Des CD(s) inédits de Stan Getz, il n’en sort pas tous les jours, surtout lorsqu’ils sont doubles, contiennent près de 2h20 de musique et bénéficient d’une excellente prise de son. La parution en juin de “Getz at The Gate” constitue donc un événement. Enregistrées le 26 novembre 1961 par Verve, sa compagnie de disques, au Village Gate de New-York, ces faces témoignent de la grandeur du musicien, styliste incomparable du saxophone ténor dont la sonorité moelleuse et suave fait toujours battre les cœurs.
Janvier 1961. De retour aux Etats-Unis après un long séjour en Europe, Stan Getz constitue rapidement un groupe avec Steve Kuhn au piano, Scott LaFaro à la contrebasse et Pete LaRocca à la batterie. Quelques titres sont enregistrés à Chicago le 21 février. Le groupe se produit au Festival de Jazz de Newport le 3 juillet, Roy Haynes remplaçant LaRocca à la batterie. Avec lui et toujours en juillet, Getz va enregistrer “Focus”, un chef-d’œuvre, un album à part dans sa discographie. Le bassiste en est John Neves car, trois jours après Newport, LaFaro s’est tué dans un accident de voiture. Neves participe également à l’album en quintette que Getz grave en septembre avec Bob Brookmeyer. “Fall 1961”, une grande réussite, replace le saxophoniste au devant d’une scène qu’occupe Sonny Rollins et John Coltrane depuis son absence. En mai et juin, ce dernier vient d’enregistrer avec Eric Dolphy “Africa/Brass”. La musique modale qu’il y adopte lui donne une plus grande liberté que les grilles d’accords dont il s’est finalement délivré. En Californie, un certain Ornette Coleman développe un jazz libre et neuf qui rénove le langage de Charlie Parker.
Les temps changent et Stan Getz, adepte du délicat phrasé mélodique de Lester Young, incarne un jazz autrement plus cool. Doté d’un timbre aérien, son instrument chante des notes fluides et tendres, caresses qui possèdent un intense pouvoir de séduction. Son public a toutefois oublié que le saxophoniste est aussi un bopper et qu'il peut adopter un jeu plus dur, souffler des notes agressives. C’est ce qu’il fait avec son groupe au Village Gate de New-York le 26 novembre, lors du dernier des quatre concerts qu’il y donna. Verve enregistra les deux sets de la soirée en prévision d’un album qui ne fut jamais publié.
Le musicien décontracté que l’on connaît s’abandonne à son lyrisme dans les ballades. Les tempos lents conviennent toujours bien à sa sonorité feutrée qui enveloppe les mélodies qu’il reprend. When the Sun Comes Out qu’il a beaucoup joué en Europe, Where Do You Go ? d’Alec Wilder, et Spring Can Really Hang You Up the Most, sont des sommets de langueur, d’élégance poétique. Mais Getz est aussi désireux de produire un jazz plus moderne, de s’exprimer de manière plus viril. John Coltrane l’a détrôné dans les référendums des magazines et il tient à lui montrer de quoi il est capable.
Avant qu’il ne choisisse McCoy Tyner comme pianiste, Steve Kuhn joua brièvement avec Coltrane, à la Jazz Gallery notamment. Élève de Margaret Chaloff, la mère du saxophoniste baryton Serge Chaloff, il apprit les accords de Yesterday’s Gardenias avec ce dernier. Sous ses conseils, Getz le reprend et laisse son trio interpréter Impressions de Coltrane qu’il annonce comme étant So What de Miles Davis – les deux morceaux ont la même structure modale et leur mélodie est empruntée à la Pavanne de Morton Gould (1913-1996). Kuhn le développe pendant plus de onze minutes. Pianiste au toucher raffiné, il joue alors comme Bill Evans, plaque des accords ouverts, parfois ambigus sur un plan harmonique. L’instrument dont il dispose n’est sans doute pas un piano de concert, mais Kuhn colore la musique par un jeu mélodique au sein duquel single-notes et block chords font bon ménage.
Sans avoir le génie mélodique de Scott LaFaro dans les solos qu’il s’accorde dans Impressions, Yesterday’s Gardenias, Stella By Starlight et une très longue version de Jumpin’ With Symphony Sid, un thème de Lester Young le père spirituel, belle occasion pour Stan Getz de lui rendre hommage, John Neves se révèle un gardien de tempo exigeant et solide. Sa walking bass fait merveille dans le tonique It’s You Or No One, un des thèmes dans lesquels Getz attaque ses notes avec une puissance inhabituelle. Le saxophoniste fait de même dans une reprise musclée de Airegin, un des thèmes de Rollins qu’il admire. Woody’N You de Dizzy Gillespie et 52nd Street de Thelonious Monk révèlent également le bopper tout feu tout flamme, ici plus proche de Charlie Parker que de Lester Young. 52nd Street donne aussi à Roy Haynes l’occasion d’un long solo de batterie. Il a joué avec Monk et a enregistré avec Getz Wildwood de Gigi Gryce en 1951 lors d’une séance new-yorkaise réunissant Horace Silver au piano et Jimmy Raney à la guitare. Incontestablement, Haynes a un son. Sa frappe de caisse claire, la sonorité mate de ses tambours le distingue de ses confrères. C’est la seule version de 52nd Street par Getz que nous possédons et il aura fallu attendre presque 60 ans pour l'écouter.
En février 1962, Stan Getz enregistrait “Jazz Samba” avec le guitariste Charlie Byrd revenu du Brésil où l’avait conduit une tournée avec son trio. Véritable triomphe commercial – il resta 70 semaines au classement du Billboard – l’album mit la Bossa Nova à la mode. Sa compagnie de disques mit donc les enregistrements du Village Gate en sommeil, préférant faire graver au saxophoniste “Big Band Bossa Nova” avec l’orchestre de Gary McFarland, “Jazz Samba Encore” avec le guitariste Luiz Bonfá et Antonio Carlos Jobim et surtout l’album “Getz-Gilberto” avec João Gilberto*, Antonio Carlos Jobim et Astrud Gilberto, la plus grosse vente de Getz, nouveau champion du Box Office.
*Décédé à Rio de Janeiro à l'âge de 88 ans le samedi 6 juillet.
Photos © Lee Tanner & Bob Parent / Verve Records