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8 juillet 2019 1 08 /07 /juillet /2019 09:51
Stan GETZ Quartet : “Getz at The Gate” (Verve / Universal)

Des CD(s) inédits de Stan Getz, il n’en sort pas tous les jours, surtout lorsqu’ils sont doubles, contiennent près de 2h20 de musique et bénéficient d’une excellente prise de son. La parution en juin de “Getz at The Gate” constitue donc un événement. Enregistrées le 26 novembre 1961 par Verve, sa compagnie de disques, au Village Gate de New-York, ces faces témoignent de la grandeur du musicien, styliste incomparable du saxophone ténor dont la sonorité moelleuse et suave fait toujours battre les cœurs.

 

Janvier 1961. De retour aux Etats-Unis après un long séjour en Europe, Stan Getz constitue rapidement un groupe avec Steve Kuhn au piano, Scott LaFaro à la contrebasse et Pete LaRocca à la batterie. Quelques titres sont enregistrés à Chicago le 21 février. Le groupe se produit au Festival de Jazz de Newport le 3 juillet, Roy Haynes remplaçant LaRocca à la batterie. Avec lui et toujours en juillet, Getz va enregistrer “Focus”, un chef-d’œuvre, un album à part dans sa discographie. Le bassiste en est John Neves car, trois jours après Newport, LaFaro s’est tué dans un accident de voiture. Neves participe également à l’album en quintette que Getz grave en septembre avec Bob Brookmeyer. “Fall 1961”, une grande réussite, replace le saxophoniste au devant d’une scène qu’occupe Sonny Rollins et John Coltrane depuis son absence. En mai et juin, ce dernier vient d’enregistrer avec Eric Dolphy “Africa/Brass”. La musique modale qu’il y adopte lui donne une plus grande liberté que les grilles d’accords dont il s’est finalement délivré. En Californie, un certain Ornette Coleman développe un jazz libre et neuf qui rénove le langage de Charlie Parker.  

Les temps changent et Stan Getz, adepte du délicat phrasé mélodique de Lester Young, incarne un jazz autrement plus cool. Doté d’un timbre aérien, son instrument chante des notes fluides et tendres, caresses qui possèdent un intense pouvoir de séduction. Son public a toutefois oublié que le saxophoniste est aussi un bopper et qu'il peut adopter un jeu plus dur, souffler des notes agressives. C’est ce qu’il fait avec son groupe au Village Gate de New-York le 26 novembre, lors du dernier des quatre concerts qu’il y donna. Verve enregistra les deux sets de la soirée en prévision d’un album qui ne fut jamais publié.

 

Le musicien décontracté que l’on connaît s’abandonne à son lyrisme dans les ballades. Les tempos lents conviennent toujours bien à sa sonorité feutrée qui enveloppe les mélodies qu’il reprend. When the Sun Comes Out qu’il a beaucoup joué en Europe, Where Do You Go ? d’Alec Wilder, et Spring Can Really Hang You Up the Most, sont des sommets de langueur, d’élégance poétique. Mais Getz est aussi désireux de produire un jazz plus moderne, de s’exprimer de manière plus viril. John Coltrane l’a détrôné dans les référendums des magazines et il tient à lui montrer de quoi il est capable.

 

Avant qu’il ne choisisse McCoy Tyner comme pianiste, Steve Kuhn joua brièvement avec Coltrane, à la Jazz Gallery notamment. Élève de Margaret Chaloff, la mère du saxophoniste baryton Serge Chaloff, il apprit les accords de Yesterday’s Gardenias avec ce dernier. Sous ses conseils, Getz le reprend et laisse son trio interpréter Impressions de Coltrane qu’il annonce comme étant So What de Miles Davis – les deux morceaux ont la même structure modale et leur mélodie est empruntée à la Pavanne de Morton Gould (1913-1996). Kuhn le développe pendant plus de onze minutes. Pianiste au toucher raffiné, il joue alors comme Bill Evans, plaque des accords ouverts, parfois ambigus sur un plan harmonique. L’instrument dont il dispose n’est sans doute pas un piano de concert, mais Kuhn colore la musique par un jeu mélodique au sein duquel single-notes et block chords font bon ménage.

Sans avoir le génie mélodique de Scott LaFaro dans les solos qu’il s’accorde dans Impressions, Yesterday’s Gardenias, Stella By Starlight et une très longue version de Jumpin’ With Symphony Sid, un thème de Lester Young le père spirituel, belle occasion pour Stan Getz de lui rendre hommage, John Neves se révèle un gardien de tempo exigeant et solide. Sa walking bass fait merveille dans le tonique It’s You Or No One, un des thèmes dans lesquels Getz attaque ses notes avec une puissance inhabituelle. Le saxophoniste fait de même dans une reprise musclée de Airegin, un des thèmes de Rollins qu’il admire. Woody’N You de Dizzy Gillespie et 52nd Street de Thelonious Monk révèlent également le bopper tout feu tout flamme, ici plus proche de Charlie Parker que de Lester Young. 52nd Street donne aussi à Roy Haynes l’occasion d’un long solo de batterie. Il a joué avec Monk et a enregistré avec Getz Wildwood de Gigi Gryce en 1951 lors d’une séance new-yorkaise réunissant Horace Silver au piano et Jimmy Raney à la guitare. Incontestablement, Haynes a un son. Sa frappe de caisse claire, la sonorité mate de ses tambours le distingue de ses confrères. C’est la seule version de 52nd Street par Getz que nous possédons et il aura fallu attendre presque 60 ans pour l'écouter.

 

En février 1962, Stan Getz enregistrait “Jazz Samba” avec le guitariste Charlie Byrd revenu du Brésil où l’avait conduit une tournée avec son trio. Véritable triomphe commercial – il resta 70 semaines au classement du Billboard – l’album mit la Bossa Nova à la mode. Sa compagnie de disques mit donc les enregistrements du Village Gate en sommeil, préférant faire graver au saxophoniste “Big Band Bossa Nova” avec l’orchestre de Gary McFarland,  “Jazz Samba Encore” avec le guitariste Luiz Bonfá et Antonio Carlos Jobim et surtout l’album “Getz-Gilberto” avec João Gilberto*, Antonio Carlos Jobim et Astrud Gilberto, la plus grosse vente de Getz, nouveau champion du Box Office.

 

*Décédé à Rio de Janeiro à l'âge de 88 ans le samedi 6 juillet.

 

Photos © Lee Tanner & Bob Parent / Verve Records

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14 juin 2019 5 14 /06 /juin /2019 09:51
Dan TEPFER “Natural Machines” (Sunnyside / Socadisc)

Après avoir exploré dans “Eleven Cages” (Sunnyside 2017), son disque précédent, la malléabilité du temps musical, ce battement de vide et de plein qui s’étire comme un ruban de caoutchouc et que l’on peut remplir de notes ou de silence, Dan Tepfer, pianiste mais aussi astrophysicien de formation, propose avec “Natural Machines” un album solo révolutionnaire sur lequel il improvise sur des algorithmes de sa création. La musique et les images qui en résultent sont enthousiasmantes.

Son seul instrument : un Disklavier, piano à queue relié et piloté par un ordinateur portable que Yamaha commercialisa en 1987. Utilisant la technologie solénoïde (dispositif constitué d’un fil électrique enroulé hélicoïdalement de façon à former une bobine parcourue par un courant produisant un champ magnétique) et des capteurs électroniques, l’instrument est une sorte de piano mécanique au sein duquel un programme informatique remplace les rouleaux mécaniques qui jadis en permettaient le fonctionnement. Dan Tepfer découvrit le potentiel créatif du Disklavier il y a cinq ans. Enthousiasmé, il se mit à écrire des programmes qui permettent de réagir en temps réel à ses improvisations, à une musique créée intuitivement. Programmés par Dan, des algorithmes analysent ce qu’il est en train de jouer et renvoient une réponse au piano, les touches de l’instrument, prédéterminées par des règles précises, s’activant d’elles-mêmes. Sa musique peut ainsi être répétée comme dans un jeu de miroir, les aigus devenir graves, les graves devenir aigus. La note jouée en actionne une autre sans que votre doigt n’ait eu besoin de se poser sur le clavier. Selon les instructions communiquées à l’ordinateur, l’instrument peut par exemple jouer la même note une octave plus basse, le pianiste dialoguant ainsi avec lui-même. Les harmonies de All the Things you Are de Jerome Kern, seul standard de l’album, font naître un contrepoint polyphonique, un canon à l’octave. On pense à Jean-Sébastien Bach auquel Dan a consacré un album à ses “Variations Goldberg”. Le même procédé est repris dans Inversion et Metricmod, deux pièces spectaculaires sur le plan sonore, comme si plusieurs pianistes improvisaient sur un même thème.

Dan TEPFER “Natural Machines” (Sunnyside / Socadisc)

Dans ce jeu formel, l’improvisateur réagit en temps réel à la musique qui lui est renvoyée et dont il a programmé les règles. Il est libre d’inventer mais dans le cadre précis qu’il a préalablement fixé à chaque pièce. Les onze morceaux de “Natural Machines” ont été enregistrés en une seule prise. Comme son nom l’indique, Looper repose sur la mise en boucle de phrases musicales. Dans ce long morceau, de féériques tintinnabulements de notes introduisent une mélodie inoubliable qui surgit peu avant la coda. Car les algorithmes qui structurent chaque morceau n’empêchent nullement Dan Tepfer de faire preuve de lyrisme. Les effets de tremolo qui donnent son nom à une de ses compositions servent et transcendent un thème admirable. Triadsculpture, le seul dans lequel le pianiste introduit des sonorités électroniques est également très beau.

Ajoutons que la musique de “Natural Machines” est non seulement sonore mais visuelle. Le programme créé par Tepfer génère aussi des projections algorithmiques, formes géométriques en mouvement qui sous-tendent la structure musicale de chaque pièce : sa hauteur, sa dynamique, son attaque, son rythme, son harmonie. On en visionnera les images sur YouTube : www.dantepfer.com/naturalmachines. Outre la sortie de l’album le 14 juin, un site sur lequel Dan Tepfer travaille actuellement permettra de le découvrir en réalité virtuelle. Soutenu par la Fondation BNP Paribas, une expérience interactive intégrale sera tentée le 25 juin prochain au Café de la Danse. Chaque spectateur se verra remettre un Google cardboard lui permettant, via son smartphone, de rentrer le temps de quelques morceaux dans un monde tridimensionnel. On ne manquera pas ce concert événement.

 

Photo pochette “Natural Machines” © Josh Goleman - Autres photos © Dan Tepfer

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23 mai 2019 4 23 /05 /mai /2019 09:01
Jan HARBECK Quartet : “The Sound The Rhythm” (Stunt / UVM)

Loin de la musique de Paul Motian ou de celle du trio ORBIT dont je vous ai récemment entretenu, le saxophoniste danois Jan Harbeck publie un disque de jazz classique que l’on peine à croire venu du froid tant il dégage de chaleur. Membre de plusieurs formations dont celle du batteur Snorre Kirk – son disque “Beat” a manqué de peu l’an dernier le Grand Prix de l’Académie du Jazz –, Jan Harbeck, né en 1975, brille aussi avec la sienne, un quartette avec lequel il a enregistré quatre albums. L’un d’entre eux, “Variations in Blue” accueille le saxophoniste Walter Smith III, l’un des meilleurs ténor américain. Toujours en 2018, Harbeck et Henrik Gunde, son fidèle pianiste, ont remporté conjointement le Prix Ben Webster, l’une des plus prestigieuses récompenses musicales du royaume du Danemark.

C’est autour du saxophoniste Ben Webster (1909-1973) que s’organise le répertoire de ce nouvel album. Originaire de Kansas City, ce dernier fit partie des orchestres de Fletcher Henderson, Duke Ellington et Count Basie (pour ne citer qu’eux) et termina sa carrière à Copenhague où il s’installa en 1969. Une rue porte aujourd’hui son nom. Il enregistra plusieurs disques au Jazzhus Montmartre, le plus célèbre club de jazz de la ville. Lui rendre hommage était tentant pour Jan Harbeck. Le concert qu’il donna avec Henrik Gunde au cours de la cérémonie de remise du Prix Ben Webster comprenait plusieurs morceaux de ce dernier, pourquoi ne pas les enregistrer. “The Sound The Rhythm” en contient quatre. Les six autres sont de Harbeck qui, outre les membres de son quartette – Gunde au piano, Eske Nørrelykke à la contrebasse et Anders Holm à la batterie –, invite un second batteur, Morten Ærø, à rythmer deux plages, le saxophoniste alto Jan Zum Vohrde lui donnant la réplique sur I’D Be There, un thème co-signé par Webster et Johnny Hodges.

Comme Ben Webster, Jan Harbeck est un amoureux de la mélodie. Il la célèbre, la chante, enroule ses notes autour d’elle. Chaudes, suaves, enveloppantes, il nous les souffle à l’oreille. Webster excellait dans les ballades. Harbeck fait de même. Dans le mélancolique Tangorrus Field qu’il introduit brièvement en solo, il les étale, leur donne la douceur du velours. Un peu en retrait, le doigté caressant, Henrik Gunde, son pianiste, espace les siennes pour mieux faire ressortir celles du saxophone ténor. Une autre ballade leur est réservée. Introduite par un clin d’œil à Chopin, Circles envoûte par sa mélodie. C’est le seul duo de l’album et le plaisir que les deux hommes éprouvent à la jouer s’entend dans le choix de leurs notes, la délicatesse de leurs ornementations. L’arrangement de I’D Bee There est particulièrement soigné. Webster le joue en sextet avec Hodges dans “The Complete 1960 Jazz Cellar Session” (Solar Records). Harbeck le reprend avec Jan Zum Vohrde. Les deux saxophones (alto et ténor) jouent à l’unisson sa délicieuse mélodie, improvisent avec le piano des variations qui enchantent. Composé par Billy Strayhorn, Johnny Come Lately nous est familier. Harbeck, souffle et chuchote des phrases tendres, lyriques, aériennes et sensuelles.

S’il chérit le son, Jan Harbeck ne délaisse pas le rythme. Celui chaloupé de Woke Up Clipped que Ben Webster enregistra en 1944, est propice au déhanchement, à la danse. Les deux batteurs qui accompagnent le ténor sont toutefois beaucoup plus présents dans Shorty Gull que Webster interprète également avec Hodges au Jazz Cellar de San Francisco. Anders Holm et Morten Ærø ne rythment pas seulement l’improvisation fiévreuse d’Harbeck qui semble activée par un feu intérieur. Ils la commentent, dialoguent avec son saxophone, l’inattendu surgissant de leurs échanges. Introduit par le piano d’Henrik Gunde, Blues Crescendo évoque bien sûr le célèbre Crescendo in Blue de Duke Ellington. Bien que tout feu tout flamme dans l’exercice, Jan Harbeck, n’aligne toutefois pas vingt-sept chorus de ténor comme le fit Paul Gonsalves, un autre admirateur de Webster, au festival de Newport en juillet 1956.

 

Indissociable de cette musique, le blues y est partout présent. Dans ce Blues Crescendo vitaminé mais aussi dans Poutin’, un autre thème de l’oncle Ben, et Tail That Rhythm, le morceau de bravoure de l’album. D’un ténor volubile, d’un piano que titille ici la prouesse, les notes fusent, syncopées, le jazz en fête se fait swing. Intemporel, fier de ses racines, il est jubilatoire dans la patrie d’Hamlet.

 

Photos : Jan Harbeck Quartet © Søren Wesseltoft – Henrik Gunde & Jan Harbeck © Photo X/D.R. 

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15 mai 2019 3 15 /05 /mai /2019 09:50

Deux trios, piano, contrebasse, batterie, dont le jazz exigeant demande des oreilles attentives. Leurs pianistes ont tous les deux joué avec le regretté Paul Motian (1931-2011). Stéphan Oliva a enregistré deux disques avec lui, “Fantasm” en 1999 pour BMG, et “Intérieur Nuit” en 2001 pour Night Bird, deux opus produits par Jean-Jacques Pussiau. Motian est le batteur de “Dreamer” (Double-Time 2000) et de “As It Grows” (hatHOLOGY 2002) deux albums que Russ Lossing a publié sous son nom. Ce dernier a joué avec lui pendant douze ans et a souvent harmonisé ses compositions, mis des accords sur ses mélodies, des thèmes dont certains sont aujourd’hui des standards. Il en reprend quelques-uns en trio dans “Motian Music” après l’avoir fait en solo en 2012 dans “Drum Music”, deux disques du label Sunnyside. ORBIT, dont Stéphan Oliva est le pianiste, propose une autre musique, mais les deux trios ont réalisé leurs albums dans les mêmes conditions qu’un live, ce que faisait Motian lorsqu’il était en studio. En outre, Russ Lossing a enregistré son album d’un seul tenant, ses musiciens et lui ne s’accordant aucune pause entre les morceaux. Son disque respecte l’ordre dans lequel ils ont été joués.

ORBIT (Yolk Music / L’autre distribution)

Stéphan Oliva au piano, Sébastien Boisseau à la contrebasse et Tom Rainey à la batterie soit le trio ORBIT associant le O d’Oliva, le R de Rainey et le B de Boisseau aux initiales I.T.,  (International Trio). Un nom bien choisi car, en orbites les uns autour des autres, nos trois musiciens mettent en commun leur expérience pour faire œuvre commune. Comme je l’ai signalé, ils ont enregistré leur album comme s’ils donnaient un concert, effectuant des prises entières de chaque morceau quitte à les refaire entièrement lorsqu’ils n’en étaient pas complètement satisfaits. La musique acquiert ainsi spontanéité et fraîcheur. Quant au répertoire du disque, des compositions déjà anciennes d’Oliva et Boisseau, il a été choisi en pensant spécifiquement à Tom Rainey, aux timbres de sa batterie, à sa précision rythmique, aux couleurs qu’il pose sur la musique. Split Screen, une improvisation en solo d’Oliva pour son disque “Cinéma Invisible” (Illusions Music), reflète d’emblée l’interaction qui règne au sein du collectif. Abordé sur tempo rapide, cette pièce complexe fait entendre des échanges aussi fluides qu’énergiques, les musiciens s’écoutant constamment les uns les autres dans un trio qui, loin d’être celui d’une personne, appartient à eux trois.

Dans l'orbite de Paul Motian

La frappe de Tom Rainey donne aussi un certain tonus à Cercles de Stéphan Oliva, à la seconde partie d’Inflammable, une composition de Marc Ducret. La longue introduction onirique de Wavin, Le Tourniquet et ses harmonies flottantes inattendues, la première partie d’Inflammable, pièce dans laquelle les notes perlées du piano évoquent des goutes d’eau, s’affranchissent du rythme. Comme le faisait si bien Paul Motian, le batteur caresse alors les peaux de ses tambours, le métal de ses cymbales, les frotte, les gratte, en tire des sons et des couleurs qu’il courbe, plie et module à volonté. Spirales qu’Oliva interprète avec Motian dans “Intérieur Nuit”, Polar Blanc et bien sûr le concentrique Around Ornette permettent au trio d’exprimer un jeu plus libre et plus abstrait, une musique bouillonnante et en mouvement, sans que leur cohésion ne soit prise en défaut. Musicien atypique, prospecteur de nombreux champs musicaux, Stéphan Oliva fait preuve d’un grand lyrisme dans Gene Tierney, un portrait de l’actrice qu’il a souvent joué en solo et dans lequel Sébastien Boisseau, adoptant un jeu mélodique, fait chanter sa contrebasse. Confiées à son instrument, à un sorcier du piano et au jeu ouvert et protéiforme d’un batteur inspiré, les compositions du bassiste (Wavin, Le Tourniquet, Lonyay Utça), nous mènent ailleurs, en des contrées inexplorées.

 

Concert du trio ORBITStéphan Oliva (piano), Sébastien Boisseau (contrebasse) et Tom Rainey (batterie) – le samedi 18 mai au Studio 104 de Radio France (20h30) dans le cadre de l’émission Jazz sur le Vif présentée par Arnaud Merlin.

Russ LOSSING : “Motian Music” (Sunnyside / Socadisc)

Nonobstant le fait d’avoir été l’un des pionniers de la batterie moderne et l’un de ses premiers batteurs mélodiques, Paul Motian fut un important créateur de thèmes. Abacus, Mumbo Jumbo, Conception Vessel, en sont les plus célèbres. Russ Lossing les connaît bien pour les avoir souvent joués sous la direction du batteur, dans son appartement de Central Park West, les mettant en forme, leur choisissant des couleurs, des harmonies. En même temps qu’un album en trio presque entièrement consacré à des standards – “Changes” (SteepleChase) dont vous trouverez sous ma plume la chronique dans le numéro de mai de Jazz Magazine – sort ce “Motian Music” entièrement consacré aux musiques du batteur, des thèmes souvent très simples qui parlent au pianiste et sur lesquels il pose des improvisations nouvelles et imprévisibles.

 

Paul Motian composait deux sortes de thèmes : des mélodies et des sortes de ritournelles, miniatures abstraites sans vraies structures harmoniques mais offrant de nombreuses possibilités à l’improvisateur. Pour les jouer, prolonger leur thématique, les faire revivre autrement, Russ Lossing fait ici appel à Masa Kamaguchi, dont la contrebasse mélodique dialogue souvent avec lui (notamment dans Introduction et Abacus que Motian a souvent enregistré), et au batteur Billy Mintz, musiciens avec lesquels il travaille depuis plus de vingt ans et qui offrent une rythmique très souple à son piano volubile, Fiasco, une pièce vive et abstraite au foisonnement sonore impressionnant – la basse y bourdonne, les cymbales y crépitent – en est le meilleur exemple. De ces thèmes parfois embryonnaires (celui de Dance que l’on peine à discerner), Lossing tire des variations singulières. Boomerang, une pièce quelque peu monkienne qui fait la part belle aux dissonances, Mumbo Jumbo dans lequel la musique afro-cubaine et le free jazz se tendent la main (Bill Frisell et Thomas Morgan l’interprètent dans “Epistrophy” leur nouveau disque ECM), génèrent d’étonnants commentaires pianistiques.

 

Souvent repris – Enrico Pieranunzi nous en donne une version mémorable dans “Untold Story” (IDA), un disque dont Paul Motian est le batteur –, Abacus, une ritournelle, est particulièrement propice au jeu rubato du pianiste qui le reprend de manière très libre avant d’en faire chanter les notes avant la coda. Asia, Introduction, Etude et Psalm, des morceaux mélodiques, des pièces lentes et délicates, donnent à l’album sa respiration et sont d’un abord plus facile. Etude, une pièce modale de forme circulaire au tempo très lent que Masa Kamaguchi introduit longuement inspire à Russ Lossing de belles variations harmoniques. Asia qui ouvre le disque surprend par son lyrisme. Contrebasse et piano chantent de concert sa ligne mélodique, l’habillent d’harmonies chatoyantes. Psalm, enfin et sa petite mélodie répétitive, un lent va-et-vient de notes espiègles et séduisantes, suspend le vol du temps et avec lui le flux musical d’un disque qui donne beaucoup à entendre.

 

Photos : Paul Motian © Wall Street Journal – ORBIT Trio © Olivier Charles Degen – Russ Lossing © russlossing.com

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24 avril 2019 3 24 /04 /avril /2019 09:00
Made in Germany

Deux nouveautés NEUKLAND, label des Studios Bauer (Ludwigsburg) à ne pas laisser passer. J’émets quelques réserves sur l’opus de Jean-Christophe Cholet et de Matthieu Michel, le prolongement de “Whispers” publié en 2016, ne pouvant éviter de comparer les deux disques. Associés au batteur Arnaud Biscay, Rémi Dumoulin et Bruno Ruder ne commettent pas la même erreur. Leur “Das Rainer Trio” ne cherche nullement à reproduire en studio la musique de “Gravitational Waves”, leur album précédent enregistré en public, et c’est tant mieux.

Jean-Christophe CHOLET / Matthieu MICHEL : “Extended Whispers”

(Neuklang / Pias)

La sortie en 2016 de “Whispers”, l’un des plus beaux disques de jazz de chambre européen de ces dernières années, fut saluée dans ce blog par une chronique enthousiaste. J’attendais donc beaucoup de cet “Extended Whispers” qui réunit une nouvelle fois autour de Jean-Christophe Cholet (piano) et de Matthieu Michel (trompette et bugle), Didier Ithursarry à l’accordéon et Ramon Lopez à la batterie, Heiri Känzi les rejoignant dans cet album à la contrebasse. Une bonne idée ? Oui lorsque l’instrument se fait mélodique. Non lorsqu’il apporte des barres de mesures à une musique qui n’en a pas vraiment besoin. Car nantie de rythmes plus marqués que suggérés, cette dernière perd de sa magie, se fait moins intime et aérienne. Ramon Lopez n’est d’ailleurs pas un batteur comme les autres. Il la colore, la laisse respirer sans jamais l’enfermer. Yeong Gam, une conversation entre son instrument et le piano est à cet égard exemplaire.

 

Enregistré à Winterthur et mixé à Ludwigsburg par des ingénieurs du son différents, “Extended Whispers” souffre pourtant d’être comparé à “Whispers”, un disque coproduit et enregistré à La Buissonne par Gérard de Haro qui en a également assuré la direction artistique. Dans le nouvel album les instruments manquent parfois de relief et ne sonnent pas toujours aussi bien. Dommage que l’accordéon y occupe une fonction trop décorative et que Politics, une pièce agressive et brouillonne, très différente des autres, fasse partie de cet album. Malgré ces réserves, plusieurs plages gardent un fort pouvoir de séduction. Yeong Gam dont j’ai déjà parlé, Relax and Easy, un morceau dans lequel la contrebasse chante presque autant que le bugle, Mondstein et Choral 2 que Jean-Christophe Cholet et Matthieu Michel se partagent, en sont les moments féériques.

Rémi DUMOULIN / Bruno RUDER / Arnaud BISCAY : “Das Rainer Trio”

(Neuklang / Pias)

Après “Gravitational Waves” enregistré en quintette lors d’une résidence à l’Amphi Opéra de Lyon, Bruno Ruder et Rémi Dumoulin changent de musique et de formation. Aymeric Avice, Guido Zorn et Billy Hart lui ont dit adieu et c’est en trio, dans les studios Bauer de Ludwigsburg, Arnaud Biscay remplaçant Hart à la batterie, que se poursuit l’aventure. Le jazz ouvert et expérimental du disque précédent se voit ainsi remplacé par une musique plus écrite, par des morceaux lyriques bénéficiant d’une orchestration très fouillée. Les claviers électriques de Bruno Ruder créent un environnement sonore très riche, le pianiste parvenant à orchestrer à lui seul la musique, à l’envelopper de sonorités fascinantes. Sur cette trame harmonique onirique évolue le chant du saxophone de Rémi Dumoulin qui improvise sur de vraies mélodies, tient un discours fluide, Arnaud Biscay assurant les rythmes avec souplesse.

 

Déjà enregistré (“Gravitational Waves” en contient une version) et repris sur un tempo plus rapide, Rainer Werner Fassbinder, un thème de Rémi Dumoulin qui signe toutes les compositions originales de l’album, ne manque pas de tonus, le trio n’hésitant pas à hausser le ton lorsque la musique s’y prête. Deux standards et une pièce du répertoire classique qui, juste retour des choses, inspire aujourd’hui le jazz européen, complètent cet opus. Écrit par Michel Legrand, Will Someone Ever Look At Me That Way est l’une des chansons de “Yentl” un film que Barbra Streisand coproduisit et réalisa en 1983. Avec ses habits neufs, Chelsea Bridge, l’une des plus célèbres compositions de Billy Strayhorn, rajeunit de plusieurs années. La reprise de l’un des thèmes de la 6ème symphonie de Sergueï Prokofiev est plus inhabituelle. Écrite entre 1945 et 1947, l’œuvre comprend trois mouvements. Adaptée par Rémi Dumoulin, l’une de ses mélodies inspire avec bonheur le trio. Je vous laisse le soin de reconnaître laquelle.

 

Jean-Christophe Cholet / Matthieu Michel Quintet © photo X/D.R.

 

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16 avril 2019 2 16 /04 /avril /2019 10:03
Mario STANTCHEV : “Musica Sin Fin” (Cristal / Believe Digital)

Dès le premier festival de jazz de Sofia, sa ville natale, en 1977, Mario Stantchev, né en 1948, fait sensation. Il est le pianiste à écouter. Il compose, improvise, passe souvent à la radio, à la télévision, occupe une fonction administrative au Conservatoire, et est apprécié par la jeunesse bulgare qui, via Radio Free Europe, écoute le jazz américain. Son succès croissant se voit pourtant freiner par les autorités communistes de son pays qui lui interdisent tout voyage à l’étranger. Il a créé à 22 ans le Mario Stantchev Quartet, a joué toutes sortes de musiques et sa carrière ne fait que commencer. Son compatriote Milcho Leviev s’est enfui aux USA et vient de rejoindre le Don Ellis Big Band en tant que pianiste et arrangeur. Avec la complicité de sa mère qui est retournée vivre en France, son pays d’origine, Mario Stantchev va faire de même. En 1980, dans la voiture de deux amis français qui se rendent à Istanbul, il réussit à franchir la frontière sous l’identité d’un journaliste de Libération qui lui a remis son passeport.

Quelques semaines avant sa fuite rocambolesque, son épouse Silvia, violoncelliste à la Philharmonie de Sofia, a obtenu un visa pour la France et intégré l’orchestre de Lyon. Mario Stantchev devient donc accompagnateur de la classe de danse du Conservatoire de la ville. Les années qui suivent le voient participer à l’aventure de l’école de musique de Villeurbanne, publier trois méthodes de piano-jazz et, en 1984, fonder le département jazz du Conservatoire national de région de Lyon où il enseigne. La même année, il enregistre un premier disque sous son nom, “Un certain parfum” avec Mike Richmond et Daniel Humair. Dans les années 90, donnant des cours à l’IMFP de Salon de Provence que dirige le trompettiste Michel Barrot, il constitue avec ce dernier, le Mario Stantchev Sextet avec lequel il va enregistrer deux albums.

 

Le pianiste qui a également travaillé avec des ensembles de musique contemporaine (2E2M, Intervalles) n’a jamais cessé de s’intéresser au répertoire classique. Franz Liszt, Frédéric Chopin, Jean-Sébastien Bach (ses “Variations Goldberg”) et George Gershwin lui inspirent plusieurs projets, mais c’est “Jazz Before Jazz”, un disque enregistré en 2014 pour Cristal Records avec le saxophoniste Lionel Martin et consacré à la musique de Louis Moreau Gottschalk, qui est particulièrement remarqué par la critique. “Musica Sin Fin”, un disque en solo qui vient de paraître chez Cristal* m’enchante davantage encore, ce qui explique la longue introduction que je consacre à Mario Stantchev dont je connais mal les albums, introuvables pour la plupart.

Musica Sin Fin” passe et repasse sur mon lecteur de CD. Il débute par un Épilogue et se clôt par Musica Sin Fin comme si malgré sa concision – il ne dure que trente-cinq minutes –, sa musique n’allait jamais s’arrêter, que la musique inoubliable du morceau qui donne son nom à l’album allait durer éternellement. On n’a d‘ailleurs pas envie de quitter ce disque tant on en adopte la musique, des miniatures sonores d’une quasi perfection qui naviguent avec bonheur entre le classique et le jazz, la gaieté et la mélancolie. Son piano, Mario Stantchev aime en faire sonner les graves, leur donner poids et puissance. Sa main gauche offre des basses solides à ses compositions ; la droite leur confie des mélodies délicieuses. Dans Rockefeller : une belle âme, morceau au titre énigmatique construit sur un ostinato, ses accords résonnent comme des cloches de cathédrale.

 

Mario Stantchev aime solliciter tout le clavier, répondre à une tonalité par une autre. C’est un pianiste en pleine possession de son art qui fait chanter son instrument et raconte des histoires courtes, dépourvues de fioritures et de notes inutiles. Joke, un morceau vif et primesautier dont la cadence enlevée est celle d’une pièce classique, se conclut par une citation de Frère Jacques. Son Requiem, dont certaines parties relèvent du jazz, n’a rien de funèbre. La musique cubaine s’invite dans Le Départ, une pièce joyeuse et dansante. D’une grande mélancolie, La Tricoteuse lui succède. En écoutant « La Traviata » (Alice) en est également imprégné. Le pianiste en berce délicatement les notes, comme Erik Satie le fait si bien dans ses “Gymnopédies” et ses “Gnossiennes”. Les douze morceaux de “Musica Sin Fin” sont si enveloppants qu’il est difficile d’en abandonner l’écoute. C’est rare. Mario Stantchev nous en donne ici magnifiquement l’occasion.

 

*En CD chez Cristal Records et en vinyle chez Ouch ! Records, label fondé à Lyon en 2016 par le saxophoniste Lionel Martin. – www.ouchrecords-vinyls.com

 

P-S – Comme tous les parisiens et les parisiennes, c’est avec émotion et tristesse que j’ai suivi hier soir la destruction partielle de Notre-Dame de Paris. Il y a certes d’autres cathédrales en France, Albi, Chartres, Reims, Rouen pour ne pas les citer toutes, mais celle de Paris, plus emblématique que les autres, en est le cœur, l’âme de la ville. Assister impuissant à l’incendie qui en a ravagé la toiture, sa « forêt » (1300 chênes ont été nécessaires à sa construction), et mis à terre sa flèche me fait mal. La restaurer demandera des dizaines d’années. Puisse-t-elle se dresser à nouveau entière comme sur cette photo dans le ciel de Paris. 

 

 

Photos : Notre-Dame de Paris © Pierre de Chocqueuse - Mario Stantchev © Cristal Records

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9 avril 2019 2 09 /04 /avril /2019 09:15
Nick SANDERS Trio : “Playtime 2050” (Sunnyside / Socadisc)

Ses deux précédents disques en trio “Nameless Neighbors” et “You Are A Creature”, Chocs de l’année 2013 et 2015 de ce blog, témoignent de la singularité d’un pianiste qui non seulement joue un piano différent, mais explore une musique neuve dont la modernité porte aussi le poids du passé. Enregistré avec ses musiciens habituels et ne contenant pour la première fois que des compositions originales, “Playtime 2050” confirme le talent d’un musicien à part, un créateur inspiré.

Sa pochette qui met quelque peu mal à l’aise, est une œuvre de Leah Saulnier, une artiste du Nouveau Mexique qui réalisa celle de “You Are A Creature”. Son aspect étrange convient bien à une musique dont l’écoute ne nécessite nullement un masque à gaz mais qui, aussi singulière soit-elle, ne tombe pas du ciel, possède une grammaire et un vocabulaire qui est celui du jazz. Originaire de la Nouvelle-Orléans, le pianiste l’a étudiée à Boston avec Ran Blake. C’est au New England Conservatory of Music où enseigne ce dernier qu’il a rencontré les deux musiciens qui constituent la section rythmique de ses disques en trio, le bassiste Henry Fraser et le batteur Connor Baker qui lui permettent de structurer un discours musical souvent imprévisible. Danilo Perez, Jason Moran et Fred Hersch furent ses autres professeurs. Ce dernier a d’ailleurs produit les deux premiers albums de son jeune élève. Les quelques standards qu’il y reprend expliquent ses influences : Ran Blake qui attache une grande importance aux timbres du piano, affectionne les graves du clavier, les dissonances, et laisse le silence habiter sa musique ; Ornette Coleman dont les ritournelles inoubliables nourrissent le répertoire du jazz ; Thelonious Monk, grand amateur de rythmes discontinus et qui sait lui aussi sait remplir les vides avec du silence ; Herbie Nichols qui avec Monk a fait entrer le stride dans le piano moderne.

 

Nick Sanders le pratique. Une main gauche souple et mobile lui a permis de remporter trois années de suite le Marion and Eubie Blake International Piano Award. Il en joue un peu dans le chaloupé I Don’t Want to Set the World on Fire, un vieux tube des Ink Spots, dernière plage de “Nameless Neighbors”, son premier disque. Il a pratiqué la batterie et introduit souvent ruptures et décalages rythmiques dans ses compositions savamment structurées. Une musique dont on peut avoir du mal à saisir la logique, mais qui pourtant fascine par ses audaces, son aspect imprévisible. Après plusieurs écoutes, elle nous devient familière, goûteuse comme un gumbo idéalement épicé.

Produit par Nick Sanders, “Playtime 2050” témoigne une fois encore de la capacité de ce dernier à jouer du trio comme si son piano, la contrebasse de Henry Fraser et la batterie de Connor Baker ne constituaient qu’un seul instrument. Endless, une pièce abstraite et répétitive repose beaucoup sur la complicité qui unit Sanders et son batteur. Ils parviennent même à dialoguer dans The Number 3 qui surprend par sa construction non linéaire, ses changements fréquents de tempo, son agressivité. Démarrant comme un cheval au galop, la musique de l’obsédant Manic Maniac est tout aussi heurtée et anguleuse. Dans Hungry Ghost c’est un foisonnement sonore de tambours et de cymbales qui accompagne et commente la courte cellule mélodique répétitive du morceau. Live Normal, une ritournelle primesautière, s’assombrit progressivement dans sa partie centrale. Quant à Playtime 2050, morceau au tempo fluide et régulier, son thème et l’improvisation qui s’y rattache relèvent d’un bop modernisé.

 

Si It’s Like This envoûte par le va-et-vient de notes spiralées de sa mélodie, celle de Still Considering, une ballade, s’ancre dans la musique classique européenne, de même que les harmonies d’Interlude for S.L.B., un hommage en solo de Nick Sanders à sa mère qui lui transmit son amour de la musique. RPD est une pièce sombre et lente que le pianiste enregistra en 2016 avec le saxophoniste Logan Strosahl. Intitulé “Janus”, leur album contient des extraits des “Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus” d’Olivier Messiaen ainsi que des œuvres de Guillaume Machaut et de François Couperin.

 

Prepared for the Blues et Prepared for the Accident sont les deux pièces pour piano préparé de l’album. Dans la première, un blues de facture classique, les modifications apportées à l’instrument sont légères. Dans la seconde, le piano change de sonorité, adopte un langage abstrait et dissonant qui introduit #2 Longfellow Park (l’adresse d’une vieille église près de Boston), le morceau le plus émouvant du disque. Ressemblant à une prière, il fait entendre une musique apaisée que l’on peut aisément décrypter.

 

Photos X/DR.

Illustration Leah Saulnier.

Nick SANDERS Trio : “Playtime 2050” (Sunnyside / Socadisc)
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25 mars 2019 1 25 /03 /mars /2019 09:19
Joachim KÜHN : “Melodic Ornette Coleman” (ACT / Pias)

Instrumentiste controversé – son saxophone n’est pas pour des oreilles que son violon et sa trompette mettent au supplice –, Ornette Coleman (9 mars 1930 - 11 juin 2015) n’en reste pas moins un compositeur important. Ressemblant à des comptines, ses mélodies joyeuses et simples font régulièrement le tour de la planète jazz. Lonely Woman, The Blessing, Peace, Ramblin’, W.R.U. sont des morceaux qui nous sont familiers, des standards dont on connaît les thèmes. Consacrer un disque entier à la musique d’Ornette Coleman n’est pourtant pas fréquent. Aldo Romano le fit en 1989 avec “To Be Ornette to Be” (OWL), l’un de ses meilleurs albums. À la demande de Philippe Ghielmetti, un disque presque entièrement consacré à des interprétations de Lonely Woman, le thème d’Ornette le plus célèbre, fut enregistré en 2005 et 2006*. Le pianiste Joachim Kühn reprend aujourd’hui des compositions que le saxophoniste n’avait jamais publiées, des thèmes aux mélodies attachantes que chante un piano devenu plus lyrique.

Avec Walter Norris à ses débuts et Geri Allen dans les années 90, Joachim Kühn fut l’un des rares pianistes qui enregistra avec le saxophoniste. Son agent, Geneviève Peyregne, fut à l’origine de leur rencontre. Un album, “Colors : Live from Leipzig”, en résulta en 1997. Entre 1995 et 2000, le pianiste donna 16 concerts avec Ornette. Dix compositions originales de ce dernier étaient jouées à chaque concert, des morceaux que les deux hommes avaient au préalable enregistrés à l’Harmolodic Studio de Harlem. Ornette apportait les mélodies et, à la demande du saxophoniste, Joachim, choisissait leurs accords, se basant sur des sons et non sur des notes pour les mettre en forme, les pliant à un système harmonique de son invention. Les concerts terminés, ces morceaux ne furent jamais repris. Lonely Woman excepté, c’est dans ces 170 morceaux représentant une cinquantaine d’heures de musique que Joachim Kühn a puisé le répertoire de ce disque.

Le pianiste qui vient de fêter ses 75 ans l’a enregistré à Ibiza, une île dans laquelle il s’est installé en 1994. Il la célèbre dans “Free Ibiza” (Out Note), un album solo de 2010 que l’on doit à Jean-Jacques Pussiau. Joachim Kühn habite la partie la plus reculée de l’île, La Méditerranée, le bleu du ciel, une nature luxuriante avec laquelle il est constamment au contact semblent avoir eu une influence positive sur son jeu. Pianiste virtuose nourri par la longue pratique de la musique classique du temps de sa jeunesse, il garde un toucher ferme et précis, une attaque toujours puissante de la note, mais tempère aujourd’hui son ardeur. Son piano adamantin s’ouvre à la douceur. Privilégiant les mélodies, il a sélectionné des morceaux lyriques d’une grande fraîcheur qu’il approche en musicien romantique, en pianiste classique.

Si Physical Chemistry et Food Stamps on the Moon, des ritournelles, sont bien des thèmes colemanien, on peine à croire que Songworld ou Somewhere ont été écrits par le saxophoniste. Joachim Kühn a étroitement participé à leur naissance. Il prend le temps d’en détacher les notes, de leur donner poids et résonnance. Tears That Cry contient une pointe de tristesse et Hidden Knowledge est presque une page classique. Franz Liszt se fait entendre dans les cascades de notes de Lost Thoughts et de Food Stamps On the Moon, courtes improvisations musclées au regard de la tendresse des thèmes exposés. Lonely Woman est ici joué deux fois. Dans la première qui ouvre le disque, les basses sont lourdes et percutantes, les aigus sonores et cristallins. Plus mélancolique, la seconde version envoûte davantage. Kühn a composé la dernière plage, un hommage au saxophoniste. Les premières mesures et la coda de The End of the World sont graves et austères ; la partie centrale révèle le pianiste impétueux. Sous ses doigts, la musique d’Ornette Coleman chante et respire autrement.  

 

*Intitulé “8 Femmes seules & l’échafaud” et réunissant d’excellents pianistes parmi lesquels Stephan Oliva, Marc Copland, Bruno Angelini et Bill Carrothers, il était offert en 2006 pour l’achat des cinq disques de la collection « Standard Visit » (Minium Records).

 

Photos : Joachim Kühn devant son piano © Steven Haberland – Ornette Coleman & Joachim Kühn à New York en 1997 © Austin Trevett.

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15 mars 2019 5 15 /03 /mars /2019 09:15
Joe LOVANO : “Trio Tapestry” (ECM / Universal)

Enregistré avec Marilyn Crispell (piano) et Carmen Castaldi (batterie et percussions) au Sear Sound Studio (New York) et mixé par Gérard de Haro au studio La Buissonne, cet album en trio, le premier que Joe Lovano enregistre sous son nom pour ECM, est à part dans la longue discographie du saxophoniste. Onze compositions fondées sur la technique des douze tons enseignée par Gunther Schuller avec lequel Lovano travailla (le répertoire de “Rush Hour” un de ses disques Blue Note, a été composé, arrangé et dirigé par Schuller) sont au programme d’une œuvre qui envoûte l’auditeur et l’invite à méditer.

Au saxophone ténor, Joe Lovano souffle de longues notes apaisées, prend le temps de les faire respirer. Le son est chaud, enveloppant, comme le silence que l’on entend beaucoup ici. C’est le concept japonais du « ma ». Les musiciens l’ont intégré à un flux sonore volontairement distendu, à des bribes de mélodies richement harmonisées. Piano et saxophone peuvent exposer conjointement un thème (Sparkle Lights, Rare Beauty) ou l’un d’entre eux improviser librement. Ensemble ou séparément, ils peuvent aussi commenter une phrase, développer une idée. Certaines pièces sont plus particulièrement réservées au saxophone, d’autres au piano.

 

Confié à Marilyn Crispell, experte en harmonies raffinées associant intellect et émotion, le piano fait entendre des images, des couleurs. Depuis longtemps une artiste ECM, on lui est redevable d’un double CD inoubliable consacré à la musique d’Annette Peacock, “Nothing ever was, anyway. Le troisième membre de la formation, Carmen Castaldi, est l’un des batteurs de “Viva Caruso”, un disque que Joe enregistra pour Blue Note en 2001. Loin de marquer le tempo, il strie l’espace de sonorités et joue librement avec les timbres. Baguettes et balais glissent, frottent, martèlent, caressent peaux et métaux. Son rôle est d’ajouter des couleurs à la tapisserie sonore que tisse le trio. Souple et léger, son tissu percussif profite à la musique.

 

Joe Lovano utilise aussi des gongs, les harmonise, Dans Mystic, la pièce centrale de l’album, la plus longue, il joue du tarogató, un instrument hongrois en bois, à anche simple, ressemblant à une clarinette. De discrets roulements de tambours accompagnent son chant, méditation onirique aussi belle qu’intimiste. Les dernières plages font entendre une musique quelque peu différente. Spirit Lake est plus proche du jazz. Tarassa et The Smiling Dog aussi. Adoptant un jeu abstrait, la pianiste cultive les dissonances, adopte un vocabulaire moins mélodique et plus libre. Les chorus de ténor sont musclés, les rythmes plus marqués. Sortis de leurs rêves, des paysages contemplatifs qu’ils ont imaginés, nos trois musiciens retrouvent des terres plus souvent explorées, parlent un langage jazzistique qui nous est familier.

 

À lire : l’entretien que Joe Lovano a récemment accordé à Bruno Pfeiffer, journaliste à Libération et membre de l’Académie du Jazz, à l’occasion de l’hommage rendu à Michel Petrucciani à La Seine Musicale. http://jazz.blogs.liberation.fr/

 

Photos : Joe Lovano © Dick Katz / ECM Records - Marilyn Crispell, Joe Lovano & Carmen Castaldi © Bart Babinsky / ECM Records

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26 février 2019 2 26 /02 /février /2019 10:45
Quelques « Sunnyside » de la GRANDE Amérique

Distribué en France par Socadisc, fondé en 1982 par François Zalacain, Sunnyside Records compte aujourd’hui plusieurs centaines d’albums à son catalogue. Nombre d’entre eux ont fait l’objet de chroniques dans ce blog, notamment des disques de Kevin Hays, Fred Hersch, Jean-Michel Pilc, Greg Reitan, Guilhem Flouzat (en trio avec le pianiste Sullivan Fortner), Dan Tepfer, Jeremy Udden, Denny Zeitlin et le coffret consacré au pianiste Joe Castro. En attendant la sortie prochaine des nouveaux albums de Nick Sanders et de Russ Lossing, trois disques récents du catalogue ont retenu mon attention. Vous trouverez la chronique du nouveau CD d’Aaron Goldberg dans le numéro de mars de Jazz Magazine qui sort ces jours-ci. Les deux autres, je vous invite présentement à les découvrir.

QUARTETTE OBLIQUE

(Sunnyside / Socadisc)

Dave Liebman aux saxophones (ténor et soprano), Marc Copland au piano, Drew Gress à la contrebasse et Michael Stephans à la batterie, soit le Quartette Oblique, quatre amis réunis sous l’égide du batteur qui a rédigé les notes de pochette de l’album, un opus enregistré live au Deer Head Inn (Delaware), le 3 juin 2017. Une majorité de standards dont trois thèmes de Miles Davis y sont interprétés. All Blues et So What, les plus longues plages du disque, les plus fiévreuses, sont pain béni pour Dave Liebman. Au soprano dans All Blues, au ténor dans So What, il souffle des phrases brûlantes, de longues plaintes véhémentes qui peuvent blesser certaines oreilles. Le saxophoniste tord aussi le cou à ses notes dans Nardis, les fait hurler. Au sein de Quest, un autre pianiste, Richie Beirach, éteignait l’incendie. Marc Copland fait de même, refroidit quelque peu la musique lorsqu’elle devient incandescente. En utilisant le vocabulaire du bop (dans All Blues notamment, morceau qui voit les musiciens s’écarter habilement du thème), mais en jouant aussi un piano cristallin aux notes tintinnabulantes. Une splendide version de In a Sentimental Mood dans laquelle chante le soprano, Vertigo, un thème de John Abercrombie qu’il enrichit d’une improvisation onirique, et Vesper, une valse flottante composée par Drew Gress, témoignent de la singularité de son art pianistique, un jeu volontairement brumeux, des accords qui étonnent et respirent. L’utilisation judicieuse des pédales de l’instrument lui permet de nuancer constamment son phrasé legato, de modifier la couleur de ses notes, d’allonger ou de diminuer leur résonance. Dans ces ballades, le saxophoniste tempère son ardeur. Ses instruments se font miel. Vesper lui donne l’occasion de solliciter les graves de son ténor. Adoptant un jeu mélodique, Dave Liebman souffle ses notes avec douceur et révèle son lyrisme.

Steve KUHN Trio

“To And From The Heart”

(Sunnyside / Socadisc)

Après “Wisteria” (ECM en 2011) et “At This Time…” (Sunnyside en 2016), ce disque est le troisième que Steve Kuhn, Steve Swallow et Joey Baron enregistrent ensemble. C’est aussi le plus réussi, les trois hommes parvenant ici à fusionner leurs instruments, à rendre leur musique étonnamment fraîche et mélodique. Batteur toujours à l’écoute de ses partenaires, Joey Baron adapte sa frappe au volume de la musique, pratique un jeu aussi fin que fluide dans les ballades, plus musclé lorsque la matière sonore nécessite de l’épaisseur. Toujours à la basse électrique, Steve Swallow reprend deux de ses thèmes dont Thinking of Loud qui introduit le disque. Sa belle mélodie est l’un des fleurons de “Real Book” (XtraWatt), un opus de 1993 qui réunit autour du bassiste Tom Harrell, Joe Lovano, Mulgrew Miller et Jack DeJohnette. Après avoir laissé Kuhn l’introduire au piano, il prend un premier solo. L’instrument ronronne, assure une judicieuse « walking bass », mais développe aussi le thème et chante comme un instrument mélodique. Swallow s’impose ici comme un soliste, prend des chorus sur de nombreux morceaux, le pianiste devenant alors accompagnateur de son bassiste. Si Kuhn connaît parfaitement les grilles du bop, c’est ici Bill Evans et non Bud Powell qui lui sert de modèle. Ballades qui nous sont familières (Never Let Me Go), incursions sur tempo médium au sein de mélodies parfois inattendues (Into the New World de la pianiste japonaise Michika Fukumori), la musique s’approche ici avec délicatesse, se joue avec le cœur. Réunies en un seul morceau, Trance et Oceans in the Sky, deux célèbres compositions de Kuhn, lui donnent l’occasion de jouer un piano plus modal, plus orchestral. Les belles notes ruissèlent sous les doigts du pianiste qui en fait chanter les thèmes et les rend inoubliables.

 

Quartette Oblique © Photo X/D.R.

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