Très actif dans le monde du jazz, récipiendaire du Prix du Jazz Européen 2019 de l’Académie du Jazz, le saxophoniste Daniel Erdmann se consacre aussi à ses propres formations, Das Kapital, trio qu’il codirige depuis 2002, et Velvet Revolution. J’ai découvert tardivement “A Short Moment of Zero G” le premier des deux albums que le groupe, un trio également, a enregistré à Budapest en 2016. “Won’t Put No Flag Out” qui paraît aujourd’hui est tout aussi attachant. Créée en 2015, Velvet Revolution réunit autour d’Erdmann le violoniste Théo Ceccaldi et le vibraphoniste britannique Jim Hart. Saxophone ténor, violon et vibraphone, son instrumentation inhabituelle réserve bien des surprises.
Emprunté à la révolution non-violente que connut la Tchécoslovaquie en 1989 et qui précipita la chute du régime communiste, le nom du trio, Velvet Revolution, la Révolution de Velours, définit assez bien sa musique, novatrice et douce, intimiste et profondément expressive. C’est sur le plan des timbres que le trio innove. Ces instruments n’ont pas l’habitude de se retrouver ensemble. Le violon et le piano font depuis longtemps bon ménage, mais réunir un violon ou un alto – Théo Ceccaldi se sert des deux – , un saxophone ténor et un vibraphone est beaucoup plus rare. Une sonorité de groupe originale et distincte en résulte.
Associer deux saxophones ténor (ou un saxophone ténor et une clarinette) à un violoncelle n’est pas plus fréquent. Vincent Courtois le fait avec son trio dont Daniel Erdmann est l’un des membres. Les deux formations ont des points communs. Toutes deux utilisent des cordes dont la pratique s’est aujourd’hui répandue dans le jazz européen. Le violoncelle est plus grave et sa tessiture plus étendue, mais il est parfois difficile de distinguer un alto d’un violoncelle lorsque les deux instruments sont joués en pizzicato, les cordes aiguës du violoncelle étant alors sollicitées. En outre, le saxophoniste possède un son propre au ténor, un moelleux, chaleureux et non dénué d’une certaine raucité.
Les deux trios n'ont toutefois pas les mêmes timbres. Au sein de Velvet Revolution la sonorité brillante et cristalline du vibraphone de Jim Hart apporte une couleur spécifique au savant maillage que tissent les instruments, un libre entrelacement harmonique et rythmique dont profite la musique. Hart est aussi un percussionniste et les cadences de certaines pièces (Except the Velvet Flag, La Tigresse) peuvent être très appuyées. En outre, Théo Ceccaldi marque aussi les rythmes sur son violon, en frappe les cordes avec ses doigts. Composés par Daniel Erdmann, les thèmes sont aussi d’une grande richesse mélodique. Give the Soul Some Rest, un morceau triste et lent, mêle un choral de Bach à un motif mélodico-rythmique ouest-africain. Rythmé par les notes aériennes du vibraphone, Outcast associe les plaintes du violon à celles du saxophone, Erdmann se montrant particulièrement lyrique dans Kauas pilvat karkaaat, la plus longue pièce du disque. Pour être complexe, cette musique de chambre non dénuée d’humour, a de nombreuses sources d’inspiration. Le Berlin de l’entre-deux guerres de Kurt Weill et de son “Opéra de quat’sous” est l’une d’elles. The Fuel of Life, une ritournelle un peu canaille, et le seul standard de l’album, une version d’Over the Rainbow ensorcelante par la nonchalance et le romantisme désuet de son interprétation, en subissent probablement l'influence.
La genèse de ce disque remonte à 2009. Cette année-là à Cracovie, Joachim Kühn et Mateusz Smoczyński sont membres de l’orchestre qui interprète pour la première fois devant un public polonais le concerto de violon de Zbigniew Seifert. Décédé d’un cancer en 1979 à l’âge de trente-deux ans, ce dernier avait enregistré plusieurs disques avec Kühn dans les années 70.
L’œuvre fut rejouée en 2018 à Katowice par les mêmes musiciens. Émerveillé par le violon de Smoczyński, le pianiste improvisa avec lui quelques pièces dans les loges du Philharmonic Hall où se tenait le concert. Cinq mois plus tard, en avril 2019 les deux hommes enregistraient cet album à Ibiza. Une séance limpide, lumineuse, une seule prise pour chaque morceau, une demi-journée de travail pour la mener à terme. Joachim Kühn s’y est installé en 1994 et possède une maison dans la partie la plus reculée de l’île. C’est dans le même studio qu’a été enregistré pour ACT “Melodic Ornette Coleman”, son disque précédent. Mais ici son Steinway dialogue avec le violon d’un musicien qui partage les mêmes racines que les siennes. Tous deux ont sérieusement étudié la musique classique, avant de se consacrer au jazz et tenter la fusion des genres.
Né en 1944 à Leipzig, en RDA jusqu’à l’effondrement du bloc communiste en 1990, Joachim Kühn donna son premier concert classique à l’âge de 5 ans. Leipzig est associé à Jean-Sébastien Bach qui occupa le poste de cantor de l’église luthérienne Saint-Thomas, l’une des deux plus importantes de la ville. Devenu le pianiste de jazz le plus célèbre d’Allemagne, Kühn intégrera à son répertoire des œuvres de ce dernier, notamment la chaconne de la deuxième partita pour violon seul en ré mineur. Né en 1984 et diplômé de l’Académie Frédéric Chopin de Varsovie sa ville natale, Mateusz Smoczyński est le co-fondateur du Atom String Quartet, le premier quatuor à cordes polonais à avoir joué du jazz. Il a enregistré sous son nom plusieurs disques en trio et en quintette et entre 2012 et 2015, a été membre d’un autre quatuor à cordes, le Turtle Island Quartet fondé en 1985 à San Francisco, et dont le répertoire mêle jazz, musique classique et rock.
Le rock n’a pas sa place dans le jazz de chambre fortement mâtiné de classique de leur duo. La mer toute proche, le ciel toujours bleu, la nature luxuriante des Baléares expliquent sans doute que Joachim Kühn, musicien fougueux, longtemps apôtre du free jazz européen, sert aujourd’hui la mélodie. Ses compositions gagnent en douceur, en sérénité, son jeu tendu et agressif se fait plus lyrique. L’ouverture de l’album, le séduisant Epilog der Hoffnung, en témoigne. Kühn laisse le violon exposer le thème qu’il a composé. Il donne le rythme, et accompagne sobrement les variations admirables que Mateusz Smoczyński invente à grands coups d’archet. Il écoute le violon chanter, lui répond, ses petites notes délicates s’ajoutant aux glissandos de l’instrument. Dans After the Morning, le violon accompagne en pizzicato une de ses rares improvisations, l’autre étant celle, trop brève, de Paganini, une pièce qu’il a également écrite. Privilégiant le chant intérieur, le pianiste préfère mettre son partenaire en valeur, donner le temps de briller à son violon virtuose. De mélancolique et lente, la musique de Maria devient peu à peu une conversation animée entre deux instruments. Dans Love and Peace que Smoczyński confie à un violon baryton, ils adoptent un jeu plus abstrait, des harmonies libres et flottantes qui en réveillent la mélodie. Si Kühn garde un toucher dur et attaque toujours puissamment ses notes, c’est pour sculpter des cadences, accompagner par de courtes phrases les envolées lyrique du violon, peindre de couleurs sonores adéquates l’Orient de Gurdjieff et de Rabih Abou-Khalil et en retrouver les parfums qui enivrent.
Curieux parcours que celui de Marc Benham. C’est en 2008, aux Trophées du Sunside, que j’entendis pour la première fois son piano, subjugué par sa virtuosité et l’abondance de ses idées mais décontenancé par un répertoire allant de James P. Johnson et Fats Waller à Bud Powell et Chick Corea. Je me souviens lui avoir demandé avec quel jazz il se sentait le plus en phase. « Avec tous » m’avait-il alors répondu. Un garçon capable de rassembler toutes les périodes de son histoire dans un piano espiègle, de jouer avec un égal bonheur du stride, du dixieland, du swing, du bop et du jazz moderne, ce n’était vraiment pas banal.
Plus tard, me documentant sur lui, je découvris qu’il avait appris très jeune le piano classique, joué dans des orchestres de New Orleans et de Dixieland, accompagné des films muets, suivi les cours de la Bill Evans Academy dans laquelle il enseigne aujourd’hui, enregistré avec des chanteurs et chanteuses de variété et composé des musiques de film.
Ses deux premiers disques en solo sur Frémeaux & Associés, “Herbst” (2013) et “Fats Food” (2016) autour de Fats Waller, m’ont laissé sceptiques malgré des moments aussi réjouissants qu’inattendus. Dans le second, Marc se permet de convoquer François Couperin pour déconstruire sa musique et la jouer en stride (Les Barricades Mystérieuses). “Fats Food” révèle également un compositeur habile jamais en panne d'idées. Tes Zygomatiques et son mélange de fantaisie et d’ingéniosité, Madreza et ses étranges et poétiques harmonies, ancrent son piano dans la modernité. Mais le plus souvent, au sein d’un même morceau, Marc Benham passe sans transition d’un jazz à un autre, des écarts ne facilitant nullement l’écoute de sa musique.
Réunissant des compositions originales et des standards de Thelonious Monk, Sidney Bechet, Charles Mingus et Bud Powell, son disque suivant, “Gonam City” (NeuKlang), publié en 2018, fait entendre un jazz de chambre au sein duquel tradition et modernité fusionnent avec cohérence. Marc l’a enregistré sur un piano de 102 notes avec le trompettiste Quentin Ghomari. Si certains thèmes nous sont familiers, la musique l’est moins. Imprévisible, chargée d’un humour malicieux, le jazz d’hier greffé sur celui moderne d’aujourd’hui, elle ne ressemble à aucune autre.
Sonoriginalité musicale ne prépare nullement au choc que provoque l’écoute de “Biotope” (SteepleChase / Socadisc) récemment publié. Un disque enregistré à Rueil-Malmaison en 2018 en une seule journée avec John Hebert (contrebasse) et Eric McPherson, la section rythmique de Fred Hersch, pianiste que Marc Benham admire avec raison. Un choix idéal pour accompagner les escapades de sa musique buissonnière. Le matériel thématique de l'album vient parfois de loin. Mood Indigo de Duke Ellington date de 1930, Jitterbug Waltz de Fats Waller de 1942 et Moonlight in Vermont de 1944. Jouée sur un tempo très lent, cette dernière pièce bénéficie d’une délicate introduction onirique. Un charme puissant se dégage également de Mood Indigo. Dans cette ballade raffinée, les notes choisies par Marc scintillent comme des étoiles et John Hébert y fait chanter sa contrebasse. Si l’instrument n’a pas sa place dans un Jitterbug Waltz humoristique et décoiffant, il introduit Con Alma, un autre standard qui, rajeuni et profondément transformé, étonne par son audace et sa modernité. Composé en 1954 par Sonny Rollins, Airegin donne ici le vertige, mais reste ancré dans le bop, l'un des nombreux styles de jazz que le pianiste affectionne.
Les morceaux de Marc Benham sont tout aussi étonnants. L’introduction brillante de Pablo n’annonce en rien sa musique chaloupée et acrobatique, un dandinement de notes étourdissantes habitées par le swing. Liée au nombre d’or et aux nombres entiers, sa Suite de Fibonacci est une petite merveille d’écriture conciliant profondeur, virtuosité et lyrisme. Écrit spécialement pour cette séance, le crépusculaire Year of the Monkey qu’il introduit en solo fascine par ses harmonies étranges, sa séduisante ligne mélodique. Enfin Samurai Sauce, morceau énergique et complexe partiellement construit sur une ligne de blues, referme avec bonheur un album en trio d’une musicalité exceptionnelle, l'un des plus enthousiasmants de ce début d'année.
L’année commence fort pour Stunt Records. Après avoir fait paraitre de magnifiques albums de Jan Harbeck et de Tobias Wiklund l’an dernier, le label danois commercialise deux disques à se procurer sans tarder. Accompagnée par les musiciens du Danish Radio Big Band, la chanteuse danoise Sinne Eeg signe une production ambitieuse rappelant cet âge d’or des grands orchestres qui fleurit en Amérique dans les années 30 avant que la guerre et le fracas des armes envoyant leurs musiciens sous les drapeaux ne les conduisent à disparaître. Insensible à la modernité, le batteur Snorre Kirk fait revivre dans son nouvel opus les années swing du jazz. Disposant de grands solistes et respectueux des règles du genre, Kirk en propose la quintessence, sa musique chaude et sensuelle étant mise en valeur par la beauté de ses compositions et de ses arrangements.
Sinne EEG & The Danish Radio Big Band : “We’ve Just Begun” (Stunt / UVM)
En grande forme, la large tessiture de sa voix de mezzo-soprano lui permettant de phraser comme un instrument, Sinne Eeg est ici accompagnée par le célèbre Danish Radio Big Band, aujourd’hui l’un des meilleurs orchestres de jazz européen. Produit par André Fischer (Nathalie Cole, Tony Bennett, Michael Franks), mixé par Al Schmitt dans les studios Capitol de Los Angeles, “We’ve Just Begun” brille par ses arrangements qui laissent de la place aux solistes et mettent en valeur une chanteuse à la voix assurée. Ils sont trois à se partager le travail sur des standards et des compositions originales. Le trompettiste Jesper Riis nous est familier pour avoir notamment arrangé les cuivres qui enrichissent deux des plages de “Face the Music”, disque primé en 2014 par l’Académie du Jazz. Tromboniste devenu l’un des arrangeurs du DR Big Band, Peter Jensen a obtenu un Danish Music Award en 2016. Enfin, disparu en novembre 2018, le saxophoniste Roger Neumann s’est fait connaître par ses arrangements pour Count Basie, Buddy Rich et Ray Brown. L’album lui est dédié.
Dès sa première plage, We’ve Just Begun, on est conquis par la rutilance des timbres, les tutti des trompettes, les basses puissantes des trombones de l’orchestre. Portée par la section rythmique, sa voix enserrée dans un écrin de sonorités chatoyantes, la chanteuse impose d'emblée son éblouissante maîtrise technique. Dialoguant avec la section de saxophones,elle improvise en scat les dernières mesures du thème. Le soliste en est le saxophoniste Hans Ulrik, auteur en 2015 d’une inoubliable “Suite of Time” sur Stunt Records. Henrik Gunde, le pianiste de l’album, est aussi celui de “The Sound The Rhythm”, disque de Jan Harbeck largement consacré à Ben Webster publié l’an dernier. Le chorus qu’il prend dans Like a Song renforce l’aspect sentimental de cette composition de Sinne Eeg qui sait aussi créer des mélodies séduisantes. Performante sur tempo rapide et émouvante dans les ballades, cette dernière a bien sa place dans le peloton de tête des grandes chanteuses européennes.
Snorre KIRK Quartet with Stephen RILEY : “Tangerine Rhapsody” (Stunt / UVM)
Batteur attaché au swing, à cette pulsation, cette respiration rythmique que le jazz moderne semble avoir quelque peu oublié, Snorre Kirk enracine sa musique dans le jazz et son histoire. S’il reprend parfois des standards, il interprète surtout des compositions originales qu’il arrange avec soin et élégance, préférant marquer sobrement le rythme à toute exhibition de savoir-faire. Après “Drummer & Composer” confié à un septuor et “Beat” à un sextette, “Tangerine Rhapsody” voit le batteur danois réduire encore sa formation. S’il conserve Magnus Hjorth, pianiste au jeu aussi précis qu’économe, Jan Harbeck, son saxophoniste, ne joue que sur deux plages. Les autres, en quartette, sont confiées à l’américain Stephen Riley. Auteur de quatorze disques sous son nom sur le label SteepleChase, Kirk l’accompagna par deux fois en tournée. Héritée de Ben Webster et de Paul Gonsalves, la sonorité suave de son ténor convient bien à la douceur mélodique des compositions et les rend particulièrement attractives. Comment ne pas fondre à l’écoute de Unsentimental, la ballade qui introduit l’album ? D’un grand romantisme, celle que se réserve Magnus Hjorth, The Nightingale & the Lake, reste l’un des sommets de l’album. Snorre Kirk n’oublie pas non plus le blues (Festival Grease) et la musique afro-cubaine. West Indian Flower, un calypso, met en valeur Anders Fjeldsted, le nouveau bassiste de sa formation. Très inspiré par Count Basie et confié aux deux souffleurs, Blues Jump dégage un swing irrésistible ; même chose pour Uptown Swing Theme et Nocturne, confessionlyrique d’un ténor inventif.
Trois disques, tous différents, tous méritant des oreilles attentives. Prix du Jazz Européen 2019 de l’Académie du Jazz, le saxophoniste Daniel Erdmann joue dans les deux premiers, un hommage à Sophie Scholl, jeune résistante honteusement suppliciée par les nazis en 1943, et un album du violoncelliste Vincent Courtois autour de l’œuvre de Jack London. L’auteur du troisième, John Greaves, tient un rôle important dans “Oakland”, lecture musicale que Courtois, conjointement à son disque, consacre à “Martin Eden”, l’un des grands livres de London. Fermant la boucle, le violoncelliste joue également dans le disque de John, musicien inclassable et précieux, depuis longtemps de bien des aventures.
Daniel ERDMANN / Bruno ANGELINI : “La dernière nuit” (AE001*)
Composée et interprétée par Daniel Erdmann (saxophone ténor) et Bruno Angelini (piano), la musique de ce disque accompagne une évocation de Sophie Scholl créée sous sa forme théâtrale au Goethe-Institut de Paris en septembre 2018, la comédienne Olivia Kryger incarnant cette dernière. Sophie Scholl (1921-1943) fut exécutée par les nazis avec son frère Hans pour avoir imprimé et diffusé des tracts hostiles au régime et à la guerre. Écrit par Alban Lefranc, un écrivain français résidant à Berlin, le texte, un monologue, décrit le flot de pensées et d’images qui la traverse, ses craintes et ses espoirs, “La dernière nuit” étant celle qu’elle passa à Munich, à la prison de Stadelheim, avant son exécution le 22 février 1943. C’est en allant voir en 2006 le beau film que lui a consacré Marc Rothemund, “Sophie Scholl, les derniers jours” que j’ai découvert le grand courage de cette résistante chrétienne à la foi inébranlable, figure emblématique du réseau « La Rose Blanche » condamnée à mort pour avoir refusé de nier ses convictions.
Pour sa dernière nuit, Daniel Erdmann et Bruno Angelini ont conçu une musique généreuse, forte et entière qui lui ressemble, une musique traduisant ses états d’âme en ces derniers instants, expression d’une large palette de sentiments, la joie, l’angoisse, l’espoir de vaincre la peur et d’entrer sereinement dans la mort. Le portrait de Sophie Scholl qu’ils en donnent est celui d’une âme sereine et apaisée. Privilégiant la lumière, leurs compositions d’une grande douceur posent sur le visage juvénile de l’héroïne de subtiles couleurs harmoniques, créant ainsi une œuvre intensément lyrique et poétique. Évitant tout pathos, la musique – une dizaine de thèmes presque toujours mélodiques sur lesquels se greffent des improvisations particulièrement inspirées –, se fait délicate et légère, pure comme l’est cette jeune fille qui va bientôt mourir. C’est bien la voix intérieure de Sophie Scholl que font entendre les notes tendres et émouvantes du piano, le souffle si expressif du saxophone. En communion avec elle, et en état de grâce, Daniel Erdmann et Bruno Angelini nous font intimement partager ses pensées.
*Disque uniquement disponible sur les plateformes numériques et le site de Bruno Angeliniwww.brunoangelini.com. L’intégralité du texte d’Alban Lefranc est également disponible, en français et en Allemand, sur le site de Bruno.
Vincent COURTOIS “Love of Life” (La Buissonne / Pias)
Si Jack London (1876-1916) ne connut pas une fin de vie aussi dramatique que celle de Sophie Scholl – un empoisonnement du sang provoqué par une urémie fut la cause probable de sa mort –, il n’eut pas moins une existence difficile avant de devenir célèbre. Tour à tour employé dans une conserverie de saumon, pilleur d’huîtres, chasseur de phoques, pelleteur de charbon, vagabond, chercheur d’or (le Klondike lui inspira quatre romans et six volumes de nouvelles), l’écrivain ne rencontra véritablement le succès qu’en 1903 avec “L’Appel de la forêt” (“Call of the Wild”) et les grandes étendues blanches de ses romans d’aventure.
Vincent Courtois ne cache pas avoir découvert Jack London tardivement, en 2016, par la lecture de ses “Contes des mers du sud” (“South Sea Tales”) puis de “Martin Eden”, roman partiellement autobiographique écrit en 1909. Subjugué par la puissance évocatrice de ses récits, le violoncelliste entreprit avec Robin Fincker (saxophone ténor et clarinette) et Daniel Erdmann (saxophone ténor), une tournée américaine les menant sur les terres de l’écrivain dans la Sonoma Valley où il s’y fit construire un ranch, incendié en 1913 avant qu’il n’ait pu l’habiter. La photo de couverture de l'album a été prise près des ruines de sa demeure, à quelques mètres de sa tombe sur laquelle nos trois musiciens improvisèrent. Gérard de Haro,l’ingénieur du son du studio La Buissonne, l'enregistra à Oakland, ville dans laquelle Jack London vécut, étudia, milita dans les rangs socialistes et s’initia à la littérature.
Excepté Am I Blue, un standard de 1929 qu’interprétèrent Dinah Washington, Ray Charles et même Eddie Cochran, tous les morceaux ont pour noms des titres de romans et de nouvelles de l’écrivain, Martin Eden*étant l'un d'entre eux. Car, contrairement au disque précédent de Vincent Courtois consacré à des relectures des bandes-son de quelques films, ce n’est plus l’image qui influence la musique, mais les histoires de Jack London, ses récits inspirant mélodies et cadences au violoncelliste, principal pourvoyeur de thème du trio. Les cordes pincées de son instrument joué comme une guitare introduisent le thème majestueux et lent de Love of Life, une nouvelle que Jack London écrivit en 1907 et qui donne son nom à l’album.
Détailler le contenu de ses treize morceaux serait long et fastidieux. Mais comment ne pas évoquer la cadence hypnotique de The Road, celle très « panthère rose » de Goliah (signé Daniel Erdmann), celles hallucinantes de The Sea-Wolf (de Robin Fincker) et de South of the Slot ? Comment passer sous silence les nombreux moments pendant lesquels, ses cordes frottées par l’archet, le violoncelle donne volume et puissance à la musique ? Sa tessiture est grande. Il possède des basses profondes et chante dans les aigus. Souvent lyrique, toujours intense, ce disque offre une combinaison de timbres que l’on entend rarement dans le jazz. La richesse de leurs sonorités impressionne. On se laisse emporter dans un tourbillon de notes fiévreuses dont on sort tout ébloui.
*Sous le nom d’“Oakland”, le texte de “Martin Eden” fait également d’une lecture musicale par Pierre Baux et John Greaves, la musique étant assurée par le trio.
John GREAVES : “Life Size” (Manticore / Believe)
Il est pour le moins curieux que cet album, le seizième de John Greaves, activiste d’une musique inclassable, soit passé inaperçu lors de sa sortie probable en mai dernier. J’ai même longtemps douté de son existence, invisible qu’il était dans les bacs des disquaires. Jusqu’au moment où, il y a deux mois, j’en découvris un par hasard chez Gibert, dans les « G divers » du rayon jazz. La presse a également été peu réactive. Une courte chronique dans Citizen Jazz, rien dans les Dernières Nouvelles du Jazz, rien non plus dans Jazz Magazine comme si la rédaction ne l’avait pas reçu. Ce disque ne mérite pas l’étrange silence qui le recouvre. La présence de John au sein du trio de Vincent Courtois pour une lecture de “Martin Eden” me donne enfin l’occasion d’en parler.
Faisant appel à une instrumentation très variée, guitares acoustiques et électriques, hautbois (Camillo Mozzoni), violons, alto et violoncelle (Vincent Courtois) colorant une palette sonore des plus riches, “Life Size”, album à la beauté stupéfiante, réunit une brochette impressionnante de musiciens. John Greaves n’est pas seul à assurer les parties vocales de l’album qui se déclinent en français, en anglais et en italien. Trois chanteuses l’accompagnent. La soprano Valérie Gabail fait merveille dans cet Air de la lune dont la mélodie semble portée par les ailes d'un ange, et dans Hôtels, une chanson écrite sur un texte de Guillaume Apollinaire. Outre une voix magnifique, la jeune Annie Barbazza joue également du piano et de la guitare acoustique. Avec John, elle reprend l’émouvant How Beautiful YouAre que Peter Blegvad (Slapp Happy) enregistra en 1983 sur son premier disque solo. Quant à Himiko Paganotti, sa voix envoûtante semble sortir d’un brouillard cotonneux. Nous la connaissons par ses disques qui, comme ceux de John, reflètent un univers qui lui est personnel. Les deux pôles de leur monde fusionnent comme par magie dans La lune blanche, morceau flottant entre ciel et terre sur lequel Sophia Domancich joue du piano préparé. Dans God Song, une chanson de Robert Wyatt, la guitare électrique de Jakko Jakszyk (King Crimson) se mêle aux stridences des cordes du violoncelle. Autre reprise de choix, Kew Rhône is Real, étonnant monologue parlé que Tom Waits aurait très bien pu interpréter. Enregistré en Italie et publié sur Manticore, label créé par Greg Lake, le bassiste d’Emerson, Lake & Palmer dans les années 70, ce disque d’une insoupçonnable richesse, tant mélodique que sonore, demande à sortir de l’oubli.
Né le 23 février 1950, John Greaves aura 70 ans dans quelques jours. Cette chronique lui est dédiée.
Grand pianiste – en forme, il donne des concerts inoubliables –, Jacky Terrasson a toujours eu plus de mal à réussir ses albums. Il lui aurait fallu un producteur, quelqu’un capable de lui dire que tel ou tel morceau n’allait pas, de lui donner de précieux conseils afin de le recentrer sur son piano et sa musique. Son enregistrement en duo avec Stéphane Belmondo mis à part, “Take This”, le seul autre disque de Jacky après l'excellent “Gouache” (2012), est même l'un des moins satisfaisants de sa carrière. Et puis nous arrive cet album, l’un de ses meilleurs, un disque varié qui lui ressemble vraiment. Le musicien fougueux et sensible qui enthousiasme avec seulement quelques notes de piano est à nouveau parmi nous.
“53”, l’âge de Jacky Terrasson au moment où il a conçu et enregistré cet album, le quinzième publié sous son nom. Aucun standard mais un recueil de compositions originales en trio réunissant plusieurs rythmiques : Géraud Portal et Ali Jackson ; Sylvain Romano et Gregory Hutcherson ; Thomas Bramerie et Lukmil Perez. Les morceaux sont tous reliés les uns aux autres. On passe sans transition d’un trio à un autre, d’une pièce à une autre. Les compositions sont récentes mais pas toutes. Je me souviens avoir écouté une autre version de La Part des anges avec Jacky et Philippe Gaillot en 2012 au Studio Recall, version dans laquelle Stéphane Belmondo joue du bugle. Comme précédemment, c’est ici une ballade, une pièce intimiste et Géraud Portal (contrebasse) et Ali Jackson (batterie) soutiennent délicatement un piano rêveur. Mais pourquoi un peu plus loin reprendre ce thème derrière un poème de Charles Baudelaire (Enivrez-Vous) ? Malgré ses parties de piano virtuoses et excitantes, This is Mine, trop racoleur, n’apporte également rien à l’album.
Qu’ils soient lents ou rapides, les autres morceaux s’écoutent avec bonheur et sans modération. Alma a été écrit pour “La Sincérité”, un film de Charles Guerin Surville. Géraud Portal y joue de la basse électrique, sa mélodie est superbe et ses notes exquises. Hommage à Keith Jarrett qu’il admire et respecte, Kiss Jannett for Me déroule lentement son chapelet d’harmonies fines, ses notes bleues, ses phrases gorgées de blues. Ali Jackson y marque le rythme sur sa caisse claire détimbrée. Démarquage de Poinciana dont Jacky reprend partiellement le chorus et dans lequel se retrouve la même tension rythmique, The Call, qui ouvre le disque, est un hommage à Ahmad Jamal. Autre clin d’œil, mais au Pat Metheny inventif de la fin des années 80 lorsque Lyle Mays officiait aux claviers, le joyeux Palindrome fait entendre un étonnant piano. La voix est celle de Philippe Gaillot, l’ingénieur du son de la séance, un excellent musicien également. L’immense Wolfgang Amadeus Mozart fait bien sûr partie des compositeurs admirés par Jacky qui reprend en solo le Lacrimosa de sa messe de Requiem. Mozart en écrivit les huit premières mesures et ne l’acheva pas. Joué par Jacky, un second clavier assure les basses.
Mais Jacky Terrasson aime aussi les pièces au sein desquelles il peut plaquer puissamment ses accords, jouer des grappes de notes enveloppantes, exprimer son jeu très physique. Ritournelle groovy au thème très simple, Babyplum est une fantaisie qui balance et déhanche. Introduit par un solo de batterie de Gregory Hutchinson, Mirror est couplé à Jump!, morceau rapide et nerveux relevant du bop. Autre cavalcade de notes toujours portée par la paire rythmique Sylvain Romano / Gregory Hutchinson qui tire ici son épingle du jeu, What Happens au 6ème (on aimerait s’y trouver) annonce Lys, morceau au subtil parfum brésilien dans lequel Thomas Bramerie improvise à la contrebasse, Jacky nous offrant un chorus aussi audacieux qu’inventif. Si ce dernier fait belle la part des anges, le tendre et mélancolique Résilience, hommage à sa mère qui conclut magnifiquement cet opus, reçoit leur visite. On y perçoit un doux bruissement d’ailes. Comment imaginer coda plus émouvante ?
On ne présente plus les deux leaders de cette rencontre. En novembre 2018, le trompettiste italien Enrico Rava, 80 ans cette année, s’associa au saxophoniste américain d’origine sicilienne Joe Lovano le temps d’une brève tournée européenne. Avec eux, le jeune Giovanni Guidi qui fut l’un des pianistes de Rava et une section rythmique comprenant le bassiste Dezron Douglas et le batteur Gerald Cleaver. Le 10, le quintet se produisit à Rome, dans l’Auditorium Parco Della Musica. C’est ce moment enthousiasmant qui nous est ici proposé.
Naguère l’un des pionniers du free jazz transalpin, Enrico Rava est aujourd’hui un musicien lyrique qui privilégie la mélodie et souffle sur elle de la douceur. Avec le temps, le musicien fougueux s’est souvenu de Miles Davis, de ce concert que ce dernier donna à Turin en 1957 alors qu’il jouait du dixieland au trombone, concert qui le décida à devenir trompettiste. Hier tout feu tout flamme, Rava se consacre aujourd’hui à rendre les plus belles possibles ses phrases mélodiques. Deux de ses compositions ouvrent cet enregistrement live, des pièces dans lesquelles il ne joue que du bugle. Interiors, une pièce modale et crépusculaire qu’il a précédemment enregistrée pour ECM en 2008 (“New York Days” le contient), lui permet de sculpter de longues phrases chantantes, de tenir longtemps ses notes.
Dans Secrets, morceau que Rava composa dans les années 80, le bugle souffle les couleurs éclatantes d’une mélodie diaprée et porte la musique au delà des nuages. On y perçoit nettement le rôle essentiel que tient ici la section rythmique, contrebasse et batterie galvanisant les solistes. Musicien dont la sonorité suave et chaleureuse fait merveille dans les ballades, Joe Lovano peut aussi muscler son jeu, tremper son saxophone dans les accords du bop, dans les méandres du chant coltranien qu’il admire.
Hommage à Ornette Coleman et à Dewey Redman, tous deux originaires de Fort Worth (Texas), la composition de Lovano portant ce nom, une des trois qu’il signe ici, est un blues funky de 24 mesures qu’il a plusieurs fois enregistré – en trio avec Dave Holland et Ed Blackwell en 1991, au Village Vanguard avec le trompettiste Tom Harrell en 1994 –, ne nous en donnant jamais les mêmes versions. Le thème de ce Fort Worth, une ritournelle, est ici longuement exposé à l’unisson par les souffleurs. Porté par la rythmique, par la walking basse ronronnante de Dezron Douglas, musicien sur lequel il va falloir compter, la musique s’emballe, les échanges se font plus nombreux entre les instruments. Giovanni Guidi y impose un piano flamboyant. C’est le meilleur des jeunes pianistes italiens. Il a lui-même constitué la section rythmique du quintette et apporte des couleurs attrayantes à une musique qu’il joue très librement. Son piano raffiné est aussi très dynamique comme en témoigne le jeu percussif et martelé qu’il adopte dans Drum Song. Que ce soit dans Divine Timing, une pièce modale et abstraite que Lovano a spécialement écrite pour cet ensemble dans laquelle le flux sonore se distend, ou dans Interiors, morceau au tempo ralenti qui fait une large place au silence, Giovanni Guidi surprend constamment.
Première pièce d’un medley de trois morceaux, Drum Song fit l’objet d’un enregistrement par le Us Five de Joe Lovano en 2008. L’orchestration en est ici bien différente. Accompagné seulement par la rythmique, le saxophoniste joue du tarogató, un instrument hongrois en bois, à anche simple, dont la sonorité évoque une clarinette, avant de reprendre son ténor pour nous offrir une version particulièrement lyrique de Spiritual (John Coltrane), Giovanni Guidi, seul au piano, concluant ce concert par un Over the Rainbow d’une grande intensité poétique, son sens profond des couleurs et de la nuance imprégnant la musique.
Il fait peu parler de lui, pas assez au regard de son talent, sa déjà longue carrière. Né à Oran, élevé à Nice, Franck Amsallem vécut vingt ans aux Etats-Unis où il s’installa en 1982. Diplômé du Berklee College of Music de Boston deux ans plus tard, il poursuivit ses études à la Manhattan School of Music de New York obtenant un Master de composition jazz avec Bob Brookmeyer. Le jazz, Franck en connaît la grammaire et le vocabulaire. Mettant son piano au service des autres avant de créer sa propre musique, il a beaucoup joué de standards dans les nombreux clubs de jazz de la ville, apprenant à bien les connaître pour les ré-harmoniser, les réinventer à sa manière. Gagner sa vie comme musicien de jazz à New-York l’obligea à compter parmi les meilleurs, à jouer avec les meilleurs. Gerry Mulligan, Charles Lloyd, Joe Chambers (qui tient la batterie sur l’un de ses albums), Roy Hargrove et beaucoup d’autres le sollicitèrent comme pianiste. Gary Peacock et Bill Stewart l’accompagnent sur “Out A Day”, son premier disque enregistré en 1990. Car Franck Amsallem sait mettre en valeur les lignes mélodiques d’un thème qu’il soit de lui ou fasse partie de l’inusable Great American Song Book, bible des musiciens de jazz. Appréciant les belles mélodies, il accompagne avec finesse les chanteurs et les chanteuses qui le lui demandent. Phrasant comme un instrumentiste, il les chante également et leur a consacré deux albums. “Sings Vol.II a été l’un de mes Chocs de l’année 2014. Vous en trouverez la chronique dans ce blog.
Ces thèmes, Franck Amsallem les garda en mémoire lorsqu’il retrouva Paris en 2004, vingt ans après avoir quitté la capitale. Fort de son expérience new-yorkaise, il devint une figure familière des clubs parisiens, du Sunside, du Duc des Lombards. Ce dernier l’accueillit en juillet 2016 avec les musiciens de ce nouvel album, Irving Acao au saxophone ténor, Viktor Nyberg à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie. Après avoir enregistré un disque en piano solo en septembre 2016 – publié en début d’année le coffret “At Barloyd’s” (Jazz&People) le contient –, il sort enfin avec eux un album de ses compositions, “Gotham Goodbye”, un adieu à New York, à une mégalopole dont il n’a pas oublié la musique, du jazz moderne que le blues et de solides racines irriguent, du jazz habité par le rythme comme à ses plus beaux jours.
De nationalité cubaine, Irving Acao se plaît à enrouler ses phrases sensuelles autour des thèmes et possède un son bien à lui au saxophone ténor. Ce familier d’un autre club de la rue des Lombards, le Baiser Salé, ensorcèle par une sonorité chaude, chaleureuse qui donne un aspect solaire à la musique. La section rythmique est européenne. Le bassiste suédois Victor Nyberg vit depuis longtemps en France. Ancien élève du CSNM de Paris, il a également appris son métier en Amérique, à la North Texas University. Ses racines européennes lui apportent aussi un précieux bagage harmonique comme en témoigne A Night in Ashland, une ballade qu’il introduit conjointement avec le piano. Des ballades, il y en a plusieurs dans ce disque. Franck Amsallem improvise avec bonheur sur leurs belles mélodies. La partie de piano de Last Night When We Were Young, seul standard de l’album, est d’une rare élégance. Confiées au saxophone, les notes enveloppantes d’In Memoriam évoquent le générique d’une célèbre série TV. Je vous laisse deviner laquelle. Hamsa et son rythme chaloupé, son doux balancement, est également très séduisant. Batteur très demandé (Flash Pig, le défunt Gil Evans Paris Workshop), Gautier Garrigue officie aux tambours. Qu’il les martèle ou qu’il en caresse tendrement les peaux, il donne constamment du swing aux pièces toujours chantantes de l’album et ce malgré des métriques parfois impaires et inhabituelles. From Twelve to Four, un blues au tempo plutôt rapide, en témoigne. Ne manquez surtout pas cet opus que met en valeur sa pochette, une magnifique photo en noir et blanc de Philippe Lévy-Stab.
-Concert de sortie le 29 octobre au Sunside (21h00).
Michel, c’est bien sûr Michel Petrucciani disparu il y a vingt ans, en 1999. Laurent Coulondre n’en a que dix cette année-là. Il joue du piano et de la batterie mais ne connaît pas encore la musique de Michel. Il la découvre avec “Michel Plays Petrucciani” (Blue Note) qu’il écoute en boucle, sans jamais s’en lasser, un disque que lui offrent ses parents. Devenu pianiste de jazz, elle n’a jamais cessé de faire tourner sa tête et chavirer son cœur. En novembre 2018, à l’occasion d’une carte blanche au Bal Blomet, il interprète pour la première fois en public le répertoire qui sera celui de ce disque, un « tribute » à son musicien préféré. Il est également présent au piano et à l’orgue Hammond (un B3 avec pédalier et cabine Leslie) lors d’une soirée hommage organisée par l’Académie du Jazz à la Seine Musicale le 9 février 2019. Réuni par François Lacharme, cet All Stars de onze musiciens s’est également produit cet été à Marciac. Joués lors de ces deux soirées, Looking Up, September Second, Rachid et Little Peace in C figurent dans “Michel On My Mind”, son nouvel album.
Car entre-temps, Laurent Coulondre a cassé sa tirelire, créé son label, New World Production, et enregistré ce disque, en trio avec Jérémy Bruyère à la contrebasse et André Ceccarelli à la batterie. Au programme : onze compositions de Michelet une d’Eddy Louiss (Les Grelots). Deux thèmes de Laurent s’y ajoutent, la révélation d’un compositeur. Le répertoire de l’album provient des albums Blue Note (entre 1985 et 1993) et Dreyfus Jazz (entre 1994 et 1998) de Michel Petrucciani. Laurent ne reprend aucun des morceaux que ce dernier enregistra pour Owl Records, sa première maison de disques. Ce sont eux qui révélèrent l’immense pianiste qu’il était, l’attachement à la mélodie de ce musicien énergique qui martelait puissamment ses notes pour mieux les faire sonner.
Sans avoir la virtuosité de Michel, Laurent Coulondre parvient pourtant à faire constamment chanter sa musique. Ces morceaux, il s’est attaché à préserver leur groove, à mettre en évidence leur aspect solaire, et n’a pas trop cherché à les arranger autrement. D’une grande délicatesse harmonique, Michel On My Mind, le thème qu’il lui dédie et qui donne son nom à l’album, témoigne de la compréhension qu’il a de sa musique. En la jouant comme il le fait, avec générosité et gourmandise, il reste parfaitement lui-même. Ne devient-on pas ce que l’on est en imitant les autres ? Dynamisée par la parfaite osmose de ses musiciens, la musique de ce disque met en joie. Les trois morceaux empruntés à “Music” – Memories of Paris, Looking Up et Bite –, sont irrésistibles. Colors et le tonique She Did It Again que Michel enregistra avec Gary Peacock et Roy Haynes (l’album “Michel Plays Petrucciani”) bénéficient d’un merveilleux piano. Laurent Coulondre fait danser ses notes. Toujours utilisé à bon escient, son orgue tisse des nappes sonores qui enchantent. J’arrête là, les compliments. Ce disque, je vais beaucoup l’écouter.
Outre le CD déjà disponible, un double vinyle de “Michel On My Mind” doit paraître le 18 octobre avec quatre morceaux supplémentaires.
Concert de sortie le 10 octobre au Bal Blomet (20h30).
Dans son nouveau disque, “Antidote”, Chick Corea dont la famille est originaire de Sicile et de Calabre célèbre à nouveau ses origines latines. “Antidote” est aussi un hommage au guitariste de flamenco Paco de Lucía (1947-2014) avec lequel il travailla. Cet héritage musical qu’il revendique, le pianiste lui a consacré un album au titre évocateur en 1976, “My Spanish Heart”, aujourd’hui le nom de son groupe. Je m’en souviens d’autant mieux qu’il contient la première version du célèbre Armando’s Rhumba et que, travaillant alors chez Polydor, j’avais moi-même supervisé la sortie française de ce disque. Avant de devenir un classique, il reçut un accueil mitigé, les fans de Return to Forever ne s’attendant pas à écouter une telle musique. Les années ont passé, Chick Corea joue toujours aussi bien du piano et son talent d’arrangeur reste intact comme en témoigne ce nouveau fleuron de sa très longue discographie.
« Mes origines sont italiennes, mais mon cœur est espagnol et j’ai grandi avec cette musique » déclare Chick Corea dans les notes du livret de ce nouveau disque. Ses premiers concerts à New-York, il les donna avec Mongo Santamaria au début des années 60 avant de rejoindre la formation du percussionniste portoricain Willie Bobo. Chick s’était initié à la musique latino-américaine à Boston au sein de l’orchestre de Phil Barboza. En 1967, il enregistra “Sweet Rain” avec Stan Getz dont il est alors le pianiste, mais c’est la parution l’année suivante de “Now He Sings, Now He Sobs” enregistré avec Miroslav Vitous et Roy Haynes qui suscita l’enthousiasme et l’admiration des amateurs de jazz. Loin de renier ses origines latines, Chick Corea en orchestrera brillamment les musiques. Spain, sa plus célèbre composition, n’est-elle pas inspirée par le Concerto d’Aranjuez de Joaquín Rodrigo ? Comprenant le batteur percussionniste Airto Moreira et la chanteuse Flora Purim, le premier disque de Return to Forever mêle brillamment jazz et musique brésilienne. Il contient La Fiesta, une espagnolade qu’il reprendra souvent. Le flamenco est à l’honneur dans “Touchstone”, un album de 1982 sur lequel le pianiste invite Paco de Lucía, et dans “The Ultimate Adventure”, un « poème symphonique » (« Tone Poem ») de 2006 dans lequel l’Espagne et ses musiques nourrissent ses visions musicales.
Chick COREA & The Spanish Heart Band : “Antidote” (Concord Jazz / Universal)
Pour célébrer à nouveau le côté latin de son héritage musical, Chick Corea a réuni autour de lui Steve Davis au trombone, Michael Rodriguez à la trompette, Jorge Pardo à la flûte et au saxophone, Niño Josele à la guitare, le bassiste cubain Carlitos Del Puerto, le batteur Marcus Gilmore, le percussionniste vénézuélien Luisito Quintero et le Tap Dancer Niño de Los Reyes, étoile montante de la danse flamenca contemporaine. Certains d’entre eux nous sont familiers à commencer par Marcus Gilmore, petit fils du grand Roy Haynes, souvent associé au pianiste Vijay Iyer. Musicien très demandé, le tromboniste Steve Davis, un protégé de Jackie McLean, a été membre du sextet de ce dernier, mais aussi des Jazz Messengers et du groupe Origin de Chick Corea. Les espagnols Niño Josele et Jorge Pardo ont tous les deux travaillé avec Paco deLucía qui, comme Astor Piazzolla avec le tango, modernisa la guitare flamenca. Pardo joue également sur plusieurs disques de Corea. On l’entend beaucoup dans le trop méconnu “The Ultimate Adventure”. Deux plages de “Trilogy”, My Foolish Heart et Spain, enregistrées live à Madrid en 2012, témoignent de sa grande maîtrise de la flûte.
“Antidote” contient une reprise de Zyryab, une composition de Paco de Lucía. Elle devint familière au pianiste lorsque le guitariste d’Algésiras l’invita à l’enregistrer avec lui à Madrid en 1990. Dans cette nouvelle version, la guitare de Niño Josele, la flûte de Jorge Pardo et le piano de Chick Corea mêlent leurs timbres et leurs rythmes obsédants. S’y ajoutent les « palmas » (claquements de mains) des musiciens et les claquettes de Niño de Los Reyes. Une plateforme de bois a été construite spécialement pour lui en studio. Il intervient également dans The Yellow Nimbus, à l’origine un duo écrit pour Paco et Chick. L’album “Touchstone” le contient. Dans cette danse flamenca, la guitare répond ici aux riffs des cuivres et la flûte improvise fièrement sur fond de percussions hypnotiques. Les doigts mobiles du pianiste prennent le relais. La sonorité est riche et brillante, le toucher ferme et souvent percussif. La main gauche plaque des accords avec une précision toute rythmique ; la droite, fluide et souple ornemente avec élégance et brio. Dans son disque, Chick Corea joue aussi des claviers électriques et un Moog Voyager utilisé avec sensibilité et parcimonie.
Également dans “Touchstone“ Duende bénéficie d'un nouvel arrangement. Le « duende » c’est le moment de grâce pendant lequel le joueur de flamenco (ou le torero, le terme se retrouvant dans la tauromachie) prend tous les risques afin de transcender son art et atteindre un niveau d’expression supérieur. Piano, flûte, trombone, trompette, les instruments s’expriment à tour de rôle, portés par une orchestration brillante, des rythmes irrésistibles. Composé pour cette séance, Antidote est chanté par le panaméen Rubén Blades qui intervient aussi dans My Spanish Heart pour lequel Chick a écrit un bref Prelude. Gayle Moran son épouse y assure toutes les voix. “My Spanish Heart”, l’album de 1976, en renferme une toute autre version. Elle ne dure qu’une minute trente-sept secondes mais reste inoubliable. Déjà confié à Gayle Moran, un chœur y intervient mais le piano de Chick est le seul autre instrument de cette pièce romantique. Du même disque provient le populaire Armando’s Rhumba. Le violon de Jean-Luc Ponty et la contrebasse de Stanley Clarke font merveille dans la version initiale. Introduite par une fanfare, la nouvelle, tout aussi enlevée, se voit confiée à tous les instruments de l’orchestre, chacun y allant de son chorus, les percussions rythmant joyeusement la musique.
Les musiques latines que célèbre ici le pianiste comprennent aussi la Bossa Nova que Stan Getz popularisa dans les années 60 avec Antonio Carlos Jobim, João Gilberto et quelques autres. Outre “Sweet Rain”, Chick participa en 1972 à un autre album du saxophoniste, “Captain Marvel” dans lequel ce dernier emprunte la section rythmique du premier Return to Forever. Corea a souvent joué Desafinado de Jobim avec Getz. Au piano électrique, il le reprend ici dans une version vocale colorée et sensuelle. Maria Bianca en est la chanteuse. Dernière surprise de ce disque, Admiration, sa dernière plage, est introduit par une adaptation pianistique du Pas de deux de la troisième scène du “Baiser de la fée” (“The Fairy’s Kiss”), un ballet qu’Igor Stravinskycomposa en hommage à Piotr Ilitch Tchaïkovsky et qui fut créé à L’Opéra de Paris en 1928.
Magnifiquement enregistré par Bernie Kirsh, l'ingénieur du son attitré de Chick Corea, cet album solaire réunit quelques-uns des plus beaux arrangements du pianiste. Il ne sera pas oublié.