Mardi 14 janvier
Corps électoral, officiels du Ministère de la Culture, représentants des sociétés civiles, responsables de compagnies de disques, attachés de presse, journalistes et pique-assiettes, tous se pressent à la Grand Messe de l’Académie du Jazz qui se tient une fois l’an au foyer du Châtelet. Vénérable institution – elle fêtera en 2015 son soixantième anniversaire –, l’Académie que préside François Lacharme y remet ses prix. Malgré la longueur des sermons, les cantiques furent plus réjouissants que d’habitude. Les prix aussi, bien qu’étant difficile de satisfaire les anciens et les modernes, de réconcilier des chapelles dont les affiliés n’écoutent pas le même jazz, musique plurielle et américaine qui, transplantée en Europe, souffre aujourd’hui d’un problème aigu d’identité. Qu’est-ce que le jazz ? Avec la surmultiplication des genres musicaux, la réponse semble encore plus difficile à donner qu’elle ne l’était. Pourtant, à l’issue d’un vote et de discussions passionnées, une cinquantaine de journalistes parviennent chaque année en toute indépendance à établir un palmarès qui reflète bien son dynamisme et sa diversité.
Remis par Jean-Luc Choplin, directeur du théâtre du Châtelet, à Adeline Regnault (Éditions 13ème Note), le Prix du Livre de Jazz, le premier à être décerné, couronna “Lâchez-moi !”, autobiographie du pianiste Hampton Hawes (1928-1977) écrite en collaboration avec Don Asher, musicien et auteur de six romans. La vie de Hawes en fut un également. Junkie, ses mésaventures souvent hilarantes le menèrent à toucher le fond et à tâter de la prison. Gracié par le président Kennedy en 1963, il se consacra sérieusement au jazz et devint le pianiste préféré des musiciens californiens. Publié en 1972, “Lâchez-moi !” (“Raise Up Off Me : A Portrait of Hampton Hawes”) n’avait jamais été traduit en français.
Récompensé pour l’ensemble de son œuvre, Tomasz Stanko obtint le Prix du Musicien Européen. Retenu à Varsovie, il fit parvenir à l’Académie un petit film dans lequel il remercie cette dernière en musique. Invisible en France depuis plusieurs années, scandaleusement oublié des festivals de l’hexagone qui préfèrent remplir leurs grandes surfaces au détriment de la qualité, le trompettiste polonais a pourtant signé avec “Wislawa” le plus beau disque de l’année 2013.
Donald Byrd, Herb Geller, Mulgrew Miller, Chico Hamilton, Cedar Walton, Yusef Lateef, ils furent nombreux à passer de l’autre côté en 2013. Avec eux, Jim Hall, le plus subtil des guitaristes de jazz disparu le 10 décembre. En guise d’hommage, Christian Escoudé et Alain Jean-Marie interprétèrent Careful, un blues de 16 mesures, son cheval de bataille.
Décédé en 1983, Earl Hines doit swinguer comme un fou au paradis des jazzmen. On oublie aujourd’hui l’importance de ce pianiste et chef d’orchestre qui rompit avec le stride, imposa son propre jeu de piano et l’adapta aux bouleversements du be-bop. Le Prix du Meilleur Inédit ou de la Meilleure Réédition revint à un florilège de ses œuvres, à un coffret Mosaïc de 7 CDs regroupant des enregistrements effectués entre 1928 et 1945, l’Académie primant aussi la qualité du travail éditorial d’un label dont Michael Cuscuna et Scott Wenzel sont les deux responsables.
Le Prix du Jazz Vocal revint à “Woman Child” disque de Cécile McLorin Salvant, également en lice pour un Prix Django Reinhardt qui lui échappa de peu. Convaincu par son timbre de voix admirable, Jean-François Bonnel fut l’un des premiers à reconnaître son talent. Répondant aux questions de François Lacharme, il nous confia son admiration pour cette artiste exceptionnelle, « la chanteuse de jazz du XXIème siècle » selon ses propres termes. Assurant un concert à New York, Cécile ne put venir chercher son prix, mais fit parvenir une vidéo à l’Académie, un petit film dans lequel, outre ses remerciements, elle nous régala de son chant.
Chet Baker nous quittait en 1988, il y a 25 ans. Il n’en avait pas soixante, jouait alors beaucoup, soufflant sans vibrato de longues phrases délicates, douloureuses, comme si sa vie dépendait de ces moments intimes qu’il nous invitait à partager à ses concerts. Pour le saluer, François Lacharme appela sur scène Riccardo Del Fra et Alain Jean-Marie. Pour nous gratifier d’une version sensible de I’m a Fool to Want You.
Le bassiste céda sa place à Rachel Gould, chanteuse qui, en 1979, enregistra avec Chet un “All Blues” inoubliable. En duo avec Alain, I Remember You et Everything Happens to You, nous fit regretter la trop grande discrétion d’une voix qui n’a rien perdu de son éclat.
François Lacharme confia à Philippe Faure-Brac, Meilleur Sommelier du Monde, le soin de remettre le très attendu Prix Django Reinhardt. Associant jazz et grands crus, l’auteur de “Comment goûter un vin” (Éditions du Chêne) fut pour le moins surpris lorsque Vincent Peirani, le lauréat, déclara ne pas boire d’alcool. Saint Vincent (de Saragosse), le saint patron des vignerons, n’inspire donc pas l’accordéoniste dont les 2,05 mètres impressionnent. Sa technique aussi. Youn Sun Nah, qui chante peu de jazz mais possède une voix qui interpelle, a été bien avisée de le prendre avec elle. Vincent ajoute de la mélancolie à sa musique. La sienne touche à tout. Au jazz aussi, et la belle mélodie d’Abbey Lincoln qu’il reprit ne dérangea personne.
Auteur de “Casque d’or”, de “Touchez pas au grisbi” et de “Rendez-vous de juillet”, film particulièrement apprécié par les amateurs de jazz, Jacques Becker fut un grand supporter de l’Académie. Egalement cinéaste (“L’été meurtrier”, “Les enfants du marais”), son fils Jean aime aussi le jazz. “Échappement libre” (musique de Martial Solal) et son invisible et mythique “Pas de caviar pour tante Olga” (du bon Jacques Loussier) en témoignent. Jean Becker évoqua ses souvenirs et remit le Prix du Jazz Classique au Tuxedo Big Band pour leur album “Lunceford Still Alive !”.
Très disputé et remis par la très charmante Ann d’Abboville de la fondation BNP Paribas, le Prix du Disque Français qui couronne le meilleur disque enregistré par des musiciens français échut à l’Amazing Keystone Big Band pour son adaptation de “Pierre et le Loup” (Le Chant du Monde), une commande du Festival Jazz à Vienne. Arrivé second et pourtant favori, Ping Machine ne parvint pas à se hisser sur la première marche du podium. Il faut dire que les thèmes de Prokofiev, le sérieux et la qualité des arrangements de la jeune formation lyonnaise firent la différence.
C’est une version réduite de l’orchestre – David Enhco (trompette), Bastien Ballaz (trombone), Jon Boutellier et Jean-Philippe Scali (saxophones), Fred Nardin (piano), Patrick Maradan (contrebasse) et Romain Sarron (batterie) – qui monta sur scène pour nous en livrer des extraits.
Charles Bradley reçut le Prix Soul pour son album “Victim of Love” et Eric Bibb le Prix Blues pour “Jericho Road” publié sur le label Dixiefrog. Bibb réside à Londres et est le neveu de John Lewis, le pianiste du Modern Jazz Quartet aujourd’hui disparu. Ayant fit le voyage, il reçut le prix des mains de Nicolas Teurnier (membre de l’Académie) et en compagnie de Glen Scott, son producteur (et pianiste), nous présenta sa musique qui relève aussi du folk et du gospel. Son hommage à Nelson Mandela fut très apprécié.
Pour remettre le Grand Prix de l’Académie du Jazz (le meilleur disque de l’année), François Lacharme appela Pierre Richard et lui fit la surprise d’un petit film dans lequel il assure une chorégraphie mimée pendant que les Double Six de Mimi Perrin y interprètent Au bout du fil (Meet Benny Bailey).
Le Prix revint à “Duke at the Roadhouse”, album réunissant Eddie Daniels et Roger Kellaway, pianiste récompensé par l’Académie pour “Heroes” en 2007. Eddie Daniels avait fait le voyage de Santa Fe pour recevoir son prix. La veille, avec Alain Jean-Marie et Gilles Naturel (contrebasse), il avait donné un concert exceptionnel dans un Sunside affichant complet. Peu de journalistes (hélas), mais Phil Costing et un public enthousiaste pour saluer le meilleur clarinettiste de la planète jazz, qui, au saxophone ténor, est également impressionnant. Retrouvant Alain au Châtelet et n’utilisant que sa clarinette, il joua avec aisance, fluidité et virtuosité deux morceaux de l’album primé dont Duke at the Roadhouse, son titre éponyme qu’il a lui-même écrit.
Un palmarès 2013 à la hauteur de l’institution incontournable qui chaque année le décerne et mérite d’être saluée. Toutefois, la durée de la cérémonie, presque trois heures, écourta le cocktail et sa dégustation de vins de Saint-Emilion. Au grand regret de tous ceux qui ne manquent jamais ce grand rendez-vous académique, moment d’échanges, de découvertes musicales, de surprises et d'émois.
LE PALMARÈS 2013
Prix Django Reinhardt :
Vincent Peirani
Grand Prix de l’Académie du Jazz :
Eddie Daniels & Roger Kellaway « Duke at the Roadhouse » (IPO)
Prix du Disque Français :
Amazing Keystone Big Band « Pierre et le loup » (Le Chant du Monde/Harm. Mundi)
Prix du Musicien Européen :
Tomasz Stanko
Prix de la Meilleure Réédition ou du Meilleur Inédit :
Earl Hines « Classic Earl Hines Sessions 1928-1945 » (Coffret 7CDs Mosaïc)
Prix du Jazz Classique :
Tuxedo Big Band « Lunceford Still Alive ! » (Jazz aux Remparts)
Prix du Jazz Vocal :
Cécile McLorin Salvant « Woman Child » (Mack Avenue/Universal)
Prix Soul :
Charles Bradley « Victim of Love » (Daptone/Differ Ant),
Prix Blues :
Eric Bibb « Jericho Road » (Dixiefrog/Harmonia Mundi)
Prix du livre de Jazz :
Hampton Hawes avec Don Asher « Lâchez-moi ! » (13E Note Editions)