Joy“,
l’excellence de ce sextette se voyant en tous points confirmé.
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29 mars 2010
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Seul au piano
Guillaume de Chassy exprime émotions et souvenirs. Sa belle technique pianistique lui permet d’en décliner les moindres nuances. La musique de “Pictorial Music“, son nouveau disque,
s’inspire des images de “Shift“, suite de films muets réalisés par le cinéaste Antoine Carlier. Guillaume a découpé ses improvisations en scènes, faisant court (son disque ne dure qu’une
quarantaine de minutes) pour mieux structurer ses idées et éviter les répétitions inutiles. Nul besoin d’avoir vu les images de Carlier pour rentrer dans cette musique qui à son tour en évoque.
Dans les notes de livret de l’album qu’il a rédigées lui-même, le pianiste nous avertit que ce travail de mémoire « a ouvert des portes dérobées dans (son) théâtre intérieur, libérant des
réminiscences de thèmes qui (l’) accompagnent depuis toujours. » Sa magnifique et subtile adaptation de l’ultime sonate de piano de Beethoven est ainsi l’un des échos de ce vécu
personnel qui s’est traduit par de nombreuses rencontres avec des pianistes classiques. Echos d’un parcours qui le conduit à intégrer Mozart - l’air de Cherubin des Noces de Figaro
- à une improvisation et à donner les couleurs du blues à certains thèmes du deuxième concerto de piano de Prokofiev. Sa musique se nourrit depuis toujours des compositeurs romantiques
(Brahms, Chopin) et ceux de la première moitié du XXe siècle, Scriabine, Prokofiev, Poulenc, Fauré, auteurs qu’il cite volontiers. Certaines pièces sont de
pures miniatures abstraites et oniriques, de véritables épures dont il fait délicatement sonner les notes. La cinquième scène, la plus longue, illustre peut-être davantage que les autres la
dramaturgie imposée par l’image. Pièce à tiroirs, elle mêle plusieurs cadences, fait alterner tensions extrêmes et instants sereins. Les notes sombres et inquiétantes que martèle une main gauche
puissante mettent en valeur la mélodie, fil conducteur de la pensée du pianiste, même transformée par son inépuisable imagination harmonique. Exigeant avec lui-même, Guillaume de Chassy ne
la perd jamais de vue dans un univers poétique au sein duquel, pour citer ses propres termes : « la frontière entre l’écrit et l’improvisé, le prémédité et l’instinctif, demeure
volontairement floue. » Un bref hommage à Clint Eastwood - une reprise limpide et émouvante de Gran Torino - conclut un important jalon de la quête mélodique d’un
pianiste allant à l’essentiel.
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19 mars 2010
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Surprenant le nouveau
disque de Brad Mehldau, un mélange d’enthousiasme et de déception, ses bons moments, les plus nombreux, faisant passer les estouffades indigestes qui le parsèment, des pages symphoniques qui
alourdissent la musique au lieu de l’éclairer. Brad retrouve ici Jon Brion avec lequel il a travaillé sur “Largo“. S’il est difficile de savoir ce que l’auteur des musiques de “Magnolia“ et
de “Punch-Drunk Love“, deux films de P.T. Anderson, apporte exactement aux travaux du pianiste, on retrouve ici certaines recettes qui font le charme de “Largo“ : une production
soignée, un travail de studio qui met en valeur les mélodies de Brad, de vraies chansons dont on sifflote les mélodies et qui vous trottent dans la tête. “Highway Rider“ en contient de superbes,
chacune d’elles bénéficiant d’une instrumentation propre, de couleurs singulières. Utilisant deux batteurs (Jeff Ballard et Matt Chamberlain) et la contrebasse de Larry
Grenadier, Mehldau improvise relativement peu, décline longuement les airs qu’il façonne et laisse beaucoup de place à Joshua Redman, au ténor bien sûr, mais aussi au saxophone soprano,
instrument qui lui est moins habituel. Portés par des rythmes binaires, John Boy, Don’t Be Sad, Sky Turning Grey font penser à des morceaux des Beatles. Le
pianiste ajoute un orgue à pompe (pump organ) aux deux derniers, une touche sonore un peu vieillotte à sa musique. Portée par des claquements de mains, la petite mélodie entraînante de
Capriccio se double d’un beau chorus de soprano. Dans John Boy, les cuivres interviennent de manière fort judicieuse. Avec ses deux parties collées l’une à l’autre (le thème est
superbement décliné par des voix dans la seconde), The Falcon Will Fly Again est une grande réussite. Malheureusement Brad Mehldau a des velléités de compositeur classique, n’en
possède pas le métier, et les orchestrations redondantes de certains morceaux nous ramènent cent ans en arrière. Utilisées à bon escient et simplement, les cordes colorent joliment la ligne
mélodique de Don’t Be Sad, mais Now You Must Climb Alone suivi de Walking The Peak sonnent au mieux comme de passables illustrations sonores. Redman a beau se fendre d’un
superbe chorus de ténor et Brad multiplier les variations au piano, la masse orchestrale écrase les solistes. On nage en plein concerto néo-classique dans la première partie de Well’Cross the
River Together. La seconde passe mieux, les cordes frémissantes se joignant au ténor pour sauver le morceau du naufrage. Pages d’écriture académique, les deux dernières plages symphoniques du
second disque sont tout aussi boursouflées. Les deux derniers titres de chaque CD sont d’ailleurs ceux qui prêtent le plus à polémique, comme si Brad Mehldau, pas sûr de lui, nous autorisait à les zapper. Aussi inégal que diversifié, ce nouvel opus témoigne toutefois d’une véritable inspiration mélodique, denrée rare au sein d’un
jazz moderne qui sacrifie trop souvent la beauté à la technique.
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16 mars 2010
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Trente ans à peine et quinze
ans de pratique du saxophone, Alexandra Grimal promène ses instruments (ténor et soprano) en Europe et possède plusieurs formations dont un quartette avec le guitariste brésilien
Nelson Véras. On l’a récemment remarquée dans “Filigrane“, le dernier disque du pianiste Edouard Ferlet, ajoutant du mystère à un opus qui en irradie beaucoup. Mais c’est avec une
section rythmique bien connue de la scène jazz bruxelloise qu’elle nous offre ce disque, enregistré en août 2009 au studio La Buissonne. Elle souffle des notes longues et féeriques qui s’étalent
comme une tapisserie brodée au petit point. Avec elle, Giovanni di Domenico, pianiste fin et sensible, joue des harmonies sophistiquées et propose des compositions oniriques au charme
puissant (Aranda, Mitote), aux notes un peu étranges qu’il fait délicieusement respirer. A la contrebasse, Manolo Cabras improvise de belles lignes mélodiques. Joao
Lobo, le batteur, les commente et les colore par le métal de ses cymbales, les peaux accordées de ses tambours. Ce dernier apporte Crista, un joli morceau qu’aurait pu écrire Paul
Motian, un thème simple et chantant autour duquel s’enroule délicatement un saxophone au timbre diaphane jouant une musique d’une pureté minérale cristalline. L’impression de fragilité qu’elle
donne nous la rend précieuse. Une vibration sonore un peu forte pourrait presque faire disparaître ces notes rares parsemant des mélodies aérées et d’une simplicité extrême (Saudades
Correspondidas), des thèmes ouverts sur un jazz souvent abstrait et riche en ambiguïtés harmoniques. Sans Raison évoque celles qu’affectionne Wayne Shorter. Une longue
improvisation du pianiste révèle la singularité de son phrasé. Eh !, un thème riff, proche du bop par son aspect anguleux, permet à Alexandra Grimal d’affirmer sa grande
maîtrise technique, son jeu sensible. Presque un murmure, les rares notes de Passage sont comme des voiles que tend un vent de plus en plus fort. On aime ce saxophone qui semble souffler
de la lumière dans Marcher, éclaire de ses sons Ellipse, et invente nonchalamment des paysages sonores aux frontières du réel.
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8 mars 2010
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Les pianistes enracinés
dans la tradition et l’histoire du jazz ne sont plus guère nombreux. Hank Jones, 91 ans, mais aussi Kenny Barron, Marcus Roberts et Cyrus
Chestnut me viennent à l’esprit. Mulgrew Miller joue lui aussi un piano en voie de disparition. Ses harmonies très travaillées préservent les qualités intrinsèques du jazz : le
swing et le blues omniprésents dans sa musique . Très demandé en studio, il fait peu de disques sous son nom, préfère se mettre au service des autres, se montre aussi capable de briller auprès des
musiciens de jazz moderne (Dave Holland) qu’au sein de formations plus classiques. L’histoire du piano jazz se révèle dans son jeu. On y entend le raffinement harmonique d’Art Tatum,
l’élégance mélodique de Teddy Wilson, la précision dans l’attaque et l’articulation d’Oscar Peterson. En outre, Miller connaît parfaitement le vocabulaire du bop, le langage de Bud
Powell qu’il admire et que traduit son phrasé souvent acrobatique. Musicien virtuose, il ne dédaigne pas les prouesses techniques, mais loin d’être tape à l’œil, son adresse s’affirme
parfaitement naturelle, tout comme sonne vrai et authentique son piano dont la chaleur est celle d’un feu de bois dans un monde de radiateurs électriques, ce qui n’est pas tout à fait la même
chose. Enregistré il y a dix ans au cours du festival Jazz en Tête de Clermont-Ferrand, ce disque constitue son unique disque en solo. Les morceaux de ce concert nous sont restitués dans l’ordre
exact dans lequel ils ont été joués. Le pianiste n’a peur de rien. Il impressionne par sa carrure massive et athlétique, mais plus encore par l’impression de force tranquille que dégage son
instrument. Il n’hésite pas, et choisit d’emblée la difficulté avec Jordu qu’il attaque avec fermeté et brio. Ses mains (on a parfois l’impression qu’il en possède quatre) dialoguent,
articulent des phrases musicales possédées par le rythme. Après une longue tresse de notes perlées et une citation de So What (Jordu est un thème qui lui ressemble beaucoup),
Mulgrew Miller poursuit avec Con Alma, saut d’obstacles tout aussi périlleux (comme l’écrit si bien Laurent de Wilde dans les notes du livret), mais que le pianiste surmonte
avec facilité, s’autorisant même d’étonnantes variations avant la coda. Rassuré sur la souplesse de ses doigts, sur sa capacité à dominer son piano, Mulgrew se fait tendre, esquisse les pas d’une
valse un peu triste (le merveilleux et délicat Carousel qu’il achève sur une comptine). Il nous emporte dans des relectures puissantes et raffinées de standards dont il préserve la
mémoire, My Old Flame, Dreamsville, Body & Soul (dont il joue quelques mesures en stride), mais aussi la Yardbird Suite, raccourci de son immense
technique, feu d’artifice « de block chords, trilles, arpèges, syncopes » (Laurent de Wilde). Véritable tourbillon de notes enivrantes qui font perdre la tête, Giant
Steps, son dernier coup d’archet pianistique, complète et achève cette leçon de piano.
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