Certaines éditions de Jazz en Tête sont plus enthousiasmantes que d’autres. Impossible
de prévoir si les musiciens conviés tiendront la forme, si les concerts seront des réussites. La programmation reste malgré tout d’une cohérence jazzistique peu commune. Pas étonnant que la
réputation de ce festival soit si grande. Pour y faire acte de présence,
l’amateur de jazz, le vrai, est prêt à tous les sacrifices. Pas question de le manquer pour les
Michu qui s'y rendent chaque année depuis qu'ils en ont découvert l'existence. Compte-rendu de deux soirs de fête avec des hauts et des bas, des blanches colombes et des vilains
messieurs.
JEUDI 25 octobre
Allais-je avoir mon
train ? Voyager un jour de grève n’était pas sans risques. Jazz en Tête méritait d’en prendre. Le train partit à l’heure. Le temps passe vite entre bavards et en bonne compagnie. Celle
de Franny me permit d’oublier le temps, d’arriver qualitativement plus vite en gare de Clermont. Point de limousine pour nous attendre,
mais Papy Jazz rapplique gentiment avec sa voiture pour nous conduire à notre hôtel. Le temps d’y poser nos valises, nous en gagnons un
autre, l’Océania, ex-Mercure, un des hauts lieux du festival, un endroit stratégique. Situé presque en face de la Maison de la Culture, les musiciens y logent, y donnent des jam-sessions
surprenantes, des moments de grâce dont Monsieur et Madame Michu, sont fiers d’être témoins. Du bout des lèvres, ces derniers me
présentent les Dugenoux, eux aussi parisiens. Le hasard leur a fait choisir le même hôtel.
Lecteur assidu de l’Encyclopédie Universalis dont il se targue de connaître les 30 volumes publiés, Jean-Jacques Dugenoux énerve
Monsieur Michu qu’il ne cesse de contredire et de suivre partout. Le faraud tente de se mêler à nos conversations. Peine perdue :
Bajoues profondes adopte l’attitude du taiseux circonspect et Philippe Etheldrède,
son Instamatic Kodak dans les mains, rêve aux petits verres qu’il va se faire offrir par le caviste spécialiste de la truffe qui, en ville, expose ses photos.
Il est temps de rejoindre les loges de la Maison de la Culture.
La plus grande accueille musiciens, journalistes, bénévoles autour d’une vaste table. Il y a là de quoi se restaurer, déguster des vins fins. J’aperçois la fidèle
Dodo, chaque année un peu plus jeune. Daniel Desthomas, l’ancien président de
l’association Jazz en Tête, affiche une mine réjouie. Grand consommateur d’Aspegic 500, son successeur Nicolas Caillot est là aussi, de
même que Circuit 24 toujours en course. Je retrouve Michel Vasset, le
photographe officieux du festival (on lui doit les photos en noir & blanc des programmes, des affiches et un livre “L’ombre du Jazz”). Nathalie Raffet mitraille les musiciens qui s’apprêtent à monter sur scène : Baptiste Herbin, Keith
Brown, son frère Kenneth nourri comme lui au steak de bison comme en témoigne leur
volumineuse carrure. Un grand boulier à la main, Sybille Soulier l’attachée de presse compte et recompte ses journalistes.
Malgré les tracas, les problèmes de dernière minute à régler, les factures à
payer, Xavier « Big Ears » Felgeyrolles garde le cap. Il est la cheville ouvrière de Jazz en Tête, l’un des seuls festivals de
jazz qui accorde au jazz la place qui lui revient, la première. Le budget est modeste, mais Big Ears fait des miracles depuis 25 ans. Il
refuse les superstars aux musiques galvaudées qui remplissent arènes, amphithéâtres, vélodromes, camping cars, tentes et boîtes à chaussures. Privilégiant la qualité, il programme des musiciens
peu ou pas médiatisés, se méfie de ces « vedettes » qui savent faire parler d’eux, des musiciens bardés de diplômes scholastiques et à la technique époustouflante qui, trop souvent, ne
savent rien de la musique qu’ils pensent jouer. Car le jazz possède des racines, une grammaire, un vocabulaire. Les négliger, faire table rase du passé, refuser la pratique des standards, revient
à bâtir sur des sables mouvants.
Pour porter cette 25 ème édition de Jazz en Tête, il fallait le nom d’un musicien confirmé, un géant
de l’histoire du jazz. Celui d’Herbie Hancock permit d’assurer la couverture médiatique du festival. Son concert fut loin d’être à la
hauteur des espérances d’une partie de son public, mais pour l’heure Baptiste Herbin souffle dans son saxophone alto, propose un jazz
enraciné dans le bop dont il connaît l’histoire. Cet habitué de la rue des Lombards n’a pas peur de jouer avec les pointures qu’il rencontre. Il aime improviser, sculpter de longues phrases
mélodiques qui racontent des histoires, ponctuer le discours de ses partenaires par de brefs commentaires. Le son est ample, volumineux, fiévreux dans Kitana Ko, un des titres de
son premier album qui bénéficie d’un confortable balancement rythmique. Ses grappes de notes s’enroulent autour des mélodies qu’elles déclinent. Son premier disque renferme des compositions personnelles qui
traduisent une étonnante maturité d’écriture. Le funky Brother Stoon met en joie les Michu. Rabat-joie aux esgourdes encrassées,
les Dugenoux jugent cette musique passéiste. Ils ne jurent que par un certain Edouard Marcel dont les œuvres expérimentales prisées par l’intelligentsia du jazz parisien provoquent de nombreux suicides. Mais Baptiste n’est pas seul. Trempé dans le blues, le piano
de Keith Brown l’accompagne et procure un plaisir immédiat. Ses mains puissantes assurent un jeu percussif. Il sait aérer ses notes,
leur donner du rythme, de la couleur. Avec lui à la batterie son frère Kenneth qui souvent en avance sur le temps, pousse au déraisonnable, au vertige de la vitesse.
Impériale, la basse de Darryl Hall sonne le rappel à l’ordre. Elle est l’élément modérateur, le garant du bon tempo. Une version limpide
et inspirée de Sophisticated Lady fut un des grands moments de cette soirée. L’album que Baptiste a enregistré s'intitule “Brother Stoon” et
Harmonia Mundi le distribue.
Le quintette d’Ambrose Akinmusire est déjà sur scène pour une musique énergique, colorée, pleine d’idées et de contrastes. La grosse contrebasse d’Harish Raghavan, son flux de notes épaisses, vrombissantes, la batterie très présente de Justin Brown qui caresse ses cymbales
et en tire des couleurs, apportent un tapis sonore aux solistes, Ambrose à la trompette, Walter Smith III au saxophone, musicien dont la
forte personnalité pèse sur la musique. Les deux hommes entremêlent souvent leurs phrases, instaurent un discours ouvert, rubato et largement improvisé. Non sans risque, car l’imagination leur
manque ce soir pour le faire décoller, en lever la pâte et la dorer à point. Trop d’espace, pas assez de liant entre des morceaux statiques que les Dugenoux trouvent épatants. Pratiquant un jeu modal, le pianiste reste sur les mêmes notes, tourne autour, hésite, rejoint la trompette pour un duo émouvant, l’instrument d’Ambrose émettant des
sons graves, plaintifs. Je retiens une ballade, un choral introduit par la contrebasse jouée à l’archet, la trompette déclinant le thème à l’unisson du ténor. Le piano en pose délicatement les
accords, nous fait enfin un peu rêver.
VENDREDI 26 octobre
Une visite à la librairie les Volcans dont les vitrines célèbrent dignement
Jazz en Tête. Place de Jaude, nous saluons le Vercingétorix d’Auguste Bartholdi fièrement dressé sur son cheval. Nous remontons la rue des Gras jusqu’à la cathédrale, immense vaisseau de pierre de Volvic qui domine la ville de sa masse
sombre. Peu habitué à faire de l’exercice, Bajoues
profondes, peine à avancer dans cette rue pentue qui accélère son palpitant. Un peu plus loin, rue du port, Daniel Desthomas y
apprécie un restaurant pakistanais qui se révèle effectivement une bonne surprise. Il pleut depuis midi sur Clermont et après une visite à Notre Dame du Port, une des plus belles églises romanes
d’Auvergne, nous regagnons trempés le Q.G. du festival pour y apprendre les mesures restrictives ordonnées par le management qui vampirise Herbie Hancock.
Ce dernier a amené avec lui une protection rapprochée, des gros bras vitaminés au beurre de cacahouètes qui
bloquent l’accès des loges. Pas question de déranger le pianiste dans la sienne. Assis en lotus dans la position dite du « Bouddha guilleret », il se concentre, fait le vide, réclame au
ciel l’inspiration qui lui fera défaut. Les photos sont interdites. Philippe Etheldrède est habilité à en prendre pour Le Monde. Le quotidien a dépêché Francis
Marmande à Clermont. Herbie lui accordera une interview après le concert. Il le débute au piano acoustique, avec Footprints dont on peine à reconnaître le thème dans un amas de notes adamantines, d’accords plaqués dans les basses du clavier. Avec Sonrisa, la musique
devint plus mélodique. On goûte alors au toucher du pianiste, aux harmonies iridescentes dont il garde le secret. Herbie interprète ce morceau dans “The Piano”, son seul album solo. Il se lève
pour nous présenter ses jouets, cinq Ipad, deux ordinateurs, deux claviers dont un Korg, puis retourne à son grand piano Fazioli pour une version très lente de Maiden Voyage qui nous
conduit au « Pays des Merveilles ». Nappes sonores enveloppantes, envahissantes, Herbie se prend pour le lapin blanc du pays des fées, pour le merveilleux fou volant aux drôles de
machines. Chaussé de ses bottes de sept lieux, il appuie sur toutes sortes de pédales, sur des écrans tactiles, mais a du mal à régler sa cathédrale sonore, à synchroniser ses boîtes à rythmes préenregistrés. Après une
version quelque peu bosselée de Chameleon, Moby Hancock se saisit d’une harpe à bretelle, un AX synthé Roland dont il tire des sons affreux. Le
mécontentement altère les traits de certains visages comme en témoigne la photo de cet auditeur qui semble totalement dépassé par ce qu'il entend. Les Michu cherchent à fuir. En
vain. Plongé dans un profond sommeil, ronflant comme un moteur, Bajoues profondes leur bloque le passage. Jean-Jacques Dugenoux exulte. Il a naguère dansé sur
Rock It et manifeste sa joie. Les avis sont partagés. Pour certains, Herbie retombe en enfance. La scène est son parc de jeu. La Nounou musclée qui le surveille lui a prédit une belle carrière. Il rêve déjà des disques qu’il
compte enregistrer, en a déjà les titres et les musiques en tête. Lors du traditionnel souper que Jazz en Tête offre à ses invités après chaque concert, les discussions vont bon train, mais dans
la bonne humeur. La qualité de la jam-session qui suivit, les prestations lumineuses des deux jumeaux Tixier, Tony au piano, Scott au violon, nous firent vite oublier les
bizarreries d’Herbie.
Photos © Pierre de Chocqueuse sauf celle de la vitrine de la librairie Les Volcans à Clermont dont j'ignore l'auteur.
Les photos d'Herbie Hancock © Philippe Etheldrède que je remercie ici. Celle de Jean-Jacques Dugenoux est © X./ DR.